JEUNESSE ALLEMANDE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI – Gilbert KREBS

L’auteur : Gilbert KREBS. Né le 8 avril 1932 près de Sarreguemines (Moselle). Il étudie à l’uni­versité de Nancy puis de Lille. Professeur agrégé au lycée Corneille de Rouen est au lycée Turgot à Paris. Actuellement assistant à l’Institut d’Etudes Allemandes de la Faculté des Lettres de Strasbourg.

Il prépare une thèse de doctorat d’Etat. Il s’intéresse tout particulièrement à ces domaines où les idées deviennent des idéologies et influent sur l’his­toire, où la pensée et la réalité se rencontrent.

 

Depuis l’époque du « Sturm and Drang » de la fin du XVIIIème siècle et surtout depuis le début de notre siècle, la notion de jeunesse a joué un très grand rôle en Allemagne. Symbole de renouveau, d’inachevé, de cette dan­gereuse « innocence du devenir » dont parle Nietzsche, la jeunesse est également devenue, depuis 1900, une réalité sociale et politique à partir du moment où les jeunes ont pris conscience du fait qu’ils formaient une catégorie sociale particulière dont les aspirations et les besoins n’étaient pas les mêmes que ceux des adultes, et où ils ont constaté que la société dans laquelle ils vivaient ne tenait aucun compte de ces particularités. Sans doute cette nouvelle dimension sociale de la jeunesse n’est-elle pas un phénomène propre à l’Allemagne. Mais pour des raisons qui proviennent autant de l’évolution démographique, sociale et politique de l’Alle­magne que de « l’âme allemande », ce phénomène a pris outre-Rhin une extension et une profondeur qu’on ne lui connaît nulle part ailleurs. Au moment où tout est mis en œuvre pour rapprocher les jeunes de nos deux pays, il est nécessaire qu’ils apprennent à se connaître. Pour cela, il n’est peut-être pas inutile de rappeler ce « passé » de la jeunesse allemande.

L’occasion nous en est fournie par des manifestations qui se sont déroulées le 12 et le 13 octobre 1963 à Göttingen, Bad Sooden-Allendorf et sur le Hoher Meissner, sommet des environs de Kassel, et auxquelles la presse allemande a fait un assez large écho. De nombreux orateurs, diverses expo­sitions des groupes de discussion ont tenté de montrer ce qu’avait été, de 1900 à 1933, date de sa disparition sous le régime hitlérien, cette « Jugendbewegung » tant glorifiée et tant décriée. Quelque 3.000 anciens membres des organisa­tions de jeunesse libre s’étaient réunis là pour commémorer le cinquantième anniversaire d’une manifestation par laquelle, à la veille de la première guerre mondiale, la jeunesse alle­mande avait proclamé pour la première fois, face à l’opinion publique de son pays, qu’elle existait et qu’elle prétendait avoir sa place dans la société. Mais la manifestation de 1963 ne pouvait pas être simplement une fête du souvenir, un rap­pel du passé. Elle devait également être une occasion pour confronter les aspirations de jadis avec la réalité qui en est sortie, pour essayer de faire un bilan des réussites certes, mais aussi des erreurs et des insuffisances. Ce retour sur soi-même était d’autant plus nécessaire qu’il y avait là également plusieurs milliers de membres des organisations de jeunes actuelles, venus pour témoigner de la permanence d’un idéal, mais décidés également à demander des comptes à ceux qui les ont précédés et à marquer nettement tout ce qui les sépare d’eux.

Un soulèvement de la jeunesse ?

Mais qu’était-ce que la « Jugendbewegung » ? Elle n’a jamais été un mouvement de jeunesse : c’est-à-dire qu’elle n’a jamais eu d’organisation unique, des statuts et des buts clairement définis. La multiplicité, la diversité des tendances, le manque de netteté dans les contours a été de tout temps la marque caractéristique de ce « mouvement ». Le nom même de « Jugendbewegung », qui commence à appa­raître vers 1910 alors que la chose existe déjà depuis une dizaine d’années, place le phénomène sur le même plan que d’autres mouvements d’émancipation du XIXème siècle, Arbeiterbewegung (mouvement ouvrier), Frauenbewegung (mou­vement féministe). D’ailleurs, à première vue, le « mouve­ment de la jeunesse » semble présenter certaines ressem­blances avec le mouvement féministe. Dans les deux cas, il s’agit d’un groupe social qui estime n’avoir pas la place qui lui revient dans la société et la famille. En réalité, le mou­vement de la jeunesse, par la profondeur de ses racines, par l’étendue et la diversité de son action et de ses influences, notamment dans le domaine politique, a été une composante essentielle de l’histoire allemande du début de ce siècle, ce qu’on ne saurait dire du féminisme.

Ce n’était pas tout à fait la première fois que le conflit des générations, débordant le cadre de la famille, avait déter­miné une attitude commune à un groupe social dont le lien principal était un âge commun. Il avait déjà donné naissance à des écoles littéraires, il avait, également donné naissance à un mouvement politique au sein de la jeunesse allemande. En effet, entre 1815 et 1819, les Burschenschaften, associa­tions d’étudiants qui, au retour des guerres de libération de 1813, voulurent contribuer à instaurer la liberté et l’unité en Allemagne en réformant les mœurs, en créant ou en res­taurant une conscience nationale allemande, en s’opposant aux idées venues de l’étranger pour revenir aux sources de l’âme du peuple allemand, avaient eux aussi comme point central d’un programme fort confus la certitude de repré­senter les forces de l’avenir face aux forces conservatrices des aînés. Mais ce mouvement était resté limité aux univer­sités et au monde clos qu’elles représentaient.

A présent, c’était dans un cadre différent et dans des conditions fondamentalement modifiées que le phénomène se produisait : le cadre de la grande ville et de la société industrialisée. L’Allemagne avait subi à la fin du XIXème siècle une mutation rapide et profonde qui avait fait d’un pays à prédominance agricole un pays hautement industrialisé ; des migrations de population avaient déplacé le centre de gravité de la population allemande vers les grandes villes et avaient bouleversé les structures d’une société qui parais­sait jusque-là figée dans un cadre hérité du Moyen Age. Les transformations de l’Allemagne apparaissent de façon saisissante dans quelques chiffres : en 1871, la population urbaine représentait 36 % de la population totale, en 1900 elle représentait 54 %. Dans les grandes villes, la population a doublé entre 1871 et 1900. La bourgeoisie, de plus en plus inquiète de la montée d’un prolétariat nombreux et organisé, limitée d’autre part dans ses ambitions politiques par une aristocratie ayant gardé une grande partie de ses privilèges, n’arrivait pas à jouer dans la vie politique allemande le rôle qu’elle avait par exemple en France à la même époque. La bourgeoisie allemande n’a pas su trouver une attitude poli­tique commune, ni le système politique qui lui permît de s’exprimer en tant que classe sociale : les représentants de la bourgeoisie se retrouvent dans tous les partis de la gau­che jusqu’à la droite. C’est qu’en réalité la bourgeoisie allemande s’est désintéressée de la politique, pour se tourner vers les affaires. Les années entre 1871 et 1900 sont des années d’une grande prospérité économique entrecoupées de crises. La réussite économique et sociale devint le but suprê­me. Pourtant quelques voix se sont élevées pour flétrir, au nom de « l’âme », cette recherche éperdue de l’argent et du confort. La grande voix de Nietzsche qui, aujourd’hui, domine toutes les autres, n’était guère entendue à l’époque. Mais les œuvres de Lagarde et de Langbehn, pour ne citer que ces deux, avaient un succès immense au sein même de cette société à laquelle ils reprochaient son esprit matérialiste et décadent. Sans doute leurs théories où se mêlaient le na­tionalisme le plus exacerbé et une mystique du sol et du sang, de fort mauvais aloi, ne furent-elles jamais celles de la Jugendbewegung. C’est pourtant dans ce contexte et dans cette direction qu’il faut chercher les sources du mouvement de la jeunesse. C’est dans ce sens qu’on peut dire qu’il s’agis­sait d’un mouvement anti-bourgeois de la jeunesse bourgeoise. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ces origines ne sont pas niées. A l’exposition qui a eu lieu à l’occasion des manifestations d’octobre 1963, les seuls philosophes étrangers au mouvement qu’on trouvât dans la galerie des portraits étaient Lagarde et Ludwig Klages.

La Jugendbewegung était encore bien jeune lorsqu’elle trouva son premier historiographe. Il s’agissait du philoso­phe Hans Blüher dont le livre, paru en 1912, devait pendant de longues années marquer le visage du mouvement non seulement aux yeux du grand public mais même à l’intérieur du mouvement [1]. Pour Blüher, la Jugendbewegung, en l’occurrence sa première forme, le « Wandervogel », était un soulèvement de la jeunesse, une révolte contre les puis­sances de la famille, de l’école et de l’Eglise. La réalité était beaucoup plus anodine, surtout au début. L’association qui portait le nom poétique de « Wandervogel », oiseau migra­teur, vit le jour en 1901 à Steglitz, ville de la banlieue rési­dentielle de Berlin, principalement peuplée de fonctionnaires. Depuis quelques années déjà, un certain nombre d’élèves des grandes classes du lycée de Steglitz avaient pris l’habi­tude de se réunir et de faire ensemble, sous la conduite d’un camarade plus âgé (étudiant ou élève de la classe de Pre­mière) des randonnées plus ou moins longues dans les en­virons et, pendant les vacances, vers des contrées plus loin­taines (telle cette excursion « historique » dans la Forêt de Bohême, en 1899). Ces activités avaient lieu avec l’autorisa­tion des parents et même bientôt de l’école. Le seul aspect révolutionnaire était dans la manière selon laquelle se dérou­laient ces randonnées : longues marches à pied, nuits pas­sées à la belle étoile, sur la paille d’une grange ou sur le plancher d’une salle d’auberge, repas tirés du sac ou pré­parés soi-même, tenue volontairement débraillée, langage imité de celui des vagabonds ou des bacheliers errants du Moyen Age. Il s’agissait donc d’un refus des modes de vie et du confort bourgeois considérés comme l’idéal suprême par la génération des parents, d’un refus des conventions admises. Au cours de ces excursions, les participants for­maient un groupe absolument autonome où l’autorité des adultes n’avait plus cours, où le système hiérarchique de l’école, c’est-à-dire les classes d’âge, était remplacé par une hiérarchie intérieure et propre au groupe et où se créaient tout un système de conventions nouvelles traduites par un langage et des habitudes que seul l’initié connaissait. Il ne s’agissait donc pas tant d’un soulèvement de ces jeunes gens contre la société que de la création par eux d’un domaine réservé, d’un royaume intérieur, dans lequel ils se réfu­giaient après avoir satisfait à tous les devoirs que leur im­posait le monde des adultes. Loin d’être combattu, le mou­vement fut rapidement l’objet de beaucoup de sollicitude de la part des adultes. En 1903, l’écrivain et pédagogue Ludwig Gurlitt adressa au ministère de l’Education de Prusse un rapport destiné à obtenir la reconnaissance officielle de l’association. Après avoir exposé que les buts du Wander­vogel étaient d’éveiller le goût des voyages, d’occuper les jeunes gens de façon saine et instructive, d’affermir leur caractère et leur esprit de camaraderie, et même de les pré­parer à leur futur devoir militaire, Gurlitt écrivait : « …mais l’aspect le plus réconfortant et le plus prometteur du Wandervogel est sans doute qu’il s’agit… d’un processus, de guérison, issu de notre jeunesse elle-même et dirigé contre les faiblesses et les mauvaises habitudes transmises par les générations précédentes, phénomène que nous, les adultes, devrions observer en nous réjouissant en silence, et aider de notre mieux ». L’aspect entrevu ici par Gurlitt est essen­tiel : contrairement au scoutisme par exemple, le Wandervogel et les autres associations de la Jugendbewegung sont une création spontanée de la jeunesse elle-même. Le deuxième trait caractéristique, c’est que la Jugendbewegung, mouvement de la jeunesse bourgeoise, se rencontra avec tout un courant d’idées fort en vogue dans la bourgeoisie allemande à l’époque, et où la critique de la société moderne se mêlait à l’idée qu’il fallait régénérer l’Allemagne.

Comme une traînée de poudre…

La spontanéité qui a marqué ses débuts caractérise égale­ment l’évolution ultérieure du mouvement. Très rapidement, le Wandervogel a essaimé. De nombreux groupes ont été fondés un peu partout en Allemagne par d’anciens élèves de Steglitz qui ont changé d’établissement. En même temps que le nombre des membres augmenta, les premières dissensions apparurent, parfois dues simplement à des incompatibilités d’humeur entre chefs. Des scissions en résultèrent ; sui­vies de tentatives de regroupement. L’on vit également naî­tre des mouvements parallèles, comme par exemple le « Hamburger Wanderverein » en 1905. Des contacts se multiplièrent avec d’autres mouvements de « renouveau », avec la Ligue Pangermaniste, les ligues antialcooliques ainsi qu’avec le « Dürerbund » qui, lui, voulait régénérer l’art allemand. En même temps, le Wandervogel sous ses différentes formes perfectionna sa « manière » : l’imitation des vagabonds fut abandonnée pour des modèles plus nobles, on commença à s’intéresser aux trésors artistiques des ré­gions visitées, on « découvrit » le peuple, surtout le peuple des campagnes, on construisit et aménagea des foyers en ville et à la campagne (c’est l’époque où Richard Schirrmann entreprit, tout à fait indépendamment de la Jugendbewegung, son œuvre des auberges de jeunesse), on introduisit une te­nue particulière (mais pas encore d’uniforme), la paille des granges fut abandonnée pour la tente, le réchaud à alcool pour le feu de bois, les chansons d’étudiants pour les chan­sons populaires que le Wandervogel collectionna et publia. Le plus célèbre de ces recueils est le Zupfgeigenhansl qui, paru pour la première fois en 1909, a eu de nombreuses rééditions. Au fur et à mesure que, d’anciens membres du Wandervogel quittèrent le lycée pour l’Université, les idées et les modes de vie du mouvement pénétrèrent dans les milieux étudiants et donnèrent lieu à la création de nouvelles asso­ciations comme la « Akademische Freischar » à Iéna ou la « Akademische Vereinigung » à Marbourg. Comparées aux Corporations anachroniques, ces nouvelles associations d’étudiants apparaissaient comme des foyers d’une intense vie intellectuelle.

Indépendamment du Wandervogel, mais en même temps que lui, d’autres associations de jeunes furent créées un peu partout par des adultes. Si nous les négligeons ici, c’est précisément parce qu’elles sont fondées par des adultes, ne sont donc pas l’expression de ce mouvement spontané qui est typique pour la jeunesse allemande de cette époque. La seule création qui se rapproche un peu de celle du Wander­vogel par les circonstances dans lesquelles elle s’est faîte, c’est celle de l’« Association des apprentis et jeunes travail­leurs de Berlin ». A la suite du suicide d’un apprenti maltraité par son patron, et d’un article de Bernstein, de jeunes ou­vriers et apprentis constituèrent leur association. Les liens avec le parti socialiste étaient très étroits et de ce fait, la situation de ces jeunes n’est pas du tout la même que celle du Wandervogel : ce à quoi on s’oppose ici, ce ne sont pas les adultes de sa propre classe, c’est la société et les classes dominantes. Malgré les brimades et la surveillance policière, malgré l’édit de 1908 interdisant toutes les réu­nions politiques à la jeunesse, cette association qui fusionna en 1909 avec l’ « Association des jeunes travailleurs alle­mands » se développa très rapidement et groupait une grande partie de la jeunesse ouvrière allemande.

Les organisations de jeunes créées par les autorités reli­gieuses, catholiques et protestants, avaient, elles aussi, des rapports avec les adultes tout à fait différents de ceux du Wandervogel. Le problème de l’autorité se posait de façon tout à fait différente, car en plus il s’agissait ici d’une autorité spirituelle. En fait elle n’était jamais mise en cause. Un aspect, particulier des associations protestantes, c’est qu’elles avaient de nombreux liens avec des organisations interna­tionales, le plus souvent d’origine anglo-saxonne.

Le scoutisme, lui aussi d’origine anglaise, fut introduit en Allemagne en 1909. La loi scoute établie par Baden-Powell et sa devise « Toujours prêt » furent maintenues telles quelles. Mais le mouvement éclaireur allemand ne garda pas de liens, ni sur le plan de l’organisation, ni sur le plan des idées, avec le pays d’origine du scoutisme. Au contraire, l’aspect national fut mis en relief par opposition aux tendances internationalistes ; le « Pfadfinderbund » allemand devait former de bons citoyens et de bons soldats allemands. Les jeux et les exercices, les marches et les défilés avaient un caractère militaire très net. La mainmise des autorités, en particulier des autorités militaires, sur les organisations de jeunesse se faisait de plus en plus exigeante dans les années qui précédèrent la première guerre mondiale. La loi prus­sienne du 18 janvier 1911 réglementa ces organisations créées et conduites par les adultes et qu’on appelle « Jugendpflege » par opposition aux mouvements libres et spontanés de la « Jugendbewegung ». Cette même année 1911 vit également la création du « Jungdeutschlandbund » par le Generalfeldmarschall von der Goltz. Cette association recrutait non seulement des milliers et des milliers de membres auxquels elle donnait une formation prémilitaire très poussée, mais encore elle essayait de regrouper toutes les organisations de la jeunesse. Le Wandervogel lui aussi a été sollicité. Tenté par les avantages matériels qui découleraient d’une telle adhésion (tarifs avantageux sur les chemins de fer, fournitures militaires cédées à bon prix etc.) le Wandervogel hésita cependant et nous voyons là une fois de plus ce qui fait son originalité : le Wandervogel ne veut pas entrer dans le Jungdeutschlandbund parce que, dans ce dernier, les rap­ports humains sont fondés sur les ordres et l’obéissance, alors que pour le Wandervogel ils sont fondés sur l’amitié et l’entente, parce qu’on y pratique le Kriegspiel, et les défilés, au lieu du « Wandern », le vagabondage romantique à travers bois et champs.

La charte de ta jeunesse

C’est ainsi que l’on s’achemina vers cette année 1913 qui devait marquer une étape importante dans l’histoire du mou­vement. Mais cette réunion du Hoher Meissner le 12 et 13 octobre 1913 n’aurait sans doute pas eu le retentissement qu’elle a connu, si la Jugendbewegung n’avait pas trouvé ce jour-là quelqu’un qui sut exprimer ses aspirations. Cet hom­me fut Gustav Wyneken : fils d’une longue lignée de pas­teurs, Wyneken s’était découvert une vocation d’éducateur et avait créé, à la suite de H. Lietz, des écoles d’une conception toute nouvelle dans lesquelles, dans une liberté en­tière, les élèves pouvaient laisser s’épanouir toutes leurs facultés intellectuelles, physiques et morales. Ayant découvert dans le Wandervogel des amorces intéressantes de son idéal de la « culture juvénile », Wyneken essayait de prendre la direction spirituelle du mouvement, en ce quoi : il devait d’ailleurs échouer finalement. Cependant, lorsqu’en 1913 un certain nombre d’étudiants, membre des « Akademische Freischaren », eurent l’idée d’organiser une cérémonie par laquelle la jeunesse allemande célébrerait, indépendamment des cérémonies officielles, le centième anniversaire de la ba­taille de Leipzig, ils s’adressèrent à Wyneken. C’est lui qui rédigea l’invitation qui était déjà un programme, c’est lui qui inspira la formule qui devait devenir une sorte de charte de la Jugendbewegung. Que disait l’invitation ? « La jeunesse alle­mande se trouve à un tournant de son histoire. La jeunesse, exclue jusqu’à présent de la vie de la nation et qui devait se contenter d’un rôle passif d’apprentissage d’une vie sociale vaine et frivole, qui devait toujours être à la traîne de la géné­ration des aînés, commence à prendre conscience d’elle-mê­me. Elle essaie de mener une vie qui soit conforme à sa nature juvénile, mais qui lui permette également de se pren­dre elle-même et ce qu’elle fait au sérieux ». La jeunesse voudrait contribuer à rajeunir l’esprit du peuple allemand et elle se détourne de ce patrimoine à bon marché « qui s’approprie les actions héroïques des ancêtres par de grandes paroles sans se sentir obligé d’agir par soi-même, dont la conviction politique se borne à adopter certaines formules politiques, à manifester la volonté d’étendre la puissance extérieure et à déchirer la nation par le fanatisme politique ».

La manifestation se déroula sur deux plans. D’un côté il y avait plusieurs milliers de jeunes « Wandervögel » qui pas­sèrent la journée à chanter, danser et jouer. De l’autre côté, il y avait les plus âgés : dirigeants des groupes du Wandervogel, étudiants, membres des ligues anti-alcooli­ques, représentants du Vortruppbund (ligue pour la régéné­ration de l’esprit allemand), Ferdinand Avenarius, poète et critique d’art, Diederichs le célèbre éditeur d’Iéna et beau­coup d’autres. Le spectacle qui s’offrait à la vue était pit­toresque. Mais la partie la plus importante de la réunion, ce ne furent ni les chansons, ni même les discours, mais les discussions qui, dès la veille, avaient mis aux prises les aînés cherchant à formuler une déclaration commune qui résumerait, exposerait à l’opinion publique allemande et transmettrait aux générations futures l’esprit nouveau qui avait présidé à cette manifestation. Tiraillés dans tous les sens, sommés tour à tour de se mettre au service de la cause de l’anti-alcoolisme, du racisme, du nationalisme, les responsables des organisations de jeunes ont cependant réus­si, surtout grâce à Wyneken, à se maintenir en dehors de ces programmes trop étroits et à établir finalement la fameuse proclamation : « La jeunesse allemande libre veut façonner sa vie selon sa propre décision, sous sa propre responsabilité, dans la vérité intérieure. En toutes circonstances elle sera unie pour défendre cette liberté intérieure. Toutes les manifestations de la jeunesse allemande libre, se dérouleront sans alcool ni tabac ». Toute la Jugendbewegung est contenue dans cette formule idéaliste, profondément « apolitique » et finalement très vague. Elle a été par la suite la déclaration à laquelle la jeunesse s’est toujours réfé­rée, mais elle a été interprétée de bien des manières diffé­rentes et si elle contient ce qui fait l’intérêt et la valeur de ce mouvement de la jeunesse, elle contient également, en germe, par ses omissions et ses insuffisances, ce qui sera la perte du mouvement. Même l’unité d’action, l’aspect le plus concret de la déclaration, n’aura été qu’un vain mot : peu de temps après la réunion du Hoher Meissner, toutes les associations d’aînés ont été exclues et Wyneken, en bute à de violentes attaques, a été renié. La « Freideutsche Jugend » créée ce jour-là n’a jamais été qu’un assemblage très vague et sans unité d’aucune sorte. Sur un plan cepen­dant, la réunion a été un succès : sur le plan de la publicité au sens le plus noble du terme. L’opinion publique allemande fut informée, dès le lendemain, de la manifestation qui venait de se dérouler par des articles parus dans les principaux journaux allemands. Intéressée, parfois étonnée, souvent agacée, l’Allemagne prit connaissance de ces revendications nouvelles d’une jeunesse qui rejetait l’exemple et la tutelle des adultes et voulait « vivre sa vie ». Cependant les atta­ques n’eurent une certaine violence qu’en Bavière, où l’af­faire fut évoquée devant le Parlement. Flairant dans cette manifestation les prodromes d’une révolution de la jeunesse dont le chef occulte serait Wyneken, le Landtag décida d’in­terdire en Bavière la revue dirigée par Wyneken, Der Anfang, ainsi que le bien innocent Zupfgeigenhansl. Quant au reste, l’opinion allemande fut à partir de ce moment-là tou­jours attentive à ce qui se passait dans les rangs de la jeunesse, et toutes les étapes et toute l’évolution du mouvement eurent immédiatement un écho dans la presse d’infor­mation ou la presse politique. C’est également à partir de cette époque que la Jugendbewegung devint un motif lit­téraire apprécié.

Crises et désordres

La « Freideutsche Jugend » issue de la réunion du Hoher Meissner eut, malgré son inconsistance sur le plan de l’organisation, une influence considérable sur toute la Jugend­bewegung. Pendant les dix années qui suivirent, de 1913 à 1923, c’est elle qui a marqué le mouvement et qui l’a représenté à l’extérieur. Se composant essentiellement de jeunes gens et de jeunes filles d’une vingtaine d’années, de formation universitaire, c’était : un groupement beaucoup plus intellectuel que le Wandervogel. Les discussions inter­minables qui occupaient leurs réunions trouvaient un reflet dans des publications d’une assez bonne tenue.

Un an après la réunion du Koher Meissner, la guerre éclata. De nombreux membres de la Jugendbewegung, en particulier les dirigeants à tous les échelons, partirent en laissant les plus jeunes sans cadres. Beaucoup d’entre eux ne revinrent pas de la guerre, mais même ceux qui revinrent ne retrouvèrent plus le contact avec ceux qui n’avaient connu la guerre que de l’arrière. Un fossé s’était creusé entre ces deux générations, et de violentes crises en résultèrent à l’in­térieur du Wandervogel. Le plus souvent, les aînés revenus de la guerre durent quitter le Wandervogel et fonder des associations d’aînés où, tout en restant fidèles à leur idéal, ils prenaient évidemment une part beaucoup plus active aux problèmes politiques qui secouaient l’Allemagne à l’époque. La crise du Wandervogel fut encore aggravée par la crise économique qui priva une jeunesse qui avait vécu jusque-là à l’abri du besoin, des fondements économiques indispensa­bles pour mener une vie de jeune « autonome ».

Pourtant la guerre n’avait pas eu pour seul effet de faire des brèches douloureuses dans les rangs des quelques 15.000 Wandervogel mobilisés (le château du Ludwigstein, où sont conservées aujourd’hui les archives du mouvement, est con­sacré au souvenir des 7.000 Wandervögel morts au cours de la première guerre mondiale). Elle a également influencé l’évolution ultérieure du mouvement en créant un mythe et un nouveau type. Deux noms illustrent cette époque : Langemarck et Walter Flex. Langemarck, c’est cette localité des Flandres où, le 18 octobre 1514, des troupes allemandes composées en majorité de volontaires très jeunes, lycéens, étudiants, apprentis, incorporés très peu de temps aupara­vant et à peine instruits, furent lancées à l’assaut des positions anglaises. Marchant au feu en chantant le Deutschlandlied, ces troupes subirent des pertes énormes. Cette « charge héroïque » a donné naissance après la guerre à un véritable mythe. C’est le mot même employé par le poète R.G. Binding au cours de la « Langemarckfeier » qui réunit en 1924 de nombreux groupes de la Jugendbewegung. L’uti­lisation faite de ce mythe était assez ambiguë. Il servait d’une part à exalter, l’héroïsme de ces jeunes gens, morts en chantant pour que l’Allemagne vive, et à préparer de nou­velles générations à ce même sacrifice. Mais d’autre part, ce mythe signifiait aussi le caractère absurde et inhumain de la guerre. L’enthousiasme et le courage y sont impitoya­blement fauchés par les mitrailleuses ennemies, une jeunesse idéaliste y est transformée en chair à canons, et c’est ainsi que la fameuse Langemarckfeier s’est terminée, à la surprise de beaucoup de ses organisateurs, par le cri « Plus jamais de Langemarck ». Au fond de cette interprétation contradic­toire du mythe, il y a un point commun : il s’agit d’une génération sacrifiée, jetée au Moloch de la guerre à cause des ambitions et des erreurs des adultes, c’est en quelque sorte une répétition du massacre des Innocents.

Le Feldwandervogel, c’est-à-dire le type nouveau du Wandervogel né de la guerre, apparaît mieux dans le récit de guerre de Walter Flex « Der Wanderer zwischen beiden Welten », dont le succès a été immense. Ce type a existé : sur tous les fronts, les anciens Wandervögel ont maintenu le contact entre eux et ont même organisé des réunions. Ils avaient le droit de porter à la boutonnière leurs couleurs rouge-or-vert. Walter Flex en a connu, et son livre est le portrait d’un de ses amis. Le jeune engagé volontaire Ernst Wurche, étudiant en théologie et ancien Wandervögel, est devenu pour l’Allemagne d’après 1918 le représentant typique de cette jeunesse idéaliste sacrifiée, qui n’a pas eu le temps de réaliser ses promesses. M. Minder[2] a carac­térisé de façon magistrale ce héros à la fois attachant et décevant, parfois même agaçant. Bon soldat, courageux et discipliné, il est capable aussi de se plonger dans une sorte de communion mystique avec la forêt et l’eau, le soleil et les étoiles. Eternel vagabond, il traverse la vie et cette guerre, une chanson sur les lèvres, inconscient de l’enjeu et des rai­sons de la partie dans laquelle il est engagé. Walter Flex est tombé à la guerre tout comme son héros Ernst Wurche. Mais son personnage lui a survécu et a agi fortement sur la conscience des jeunes Allemands des années 1918 à 1933.

Soit par l’intermédiaire des anciens Wandervögel revenus de la guerre, soit par ces mythes, l’épisode de la guerre a eu une grande influence. Mais cette influence ne devait pas se faire sentir tout de suite. Dans le Wandervögel, les jeu­nes se débattaient au milieu de mille difficultés et les anciens regroupés : au sein d’associations comme l’ « Kronacher Bund » avaient du mal à trouver des formes de vie et des programmes conformes à leur âge et à leurs aspirations marquées par l’expérience de la guerre.

La Freideutsche Jugend, quant à elle, voyait s’affronter dans ses rangs les représentants de la gauche et de la droite. Après de violentes confrontations, les plus engagés se séparèrent du mouvement pour aller rejoindre les rangs du parti communiste ou ceux des partis nationalistes ou des groupements d’extrême-droite. Au sein de la Freideutsche Jugend, il resta une masse flottante, assez disparate, qui con­tinuait à débattre gravement de questions essentielles : de la vie, de la mort, des femmes, de l’amour, de la société, de l’économie, de la politique, du peuple et de l’humanité.

Le refus de tout engagement et de toute responsabilité carac­térisait ces « modérés ». Puis, vers 1923, la Freideutsche Jugend mourait de sa belle mort.

Un nouveau départ

Mais déjà la relève était assurée, et la Jugendbewegung repartait sous une forme différente. Ce renouveau était, pa­radoxalement, l’œuvre de ceux qu’avant la guerre on ne considérait pas comme des « Jugendbewegte » parce qu’ils étaient sous la tutelle des adultes : à savoir les mouvements d’éclaireurs et confessionnels. Là aussi, la guerre avait creusé un fossé : les jeunes d’après la guerre, de plus en plus influencés par les principes de la jeunesse libre, reje­tèrent la tutelle des adultes et une série de scissions amena peu à peu une bonne partie d’entre eux dans le camp de la jeunesse libre. Ce fut le cas pour la majorité des Eclaireurs, pour une partie des jeunes catholiques (notamment pour le Quickbornbund, dont un des chefs les plus connus était Romano Guardini), pour des groupements protestants (BibelKreise) et même pour une partie de la jeunesse socialiste. Cette arrivée de sang nouveau et également de formes et de contenus nouveaux fut à l’origine de la troisième vague de la Jugendbewegung, qu’on appelle la « Bündische Ju­gend ».

Signe de vitalité, le jeu de scissions et de fusions s’accéléra, et le tableau des organisations de cette époque ressemble à un labyrinthe inextricable. Mais malgré toutes les différences entre tendances rivales, malgré le grand nombre de groupements différents, un trait commun caractérise cette époque du mouvement : la radicalisation de plus en plus nette de la jeunesse. Elle se traduit pour certains groupes par un engagement ouvert dans des partis extrémistes ou des organisations para-politiques. Pour la majorité, cette évolution se marquait par l’adoption de certaines formes de vie et d’idéologies de plus en plus éloignées de la réalité. L’idéal de vie n’était plus le vagabond romantique, mais le preux chevalier, le farouche lansquenet ; le groupe s’identifiait aux Ordres chevaleresques. La notion de Bund prend une impor­tance de plus en plus grande : c’est la société virile fondée sur le choix et non pas sur les liens du sang, comme la famille, ni sur l’intérêt, comme la société. L’aversion pour le monde bourgeois, libéral, décadent, devint de plus en plus marquée et aboutissait chez certains à la conviction que seule une catastrophe pourrait permettre de régénérer ce monde pourri. Tous ces thèmes et d’autres, comme la « Volksgemeinschaft », communauté populaire où les clas­ses sont abolies, sont évidemment très proches de ceux de la « Révolution conservatrice ». On ne peut certes pas iden­tifier la Jugendbewegung à toutes les idéologies avec les­quelles elle a joué. Comme l’a très bien vu l’historien Her­mann Mau[3], l’aspect central du mouvement n’est pas une idéologie mais une expérience vécue, l’expérience de la com­munauté virile qui permet de surmonter la précarité de la réalité bourgeoise sur son déclin. Mais on ne peut pas non plus séparer cette expérience des idéologies, comme vou­draient le faire les historiens du mouvement. Cette expérience a été vécue de cette façon, précisément sous l’influence des idéologies de la « Konservative Révolution »[4], et ces idéo­logies ont été à leur tour fortement marquées par la Jugend­bewegung. L’apolitisme dont le mouvement s’est si souvent déclaré partisan était lui-même déjà un choix politique, car il découlait du refus de se compromettre avec une réalité jugée foncièrement mauvaise, du refus de jouer le jeu. Dès le moment où une forme sociale comme le Bund n’est plus seulement considérée comme un stade transitoire, une com­munauté de jeunes par exemple, mais où elle devient la for­me sociale idéale pour la vie, qui doit remplacer toutes les autres, elle ne peut appeler qu’un régime de type fasciste.

En réalité, l’apolitisme de la Jugendbewegung était surtout, le refus de composer avec une certaine réalité politique, celle du parlementarisme libéral. Les problèmes politiques étaient présents dans les discussions, au cours des stages de forma­tions des chefs des mouvements et dans les réunions autour du feu de camp. La personnalité individuelle n’était plus la valeur suprême, objet de tous les soins, elle était supplan­tée par le Bund, la collectivité. Après avoir créé l’homme nouveau, on s’attachait à définir le nouvel Etat. Le Bund était maintenant organisé et conduit de façon beaucoup plus autoritaire, et il n’avait plus tellement pour but de permettre à chacun de s’épanouir librement que de constituer une force en tant que collectivité. Pour le moment, ce ne devait être qu’une force tenue en réserve, sans point d’application déter­miné. Mais le Bund vivait de l’attente du moment où cette force pourrait être mise au service d’une grande cause ou d’un grand homme. Cette grande cause ne pouvait pas être trouvée dans la République de Weimar, on la cherchait dans ce « Neues Reich », Etat idéal qui conciliera le nationalisme et le socialisme. Ce Nouveau Règne est un mythe, une utopie, mais précisément par là il est dangereux, car il situe la pensée politique des Bünde dans le domaine des mythes, leur permet d’ignorer complètement les données du réel, sociales, économiques, politiques. Il est inexact de prétendre que la Bündische Jugend n’a pas eu de contacts avec les milieux politiques. Mais ces contacts, limités à certaines personnalités, n’avaient pas lieu avec les grands partis. C’était avec les petits groupes d’idéologues ou avec ces pe­tits partis impossibles à situer sur l’échiquier politique : ainsi le Jungdeutscher Orden d’Arthur Maraun, puis la Deutsche Staatspartei. Les échanges réciproques étaient également intenses avec le groupe de la « Tat » autour de Hans Zehrer, ou avec le groupe du « Widerstand » de Niekisch. La notion même de national-bolchevisme, souvent employée pour caractériser des programmes de cet ordre, montre le caractère ambigu et irréaliste de cette attitude politique.

L’attitude de la Bündische Jugend envers le parti national-socialiste était assez ambiguë. En général, elle observait vis-à-vis de ce parti la même réserve qu’envers les autres partis. Sans doute de nombreux thèmes et slogans sonnaient-ils familièrement aux oreilles des jeunes de ces organisa­tions, mais le parti avait le grave défaut d’être un parti de masse, non une élite. Cette faute de goût fut cependant oubliée après la prise du pouvoir par Hitler. Devançant sou­vent l’ordre de dissolution, les chefs de beaucoup d’organi­sations de jeunesse libre se rallièrent à la bannière du vainqueur et invitèrent les adhérents à les suivre. Cela n’était pas suffisant d’ailleurs pour éviter la « synchronisation » totale. Le 17 juin 1933, les organisations de la Jugendbewegung furent dissoutes, leurs biens confisqués, leurs membres transférés dans la Jeunesse Hitlérienne, jeunesse de parti promue au rang de jeunesse d’Etat. Le ralliement au national-socialisme était parfois dû à l’opportunisme, mais plus souvent encore à la conviction que le moment était enfin venu de contribuer à la réalisation du programme de rénovation dont on avait discuté si souvent autour du feu de camp. Cette conviction était sincère, mais parfaitement utopique et dénotait une grande naïveté politique. La Jugendbewegung a fourni au national-socialisme un certain nombre de thèmes et même toute une terminologie (jusqu’à la subdivision territoriale en Gau, Kreis et Ortsgruppe qui était depuis longtemps celle des associations de jeunesse). On ne saurait lui en faire un grief ; le nazisme a pillé bien d’autres patrimoines intellectuels. La Jugendbewegung a fourni éga­lement un terrain favorable à la montée de la dictature, et un grand nombre d’hommes de valeur (non parmi les dirigeants en vue, mais sans doute parmi les plus dévoués). Et cela, elle ne devrait pas l’oublier. Les quelques véritables martyrs de la cause : Robert Oelbermann, mort en camp de concentration pour avoir refusé de dissoudre son groupe, Adolf Reichwein, membre du cercle de Kreisau, exécuté pour participation à la conjuration du 20 juillet 1944 contre Hitler, Sophie et Hans Scholl et leurs amis, les héroïques étudiants de Munich, sont certes à l’honneur du mouvement. Mais ce serait faire injure à leur mémoire que de les utiliser pour essayer de cacher l’autre aspect du problème.

Des hommes devant leur passé

Cet échec, cette fin sans gloire de la Jugendbewegung a plané comme une ombre sur la fête du souvenir et des retrouvailles qui s’est déroulée le 12 et 13 octobre dernier. Le souvenir en était sans cesse présent, mais on évitait d’en parler. En fait, il aura fallu attendre deux journées entières avant d’entendre dans les deux derniers discours prononcés, des paroles courageuses et lucides sur le passé. Depuis la veille, on n’avait entendu que des chants de louange. Au cours d’une cérémonie très académique dans l’Aula de l’Uni­versité de Göttingen, les représentants des autorités, le sénateur Landahl et le professeur Stählin ainsi que, par lettre, M. Eugen Gerstenmaier, avaient exposé tous les bien­faits de la Jugendbewegung, toutes les valeurs éternelles transmises par ce mouvement dans la tradition de l’idéalis­me allemand.

Les expositions qui avaient lieu à Bal Sooden-Allendorf montraient une abondante collection d’archives, de photographies, de revues et des documents de toute sorte. Des expositions spéciales rendaient compte de l’œuvre de la Jugendbewegung dans le domaine de la musique populaire et montraient des œuvres de peintres issus du mouvement ou in­fluencés par lui. Il ne fait pas de doute que les apports de la Jugendbewegung dans le domaine de la chanson populaire, du théâtre d’amateurs, que ses rapports étroits avec les mouvements artistiques de son époque, que ses conquêtes indiscutables dans le domaine de la pédagogie et de la place de la jeunesse dans la société méritent d’être mis en lumière, d’être portés à la connaissance du public d’aujour­d’hui. Les groupes de discussion qui se réunirent pour traiter des sujets des rapports de l’homme avec la société, de la protection de la nature, de la pédagogie et de la politique mirent eux aussi en relief le rôle fondamental de la Jugendbewegung. Tout était donc dit, sauf l’essentiel. Dans l’ex­position d’archives, la période de 1933 à 1945 n’était repré­sentée que par des documents de la résistance au régime hitlérien. N’y a-t-il donc eu que cela ?

Les discours qui furent prononcés le dimanche 13 octobre au sommet du Hoher Meissner, noir de monde pour cette occasion, semblaient vouloir continuer dans cet esprit. Les anciens, ceux qui avaient assisté à la première manifestation du Hoher Meissner, celle de 1913, se succédaient à la tribu­ne pour évoquer le passé, pour exalter la proclamation de 1913 et pour exhorter la jeunesse actuelle à poursuivre leur route sur la voie tracée par les anciens.

La voix des jeunes

Pourtant, ce ne semblait pas être l’avis des jeunes pré­sents. Car (et pour beaucoup de journalistes, ce fut une surprise), il existe encore, ou de nouveau, une « Bündische Jugend ». Quelque 2.000 jeunes avaient planté leurs tentes sur les pentes du Hoher Meissner et participaient aux mani­festations des anciens. Extérieurement, cette nouvelle Jugendbewegung ressemble étonnamment à celle d’avant 1933 : les tentes, les uniformes, les étendards et les habitudes de vie sont restés les mêmes, les chansons sont devenues plus internationales. Cette ressemblance se retrouve lorsqu’on veut se faire une idée de l’extraordinaire diversité des orga­nisations : aujourd’hui comme hier, on trouve de tout dans la Bündische Jugend, depuis le DJO (Deutsche Jugend des Ostens, qui se fit fâcheusement remarquer au cours des ma­nifestations dirigées contre le journaliste Neven DuMont) jusqu’aux participants à la fameuse marche de Pâques (contre l’armement atomique) en passant par la « jeunesse na­turiste », la « jeunesse sylvestre », etc… Les effectifs les plus nombreux sont cependant ceux des mouvements, d’éclai­reurs. Mais même pour ces mouvements, de loin les mieux organisés et les plus centralisés, on compte une vingtaine d’associations différentes, sans compter les associations fé­minines correspondantes. Dans le groupe des « Jungenschaften » le nombre des Bünde atteint plus de 200. Il est im­possible de dresser un tableau d’ensemble de toutes les ten­dances et de toutes les organisations. Il est tout aussi difficile d’avoir des chiffres exacts concernant les effectifs. Entre 50.000 et 100.000 au total, ont répondu les responsa­bles ; les effectifs varient entre la centaine et 30.000 par association.

Mais si les formes n’ont guère changé, les contenus, et les attitudes fondamentales ne sont pas restés les mêmes, au point que parfois ces formes donnent l’impression d’être des vêtements d’emprunt. La lucidité, parfois même le scep­ticisme, de ces jeunes gens contraste curieusement avec leurs formes de vie « romantiques ». Cela apparaissait dans les conversations, cela apparut également, et avec force, dans le discours prononcé par le représentant des jeunes associa­tions. Après avoir évoqué les « cinquante dernières années remplies d’injustice, de chaos, d’inhumanité, de guerres et de destructions », il expliqua que les jeunes associations vou­laient garder les formes de vie créées par les anciens parce que ces formes permettaient une véritable communauté hu­maine. Mais cet idéal, continua-t-il, n’est qu’une possibilité parmi d’autres dans la société moderne. « Nous ne pouvons ni ne voulons abolir ni remplacer cette société moderne si complexe. Nous y prenons part… Mais notre participation ne doit pas signifier : activité politique en tant qu’association… La responsabilité de chacun envers la démocratie sup­pose une certaine culture politique, une pensée claire et rai­sonnée, débarrassée de sentimentalisme et de préjugés… Les normes qui guident notre action en tant qu’individus et en tant que membres d’un groupe sont que tous les hommes sont nés libres, qu’ils sont égaux devant la loi, qu’il faut respecter la vie et le droit au bonheur de chacun. Ces nor­mes, et pas seulement celle d’une « liberté intérieure » nous engagent ». Nous sommes loin de la déclaration du Hoher Meissner de 1913 !

Le mot de la fin devait revenir au professeur Gollwitzer, et ce fut un bien. Ancien membre de la Jugendbewegung, il a su trouver des mots émus pour dire tout ce que son pas­sage dans les rangs du mouvement lui avait apporté de joies et de souvenirs impérissables, ainsi que d’amitiés indé­fectibles. Mais il n’a pas hésité non plus à exposer sans fard les échecs et les insuffisances de la Jugendbewegung, et il a conclu en disant aux jeunes présents : « Regardez ceux qui vous ont précédés sur cette voie, libérez-vous de leurs erreurs et ne les recommencez pas ! » Ces paroles courageuses devaient être prononcées par un ancien. Il est à remarquer que M. Gollwitzer les a prononcées après avoir rendu hommage à Gustav Wyneken, tenu à l’écart de ces manifestations, sans doute parce que, à 88 ans, il n’a rien perdu de son impétuosité ni de son franc-parler. Peut-être voulait-on éviter cette fois l’erreur de 1913 et ne pas indis­poser une fois de plus le Landtag de Bavière ! Mais ces paroles seront-elles entendues ? D’après tout ce que nous avons vu et entendu parmi les jeunes rassemblés sur le Hoher Meissner, on peut penser que oui. Cette jeunesse désabusée ne recommencera sans doute pas les erreurs des pères. D’ailleurs la jeunesse n’a pas de passé. Placée dans un monde totalement différent de celui qu’avait connu le Wandervogel d’avant 1914, différent de celui où la Freideutsche Jugend et la Bündische Jugend avaient cherché des solutions aux problèmes qui les dépassaient, la jeunesse allemande actuelle, même si elle s’organise et vit à la façon de ses prédécesseurs, a pris conscience du fait que l’époque des nationalismes étroits est révolue, que les rêves romanti­ques et les utopies avec lesquels jouaient leurs anciens ne pèsent plus devant les véritables problèmes qui se posent maintenant à l’échelle de l’humanité.

 

[1] Hans Blüher: Wandervogel, Geschichte einer Jugendbewe­gung, Berlin 1912.

[2] R. Minder: Das Bild des Pfarrhauses in der deutschen Literatur von Jean Paul bis Gottfried Benn in Kultur und Literatur in Deutschland und Frankreich — Insel Verlag 1962, p. 65.

[3] Hermann Mau: « Die deutsche Jugendbewegung, Rückblick , und Ausblick » in Zeitschrift für Religions-und Geistesgeschichte

[4] Armin Mohler: Die Konservative Revolution in Deutschland 1918-1933, Stuttgart 1950.

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