Alain Thiémé
La jeunesse « Bündisch » en Allemagne
au travers de la revue « DIE KOMMENDEN »
(janvier 1930-Juillet 1931)
Introduction
Début 1930, été 1931 : brève période qui voit cependant la formation du premier cabinet « présidentiel » BRÜNING, l’adoption du plan Young, le succès du parti national-socialiste aux élections du 14 septembre et les diverses tentatives des gouvernements pour essayer de résoudre la terrible crise économique. Telle est également la période pendant laquelle Ernst JÜNGER et Werner LASS prennent la direction de la revue Die Kommenden (abrégé D.K.), qui est l’objet de cette étude.A. Genèse du journal
La revue D.K. est un journal commun à l’ensemble de la jeunesse « bündisch » (1), c’est-à-dire à l’ensemble des ligues qui constituent la nouvelle forme du mouvement de jeunesse allemand née après la première guerre mondiale. Lorsque JÜNGER et LASS acceptèrent la coédition du journal début 1930, D.K. avait déjà un passé de plusieurs années derrière lui. D.K. fut fondé en 1925 par le chef du mouvement de jeunesse des « Adler et Falken », l’écrivain Wilhelm KOTZDE avec pour sous titre « hebdomadaire grand-allemand dans l’esprit de la jeunesse ‘volksbewusst’ » (qui a conscience de son appartenance nationale, à son peuple) (2). Le titre lui-même « Die Kommenden » (‘ceux qui viennent’) aurait été inspiré par la préface d’E. JÜNGER à l’essai de son frère Friedrich Georg JÜNGER, « Aufmarsch des Nationalismus » (Marche du Nationalisme) publié en 1925. E. JÜNGER concluait ainsi sa préface : « Nous saluons le sang que la bataille n’a pas consumé entièrement, mais transformé en ardeur et en feu ! Ce qui là, n’a pu être détruit sera accru par tous les autres combats. Nous saluons ceux qui viennent en qui doit se lier une plus grande profondeur à la vieille dureté ! La marche est en cours, bientôt les rangs seront serrés. Nous saluons les morts, dont les esprits exhortant et questionnant se tiennent devant notre conscience. Non, vous ne devez pas être tombés en vain ! Allemagne, nous te saluons » (3).
C’est donc un cri passionné de nationalisme qui préside à la naissance de D.K. Le journal restera toujours fidèle à cette première voie, et même si certains thèmes sembleront prendre le dessus à quelques moments, ce nouveau nationalisme de l’après-guerre formera le noyau central à partir duquel d’autres logiques pourront se développer. Il en est ainsi du courant national-bolchevique que l’on peut caractériser comme une tentative d’adoption des thèmes communistes par des auteurs nationalistes. Cette tendance tient une place centrale dans le journal durant les années 1930-1931, mais était loin d’être nouvelle dans D.K. Le Nationalisme allemand dans l’entre deux-guerre n’a cessé de chercher une réponse à la question sociale héritée du XIXe siècle et aux immenses disparités que celle-ci créait au sein de la nation. La revue D.K. est tout à fait représentative des recherches nationalistes dans cette voie. L’anticapitalisme, la critique du libéralisme ont ainsi toujours été importants dans D.K. que se soient à travers les références au corporatisme de l’économiste Othmar SPANN ou nationalisme prolétarien qui caractérise les réflexions d’August WINNIG sur l’état du Travailleur (4).
Les idées de WINNIG prirent une place particulièrement importante dans D.K. à partir de 1928, moment à partir duquel Richard SCHAPHE ancien Wandervogel et futur collaborateur d’Otto STRASSER allait prendre la direction de la revue. Les idées de WINNIG faisaient du prolétariat socialiste un nouvel état qui tenait une place essentielle dans le relèvement de la nation ; son adversaire n’était plus le capitaliste à l’intérieur du pays mais le capital financier international.
SCHAPKE alliait à l’image idéale du travailleur de WINNIG, fer de lance dans la lutte de libération nationale, des revendications sociales plus concrètes. En beaucoup de points, il ne faisait que reprendre la critique du libéralisme opérée par les auteurs de la Révolution conservatrice, à travers l’influence de MOELLER van den BRUCK. Il n’en restait pas moins que les éléments fondateurs de la revue pensèrent fin 1928 qu’il était nécessaire de prendre position contre la dérive ‘socialiste’ du journal, afin de préciser quel était le vrai sens du nationalisme (5). Il se reproduira la même chose en 1930. Alors que W. LASS et E. JÜNGER avaient laissé plus ou moins la direction de D.K. entre les mains de K.O. PAETEL (venu aussi du mouvement de jeunesse), qui lui donnait une orientation fortement national-bolchéviste, celui-ci fut bientôt débarqué pendant l’été par les représentants su sein du journal d’un nationalisme plus ‘classique’. Ce fut finalement pour des raisons identiques que JÜNGER et W. LASS partisans respectivement d’une voie davantage révolutionnaire et davantage bolchevique abandonnèrent la codirection de D.K. pendant l’été 1931.
Le journal depuis sa naissance en 1925 avait pris une importance croissante. Devenu l’organe de presse de nombreuses ligues du mouvement de jeunesse (en 1926 par exemple la Schilljugend/Bund Ekkehard e.V.), les chefs de la jeunesse hitlérienne étaient également tenus de le lire depuis l’été 1929, D.K. dépassait maintenant largement le mouvement de jeunesse « bündisch » stricto-sensus pour couvrir également plusieurs associations nationalistes telles que les ‘compagnons voyageurs’ (« Fahrende Gesellen ») et surtout l’importante Association allemande des employés de commerce.
B. La direction du journal
Si JÜNGER et W. LASS assumèrent la coédition de D.K., ils ne semblent pas s’être intéressés de très près à la direction elle-même du journal. Celle-ci fut exercée en 1930 et 1931, tout d’abord par K.O. PAETEL, à partir de l’été, par différents représentants du mouvement de jeunesse dont H.G. TECHOW, H. EBELING, A. BONSERT, J. HOVEN.
W. LASS qui dirigeait la « Freischar Schill » n’écrivit que quelques rares articles, quant à JÜNGER plusieurs articles assez longs qui se situent pour la plupart en 1930. ll n’y avait pas d’équipe rédactionnelle, car la revue bien qu’hebdomadaire traitait assez peu de l’immédiate actualité. Elle préférait se centrer sur quelques thèmes. Le travail de direction consistait dans le choix de ces thèmes et dans le rassemblement de contributions qui provenaient des chefs des différents mouvements de jeunesse, ou encore souvent de professeurs d’universités. d’écrivains liés au mouvement de jeunesse. C’est le fait de nombreux articles que l’on trouve dans D.K. que d’avoir déjà été publié dans d’autres revues du mouvement de jeunesse. On a du renoncer à établir la généalogie de ces articles dont la provenance n’est pas toujours indiqué dans le journal. Si la direction jouait un rôle essentiel et tendait à fixer une ‘ligne’ au journal, comme ce fut le cas avec K.O. PAETEL qui avait tendance à inonder le journal de ses articles, il y eut cependant toujours une très grande diversité de points de vue qu’assuraient ces multiples contributions.
C. L’exemplaire type
La revue D.K. se présente sous une forme tabloïd, elle comprend toujours douze pages. Il est intéressant de noter qu’elle est entièrement rédigée en écriture gothique. Le nom des mois est également indiqué suivant l’ancienne forme germanique ce qui la règle dans l’ensemble des revues de la jeunesse bündisch, ainsi qu’en ce qui concerne les calendriers qu’ils publiaient. On a Hartings pour Janvier, Hornungs (Février), Lenzmond (Mars), Osters (Avril), Maien (Mai), Brachets (Juin), Heuerts (Juillet), Erntings (Août), Seidings (Septembre), Gilbharts (Octobre), Nebelungs (Novembre), Jul (Décembre). Un numéro est habituellement centré autour d’un thème principal ou autour d’un article de tête qui peut s’étendre sur cinq, six pages, ce qui avec le grand nombre de caractères par page représente déjà une contribution importante. On trouve ensuite des tribunes libres qui sont le cadre de débats de personnes étrangères au journal et qui n’engagent pas la revue. Il y a plusieurs articles et courts entre-filets qui sont consacrés à l’actualité politique, artistique, littéraire, cinématographique… On trouve plusieurs colonnes réservées aux ligues du mouvement de jeunesse où celles-ci publient des annonces de manifestations, des prises de positions vis à vis de l’actualité politique. On a aussi des colonnes attribuées plus spécifiquement aux étudiants où l’on peut voir le résultat des élections universitaires. Vers la fin du numéro, un cahier dont les pages ne sont pas numérotées, est habituellement consacré au « Bund Artam » (mouvement qui se donne pour but le soutient des paysans allemands et la colonisation des terres de l’Est). La dernière page est presque toujours réservée à la publicité, généralement des livres, des ventes de matériel nécessaire pour la randonnée… C’est dans les numéros spéciaux de la revue attribués à un mouvement de jeunesse précis que l’on peut trouver des illustrations sous forme de dessins ou de photos. Celles-ci restent néanmoins peu nombreuses. La maquette du journal est simple, sobre et ne varie guère. Elle ne nécessitait ainsi pas de moyens financiers trop lourds.
Le tirage de D.K. dans les années 1930-1931 peut être fixé dans les 10 000 à 15 000 exemplaires ce qui est loin d’être négligeable, étant donné le public cultivé auquel elle s’adressait et la façon dont la revue pouvait circuler dans les groupes du mouvement de jeunesse. Il y pouvait cependant exister d’assez grandes différences de tirage entre les numéros, à l’exemple du numéro du 28 février 1930 de protestation contre le plan Young qui fut tiré en masse et envoyé à l’ensemble des dirigeants et députés allemands, à toutes les ambassades étrangères… D.K. était essentiellement vendu par abonnement. La plupart des mouvements et des groupes locaux étant automatiquement abonnés, cela assurait à la revue des rentrées sûres et un budget sans trop de difficultés. La revue enjoignait d’ailleurs dans ses encarts publicitaires d’essayer d’avantage de faire abonner à hg. d’autres « Bünde » que d’essayer de trouver des lecteurs particuliers. Elle est éditée en 1930-1931 à Flarchheim en Thuringe. Les fluctuations des ventes du journal restèrent, semble-t-il, assez indifférentes à la crise économique. II n’y, a en tout cas aucun changement notable de la présentation durant cette période.
D. Die Kommenden et les historiens
D.K. est une référence obligatoire pour l’étude du mouvement de jeunesse allemand. Elle est ainsi citée dans les études sur la jeunesse « bündisch » de Félix RAABE, de Walter LAQUEUR, de Mathias von HELLFELD… mais c’est encore dans la thèse de Louis DUPEUX consacrée au National-bolchevisme sous la république de WEIMAR que l’on trouve les renseignements les plus intéressants au sujet de la revue. DUPEUX semble avoir consulté l’ensemble des articles relatifs au National-bochévisme dans D.K. Il nous paraissait nécessaire de rendre sa diversité à la revue en étudiant l’ensemble des courants qui la traversent. D.K. offre en effet l’exemple d’un journal qui au sein d’une position nationaliste peut présenter des divergences très grandes entre les différents articles qui le composent.
De certaines sembler à première vue ne conduit pourtant pas à une mais permet au contraire de positions « völkisch » jusqu’au National-bolchevisme, il peut plus avoir grand chose de commun. Cela ne marqueterie sans lien de positions politiques, différencier chaque logique en notant ce qui est commun à tous, ce qui les rapproche et ce qui les différencie. Le lecteur habitué repère assez vite les idées maîtresses de l’heure et au bout de quelque lignes d’un article peut souvent différencier facilement la logique qui est à l’œuvre. Quoi qu’il en soit, ces différentes logiques coexistent au sein du même journal et il n’est aucun argument qui permette d’en exclure une comme non représentative.
E. Pourquoi la jeunesse Bündisch ?
La lecture ou la relecture des textes de l’époque offre toujours l’avantage de pouvoir repréciser les positions de chacun, de faire apparaître de nouvelles logiques, de revenir sur des idées habituellement admises, voire d’étudier de nouveaux champs de recherche.
La revue D.K. en elle-même est d’un grand intérêt : elle s’adresse au public de la jeunesse « bündisch » qui est un public en grande partie étudiant ce qui signifie dans cette république de WEIMAR encore ‘trié sur le volet’. On est ainsi souvent étonné dans ce type de revue de la qualité de certains articles d’Ernst ou de F.G. JÜNGER, d’A.E. GÜNTHER par exemple, qui relèverait aujourd’hui de la presse universitaire à diffusion confidentielle. La lecture de D.K. permet d’entrer dans l’ensemble des représentations de cette jeunesse « bündisch » qui s’est toujours senti appelée à jouer un rôle majeur dans l’État à venir suivant la tradition de hauts fonctionnaires, d’universitaires et d’officiers supérieurs qu’ils ne faisaient que prolonger. Ce sera ce même personnel grandi dans les idées du nationalisme allemand mûri su sein du mouvement de jeunesse que l’on retrouvera sous le régime hitlérien et aussi dans l’Allemagne d’ADENAUER à certains postes clés du fonctionnement de l’État.
La première partie de ce travail est consacré à ce que l’on pourrait nommer les représentations communes, c’est-à-dire l’héritage du mouvement de pensée défini sous le terme de Révolution conservatrice, ainsi qu’aux représentations « völkisch » (nationalistes, au sens de populaires et aussi de racistes). L’accent est mis dans cette étude sur l’héritage de la pensée du ‘monde protestant’ qui ressort de maints articles de la revue. Le propos n’est certes pas nouveau, Edmond VERMEIL dans son étude des Doctrinaires de la révolution Me de (1948) le mentionnait déjà. Il est cependant d’après notre avis assez minoré dans les études actuelles qui portent sur cette période en général et méritait d’être envisagé sous des angles nouveaux. On montre ainsi que la figure du ‘Prussien’ et même celle de ‘l’homme nordique’, de ‘l’indo-européen’ sont incompréhensibles dans leur ambivalence si l’on ne considère pas cet héritage protestant. Dans un second temps, nous montrons comment en Allemagne les tensions entre religion et nationalisme ont pu être évitées à travers l’idée de germanisation du christianisme, évolution fort différente de celle de la France où l’affirmation de la Nation moderne n’a cessé de s’opposer à l’Église.
La seconde partie s’intéresse au mouvement de jeunesse allemand sous la République de Weimar. La littérature à ce sujet est à peu près inexistante en langue française. Cette étude espère remédier en partie à ce manque. On insiste sur le fait que la jeunesse « bündisch » chez ces auteurs est pensée comme un corps politique qui connaît les mêmes tensions que la société weimarienne. Le mouvement de jeunesse allemand se révèle, tant par les thèmes qu’il entend privilégier que par la forme d’éducation qu’il propose, très éloigné du mouvement de jeunesse français essentiellement marqué par le scoutisme. L’utilisation de la fructueuse différenciation élaborée par Louis DUMONT entre pensée conservatrice qui privilégie la totalité sociale et pensée moderne qui pose l’individu comme valeur première, montre de façon probante que le nationalisme le plus radical lui-même n’est pas épargné par les dilemmes de la ‘société des individus’. Dans un dernier chapitre, on traite des rapports entre jeunesse « bündisch » et jeunesse hitlérienne et l’on précise ce que la première n’est pas, c’est à dire un mouvement de masse.
La troisième partie est consacrée à la critique du libéralisme, de l’humanisme et de l’idée d’individu, idées qui sont pour tous ces auteurs étroitement liées et toujours envisagées conjointement. La période, de la République de WEIMAR a poussé cette critique d’une façon bien plus conséquente et radicale que ne l’avait fait les aînés conservateurs. Les auteurs nationalistes n’eurent de cesse de montrer qu’elles étaient les conséquences ultimes de la logique de chaque discours politique, dont les références dernières se partageaient entre la défenses des peuples et des cultures d’une part, et de l’autre l’affirmation sans cesse réitérée de la liberté de l’individu vis à vis de sa communauté. E. JÜNGER est le meilleur exemple de cette insurrection contre les valeurs de « l’Aufklärung » qui ne leur laisse plus aucune concession. On insiste encore sur les éléments propres au fascisme allemand qui considère atomisation de la société, dépérissement de la nature comme autant de manifestations du ‘désenchantement du monde’ et du règne de l’individu.
La quatrième et dernière partie traite des tendances national-révolutionnaires et national-bolchevique. Il n’y a pas grand chose à ajouter à l’étude de DUPEUX sur le National-bolchévisme. La question sociale est pour les auteurs de D.K. un bloc immergé contre lequel l’unité du peuple vient aux moments décisifs de l’histoire allemande se disloquer. Elle explique pour eux les événements des dernières décennies, la perte de la guerre, l’adoption en Russie d’un système bolchevique qui ne peut se comprendre dans leur logique qu’en tant que mouvement de libération nationale. Il s’ensuit que le relèvement de la nation demandera de prendre à bras le corps la critique socialiste de l’économie de marché. On souligne ce conservatisme extrême qui permet d’accepter et d’intégrer dans sa logique le modernisme et les positions socialistes qui lui semblent au départ les plus étrangères.
La jeunesse « bündisch » ne forme pas une part négligeable de la société allemande dont les idées auraient été limités à quelques cercles restreint d’intellectuels ou de groupes marginaux. Elle représente au contraire une jeunesse cultivée, parfois brillante, destinée à prendre une place décisive dans l’État allemand. Pour cette raison, l’étude de cette constellation idéologique, de par la place qu’elle a tenue en cette première moitié du XXe siècle ne peut être ignorée.