Jeunesse et Montagne – Un ravitaillement au col de Riou

Depuis trois jours le mauvais temps s’était donné rendez-vous au-dessus de ce pauvre col de Riou. Le chalet — par bonheur solidement construit — s’était vu entouré, enlacé, secoué dans ses membrures par les éléments déchaînés. Complètement séparé du monde par un épais rideau de neige voltigeante et de brouillard, nous pouvions nous comparer à ces hardis navigateurs aux prises avec une mer déchaînée pour qui tout l’univers se résume dans la silhouette du pont et des mâts entrevue à travers les embruns. Nous étions en plein P. S. V. (Pilotage Sans Visibilité), pour reprendre un terme cher aux aviateurs. Et s’il n’y avait eu que le brouillard ! Mais le vent lui-même s’était mis de la partie. La nuit on pouvait entendre sa sarabande infernale autour du chalet. Se coulant entre les poutres et les ardoises du toit, s’insinuant derrière les volets fermés, il sifflait violemment puis exhalait une plainte tantôt douce, tantôt pathétique, au point qu’on aurait pu croire que quelqu’un était dehors devant la porte et qu’épuisé il était étendu à terre implorant pour qu’on vienne lui ouvrir. Et puis brusquement il se mettait en colère, faisant trembler la maison, ouvrant un volet mal assujetti qui claquait contre le mur avec fracas. On se levait alors, et, ouvrant la fenêtre, il fallait lutter avec lui en grelottant, pour remettre le volet en place. Quelles nuits !

Vingt gars d’une vingtaine d’années, ça possède des estomacs, surtout à cette altitude et par ce froid ! Car pour se chauffer il fallait surtout compter sur ses propres calories plutôt que sur celles du poêle. Ah ce vent !… Non content d’essayer de nous terroriser par ses plaintes nocturnes et de nous faire passer des nuits blanches, ne voulait-il pas aussi nous faire mourir de froid, à moins que ce ne soit d’asphyxie. Le drôle empêchait la fumée de sortir par la cheminée, la refoulant dans la salle, obligeant à abandonner la place, à éteindre le feu et à tout geler en aérant. Nous avions bien essayé de ruser avec lui, fiers de pouvoir utiliser nos connaissances aérodynamiques. Mais ce vent n’avait pas l’esprit mathématique et il se fichait pas mal de l’aérodynamique. En somme, le contraire d’un gentleman ! A peine avions-nous réussi par des astuces sublimes à guider la fumée hors du tuyau, à la faire en quelque sorte aspirer, à la canaliser dans la direction où elle devait s’échapper, que le vent sautait brusquement et utilisait notre invention pour refouler encore davantage la fumée dans la pièce. Aussi avions-nous rapidement arrêté les frais et nous étions-nous contentés de lutter contre le froid par nos propres moyens. C’est pourquoi nos réserves avaient été fortement entamées, si sérieusement même que le Chef d’équipe décida de tenter la descente à Cauterets pour remonter le ravitaillement que nous aurions dû aller chercher trois jours avant. D’ailleurs tout nous engageait à partir : le vent était presque tombé, le brouillard moins dense nous laissait voir le premier poteau du jalonnement. Aussi pourquoi attendre plus longtemps, d’autant plus que nous avions hâte de nous débrouiller les jambes après trois jours de réclusion forcée ! Si nous avions su ce qui nous attendait !…

Tout le monde fut prêt en un temps record. Sacs presque vides sur le dos, skis aux pieds, toutes ouvertures soigneusement fermées, nous partîmes. Devant nous, l’instructeur alpin François Boyrie, un vieux renard de la montagne, faisait la trace et nous suivions derrière, comme nous pouvions… Tout allait bien, nous étions dans la descente, quand la danse commença. Une première rafale de vent accompagnée d’un épais nuage de neige s’abattit sur nous avec une violence infernale. Nous cessâmes de nous voir les uns les autres et j’eus toutes les peines du monde à rester debout. D’ailleurs je crois que nombreux furent ceux qui, surpris dans un état d’équilibre déjà précaire, allèrent apprécier la saveur fade de la neige. Ce fut alors le « Chacun pour soi » ! Il ne fallut plus compter que sur ses propres ressources. Sur la pente raide qui monte au Riou, il fallait ne pas perdre de vue les poteaux qui jalonnent la montée sous peine de risquer de s’égarer. Au passage je vis un camarade qui était tombé fort malencontreusement et commençait à désespérer de jamais dépêtrer ses skis de la neige. Je l’aidai à se remettre debout après avoir bien failli en faire autant en voulant m’arrêter. Plus bas je vis une chose extraordinaire. Je m’étais immobilisé pour faire un délicat demi-tour de pied ferme, lorsque je vis un camarade dans la pente un peu plus loin, en position de descente penché en avant contre le vent, fouetté par la neige. Comme j’étais arrêté, je pouvais me rendre compte qu’il n’avançait pas. Mais comme il restait dans cette position, je compris qu’il croyait être en train de descendre, trompé par le vent et la neige qui glissait autour de ses jambes. Soudain la rafale cessa brusquement et il tomba en avant, le nez dans la neige. Je crois qu’il n’apprécia pas beaucoup le fou-rire que cette mésaventure me procura !

Enfin j’arrivai dans la forêt. François Boyrie nous y attendait avec quelques camarades déjà arrivés. Les uns après les autres les retardataires surgirent du brouillard et surpris de nous voir si près tombèrent successivement en essayant de s’arrêter. Tout le monde fut enfin réuni et la descente continua. Dans la forêt le vent nous laissa tranquille, mais comme le chemin est étroit et accidenté, les chutes furent innombrables. Il y eut de nombreuses salades de spatules, de bâtons, de bras, de jambes mais heureusement rien de plus. Enfin, sortant des nuages, nous pûmes entrevoir Cauterets au-dessous de nous et bientôt nous y arrivâmes. Regardant alors ma montre, je constatai que nous avions mis deux heures pour descendre !

Naturellement personne ne nous attendait au P. C. et notre arrivée fit sensation. Nous étions tous blancs comme des meuniers et le froid avait regelé la neige qui nous couvrait comme une véritable carapace. Il fallut dénicher le magasinier qui se chauffait dans un coin et lui faire peser ce que nous devions emmener. Ce n’est pas que les denrées aient été très différentes de celles que nous avions les autres fois ; je crois même que nous avions la chance de toucher un beau morceau de fromage et même un meilleur morceau de viande que d’habitude, mais pour moi le souvenir de ce ravitaillement reste exécrable. Je remplis mon sac de raves, légumes que, pour mon malheur, j’exècre et qui, plus malheureusement encore, abonde tout particulièrement en ce moment, à croire qu’on n’a planté que ça cette année. C’est donc en songeant tristement aux menus futurs que, pour ma part, je commençai le chemin du retour.

Descendre, ce n’est pas trop difficile. On peut même à la rigueur y arriver sans le faire exprès. Je ne crois pas que le cas se soit jamais produit à la montée… La neige maintenant profonde ne facilitait guère la marche. Celui qui traçait était obligé de se faire remplacer toutes les dix minutes. A ce train-là on n’avance guère vite. Mais le parcours dans la forêt était une promenade, bien qu’il ait duré deux heures à côté du chemin qui nous attendait plus haut que la Grange. Les arbres nous protégeaient un peu et, tout occupé à peiner dans la trace, on ne prenait pas garde à l’infinie tristesse qui se dégage des sapins ployés sous la charge de neige, pareils à de grands fantômes blancs surgissant les uns après les autres du brouillard. Le vent nous attendait au détour du chemin, à la porte de son royaume, là où rien ne l’arrête, ni arbres, ni rochers car tout a été aplani par la neige. On aurait dit qu’il avait pris soin de se bien reposer en attendant notre retour, car, c’est avec une ardeur nouvelle qu’il s’abattit sur la caravane, glacé, tranchant comme une lame, fouettant le visage de grains de neige, obligeant à fermer les yeux, s’insinuant dans le cou, mordant, griffant comme si mille Furies avaient juré de nous faire expier je ne sais quelle faute que j’essayai en vain de me rappeler avoir commise. Après un moment d’hésitation on se remit en marche courbant l’échine, s’arcboutant de tout son poids contre le vent, le souffle à moitié coupé par son haleine glacée. Le reste du chemin m’apparait comme un rêve et même un mauvais rêve. Heureusement que nous avions jalonné le trajet par des poteaux espacés de 20 mètres, sans quoi nous serions encore à errer dans la pente. Impossible de savoir dans quelle position on se trouve, si on monte ou non. Je fis en moi-même amende honorable. Avais-je assez pesté et tempêté contre ce travail qui nous avait valu tant de peines et de respectables ampoules aux mains, je n’en soupçonnais guère l’utilité. Aujourd’hui je me rends compte de ce que nous aurions pu faire sans lui. Sur une pente aussi inclinée que celle du col de Riou, on commet pourtant des erreurs incroyables. La ligne de plus grande pente, si elle n’est matérialisée comme nous l’avions fait, par une suite de poteaux, n’est qu’une vision de l’esprit dont l’utilité est pour le moins discutable en pareil cas. Cette ligne de poteaux fut le fil d’Ariane qui nous a mené à bon port.

Nous ne sentions plus le sac sur nos épaules, il pesait pourtant près de vingt kilos. Aveuglés, haletants, la respiration coupée par moments par une rafale un peu plus violente, nous avancions pas après pas, sans nous rendre compte du chemin parcouru. Le chef Boyrie devait être le seul à voir les poteaux pour nous guider. Pour moi j’en aperçus quelques-uns, mais tout à fait par hasard. Bien qu’il fasse très froid — surtout avec un tel vent — nous étions ruisselants de sueur.

Tout a un terme. Enfin la pente s’adoucit, je reconnus au passage un rocher qui émerge de la neige. Puis les herbes apparurent, marquant l’arrivée au col, car le vent y souffle si fort qu’il balaie tout. Et finalement nous fûmes au chalet. Il nous fallut nous changer des pieds à la tête car la sueur et la neige fondue avaient tout mouillé. Heureusement, un bon thé arrosé d’une goutte d’alcool vint nous remettre d’aplomb. Et on peut me croire quand je dis que cette nuit-là le vent eut beau hurler de plus belle, il n’arriva pas à nous tirer d’un sommeil pour lequel les qualificatifs ordinaires de « sommeil de plomb », ou « sommeil de marmotte » ou tout ce qu’on peut inventer de mieux, paraissent d’une mesquinerie effrayante !

Mais ce que je regrette le plus, c’est d’avoir tant peiné pour monter jusque-là… des navets !

Chef MENNEGLIER. Bulletin pyrénéen, 141 – n°237

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Comments

  1. Je suis la nièce du chef Menneglier et j’ai croisé à Cauterets dans les années 70 François Boyrie alors que mon mari décédé dernièrement travaillait en tant que guide de haute montagne au bureau des guides.

  2. plaisir de trouver et de découvrir ce que je lis sur ces pages ,,que de souvenirs. Membre des AJ en 1949 FNAJ FUAJ MIAJ foyer D AULNAY SOUS BOIS foyer AZIMUT PATAUGE ETC ETC L époque ou a Paris il y avait des trains ou des vagons exclusivement réservés au campeurs .Souvenirs souvenirs

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