Entre tous les bouleversements survenus en Allemagne depuis vingt ans, celui qui transforma l’existence de la jeunesse n’est pas le moins surprenant.
Le feu couvait déjà avant la guerre. C’est en 1900 que Hermann Lietz fonda trois foyers d’éducation à la campagne. Ces foyers sont des internats mixtes. L’éducation y est individualisée. L’enseignement part des intérêts spontanés de l’enfant. Les programmes sont supprimés au profit de la concentration des matières d’enseignement autour d’un petit nombre de sujets. Maîtres et élèves (les filles avec les garçons) vivent ensemble, par « familles » et le soin de la discipline est remis peu à peu aux enfants eux-mêmes.
De là sont sorties toutes les formes d’écoles actives qui prospèrent aujourd’hui en Allemagne, qu’elles s’appellent « Communautés de vie », ou « Communautés de travail », ou « Communautés scolaires libres ».
La guerre porta un rude coup au fameux mouvement des Wandervögel issu des Foyers d’éducation, et le désarroi de l’après-guerre permit l’emprise des partis politiques sur toute une jeunesse disponible. Mais les idées de réforme gagnèrent de proche en proche. On vit des comités de professeurs décider la transformation radicale de leur école. Hambourg, Iéna, se signalèrent avec éclat dans cette révolution, dont la portée dépasse infiniment celle d’une révolution politique. Les Etats résistèrent longtemps à ces innovations, jusqu’au jour où elles eurent cause gagnée et s’installèrent dans l’enseignement officiel grâce aux fameux Richtlinien édictés en 1925 par le ministre de l’Instruction publique en Prusse, le Docteur Becker.
Qu’on se représente l’école prussienne d’avant-guerre, sa discipline de fer, ses châtiments corporels, l’importance boursoufflée de Herr Professor, telle que la littérature et le cinéma nous l’ont montrée. Puis, qu’on imagine en parallèle l’école nouvelle, telle que les fameuses instructions ministérielles de M. Becker l’ont instituée dans les cadres de l’Etat. Plus de programmes uniformes ; seules les matières convenables à chaque âge sont recommandées aux professeurs. Les grands élèves ont voix délibérative quant à l’organisation du travail. Dans ces nouvelles écoles officielles, l’éducation prime l’instruction. Toute la réforme s’inspire du respect de la personnalité de l’enfant et vise à lui enseigner le travail et la vie par le travail et par la vie. Si l’on ajoute à cela que la tâche scolaire n’occupe que la moitié de la journée, et que l’enfant dispose de toute son après-midi pour d’autres soins, on mesurera l’importance d’un pareil bouleversement.
En Allemagne, toute idée nouvelle prend aussitôt une expression concrète. Rien d’étonnant à ce que les tendances philosophiques et politiques les plus diverses soient représentées à l’école. A côté des vieilles écoles hégéliennes d’avant-guerre, qui ne sont plus guère que l’apanage de certains membres de l’aristocratie, on trouve des écoles communistes, telles que la Karl Marx Schüle, où un élève élu préside la classe, le professeur n’ayant aucun tour de faveur pour la parole ; des écoles hitlériennes ; des écoles anthroposophiques, où les enfants sont groupés, dans chaque classe, par tempéraments : sanguins, flegmatiques, mélancoliques ; des écoles comme celle de Schieker à Stuttgart, qui ne semblent faites que pour la joie des enfants : pas de classes à proprement parler, une bibliothèque, un atelier, un laboratoire, un jardin, une salle de travail, mais qui est en même temps une salle de spectacle, où les enfants peuvent, à tout instant, « dramatiser » leurs plus récentes acquisitions historiques et littéraires. Nous n’en finirions pas d’énumérer toutes les métamorphoses des principes d’activité et d’autonomie en éducation.
La jeunesse allemande, à la fois libre et inquiète, en constante évolution depuis quinze ans, n’a pas été modelée seulement par une nouvelle « métaphysique de l’éducation », les événements politiques et sociaux ont profondément troublé ses conditions d’existence. Dès avant la crise, les carrières libérales étaient touchées. C’est ainsi que les postes de professeurs de langues vivantes se trouvent pourvus jusqu’en 1960. A l’heure actuelle, des milliers d’étudiants, leurs études terminées, se trouvent sans emploi. Beaucoup cherchent à enseigner leur langue maternelle à l’Étranger, d’autres s’enrôlent bénévolement dans les groupes de travailleurs sociaux qui leur assurent le lit et le couvert.
Au milieu des contradictions de l’heure présente, si nous cherchons à fixer le visage de la jeunesse allemande, nos regards se portent vers tous ces jeunes gens qui parcourent leur beau pays d’auberge en auberge, jambes et bras nus, cheveux au vent, le sac au dos et la chanson aux lèvres. Là, plus de partis, plus d’uniformes : le même amour ancestral de la nature, les mêmes aspirations vers un ordre nouveau, vers une vie plus juste et plus fraternelle, rend à toute cette jeunesse sa véritable unité, et sa véritable signification.
Paul Faucher. Marianne – Enfants d’ailleurs le 21 décembre 1932.