Les grands courants d’opinion de la jeunesse allemande contemporaine – 1924

Quelque avis que l’on professe sur les origines et la responsabilité de la guerre, les modalités probables de sa liquidation et les méthodes les plus sûres pour arriver à la paix stable et aux temps meilleurs, il est un point sur lequel l’accord est possible actuellement dans tous les pays entre confessions, classes, partis, sectes, castes et clans divers, à savoir l’importance et l’urgence de l’éducation des enfants. En Allemagne, donc, comme partout, le terrain où la conciliation peut et doit être cherchée, c’est certainement la pédagogie.

A quels hommes, à quelles institutions est-elle actuellement et sera-t-elle plus tard confiée ? On ferait injure gratuite aux hommes au pouvoir si l’on ne commençait par reconnaître que l’éducation des enfants fait, à l’heure présente, l’objet de leurs soucis et de leurs soins. Mais les pouvoirs, mêmes publics, sont limités, et leur champ est immense. D’autre part, on méconnaîtrait la puissance universellement croissante de l’opinion si l’on ne se rendait pas compte que toutes ses recherches, enquêtes et œuvres concourent à ce but primordial. Chaque cellule sociale (qu’elle soit l’individu ou la famille !) n’a aujourd’hui que trop de raisons de tendre avant t’out à assurer son homogénéité, son unité et sa continuité. Enfin, des spécialistes notoires, d’éminents pédagogues professionnels s’efforcent de systématiser les résultats obtenus et d’indiquer les perspectives favorables. Le but de notre étude est de s’en tenir à exposer, d’après les plus représentatifs d’entre eux. Les grands courants de la jeunesse allemande contemporaine et les points divergents ou communs des programmes auxquels ils semblent aboutir.

FR.-W. FŒRSTER. — Jugendseele, Jugendbewegung, Jugendziel (Im Rotapfel-Verlag, Erlenbach-Zurich).
FR.-W. FŒRSTER. — Jugendseele, Jugendbewegung, Jugendziel (Im Rotapfel-Verlag, Erlenbach-Zurich).

Dans sa préface, F. W. Foerster nous avertit que sa méthode d’investigation se bornera : primo à un exposé critique des grands courants de la jeunesse allemande tels qu’ils ont apparu depuis la guerre ; deuxio à un essai de programme, aussi concret et précis que possible et s’inspirant de l’ensemble des expériences faites. Il nous explique ensuite dans quel esprit est conçue la rééducation nationale et internationale qu’il souhaite : l’esprit du vieil idéalisme traditionnel rénové. Il ne s’étonne ni ne s’afflige que les excès de l’autocratie militariste en Allemagne et le cataclysme qui en a été la conséquence aient entraîné la jeunesse allemande à un vif mouvement de protestation et d’indépendance ; mais ce dernier ne doit pas dégénérer et aggraver de nouveaux désordres et de nouvelles destructions le bilan déjà si lourd de la guerre. Des sages doivent donc endiguer, canaliser, maîtriser ce mouvement généreux à l’origine, gros de toutes les forces de l’avenir, et dénoncer les causes profondes des déboires actuels. Ce sont : d’une part, le subjectivisme foncier de l’Allemand, le rendant incapable à la fois de s’adapter librement et de contrôler réellement le puissant organisme social qui l’enserre ; d’autre part, et par voie de conséquence, les abus de l’étatisme centralisateur. La Jeunesse et la Vie ont eu raison de s’insurger contre l’historisme pétrifié et le néfaste sophisme du Machtstaat omnipotent. : « Publice jubentur vetita privatim ». A l’absolutisme prussien, aveugle et brutal, Foerster oppose la véritable tradition allemande, chrétienne et humaine, respectant à la fois, quelque paradoxal que le rapprochement puisse sembler, les enseignements du Christ et les principes de la Ligue des Droits de l’Homme. Foerster rattache les proclamations Wilson de 1917 au Testament eines Deutschen par Christian Planck en 1881 (Tübingen). Il eût pu tout aussi bien rappeler la Préface du Deutschland de Henri Heine (1844).

La jeunesse allemande a eu vite fait de discerner la loi de rédemption : émanciper l’Esprit, opprimé par le machinisme, écrasé par le militarisme. Lorsque Foerster nous propose de retrouver « le centre psychique de tout travail universel », ne nous hâtons pas trop de lui opposer les sarcasmes du poète désabusé du Livre des Chants (Zu fragmentarisch ist Welt und Leben). Songeons plutôt à la grave et solennelle sagesse goethéenne, évoquons Faust cherchant religieusement « Was die Welt im Innersten zusammenhält ». Goethe, Lessing, Herder, Schiller, Hegel, voilà les maîtres, avec lesquels, dès 1913, la fervente jeunesse allemande, au Hohen-Meissner près Cassel, désirait renouer. C’est en reprenant ces sages traditions d’évolution lente, organique, harmonieuse, et non point en écoutant les conseils de bouleversement et les suggestions de violence que les générations nouvelles pourront liquider le passé et affranchir l’avenir. Il faut arriver à vaincre l’injustice par le droit, et la violence sans violence. Da véritable émancipation possible et souhaitable est celle de l’âme humaine. « Ce qui nous manque, écrit Max Bondy, c’est un nouveau Christ. Des nouveaux Marx, nous en avons plus qu’il ne nous en faut. Ce qui nous est avant tout nécessaire, c’est l’amour, l’amour actif, créateur et secourable, la force au service de la bonté ».

Sans doute, à l’heure actuelle plus que jamais, l’idéaliste est exposé à de graves mécomptes, à de cruelles déceptions. Est-ce une raison pour mettre son drapeau dans sa poche ? En avant, pour la révolution de l’âme ! Que l’idéal refleurisse, que renaissent danses et chansons ! Que de nouveau pensée et sentiment s’accordent dans leur liberté reconquise. Que catholiques et protestants, au lieu de se quereller, se réconcilient dans la naïve et profonde mystique de l’Ave maris Stella ! L’humanité guérira, en ne pas se contentant de « suivre la nature », mais en s’efforçant de retourner, à travers le monde des apparences et des contingences, à Dieu.

Le monde réadapté à un christianisme transcendant, voilà le salut ! La nature doit obéir à l’esprit. L’objection « naturae non imperatur nisi parendo » n’arrête pas Foerster. Les mauvais bergers ne le découragent pas. Il recommande à la jeunesse la pratique du renoncement goethéen, du « sustine et abstine » stoïcien, de la morale chrétienne la plus pure. Les phalanges nouvelles ne lui inspirent confiance que parce que « dans leurs yeux rayonne la divine nostalgie ».

Le « Wandervogel », mouvement collectif de protestation et d’organisation, produit d’une longue crise d’âme individuelle, n’est à l’origine qu’une levée en masse contre cette « mécanisation tueuse d’âmes » que flétrit même l’exemplaire et résigné Jean-Marie Guyau :

Progrès dont on demande : où va-t-il ? que veut-il ?
Qui brise la jeunesse en fleur, qui donne en somme
Une âme à la machine et la retire à l’homme ?

A moins d’attendre que ne se consomme ce processus d’autodestruction dont parle Oswald Spengler dans son Untergang des Abendlandes, il vient un moment où la jeunesse considère comme un devoir impérieux de réagir contre les inerties néfastes du « majores nostri ». D’où parfois ces sursauts de révolte, comme ceux que relate Hans Blüher, l’historien du Wandervogel : « Notre fidélité ne va pas au passé, mais à l’avenir ; elle ne se préoccupe pas de ce qu’ont été nos aïeux, mais de ce que peut devenir l’homme ». Foerster comprend ces indignations, mais il se rend bien compte, et avec lui tous les éléments modérés du Wandervogel, qu’à la longue de brusques solutions de continuité ne sauraient prévaloir contre la solidarité organique qui existe dans le temps comme dans l’espace et donne finalement toujours raison à ceux qui interprètent avec prudence mais optimisme l’adage « Ex praeterito spes in futurum ». Il y a entre les générations diverses, réciprocité de besoins et de services. Les hommes en font l’expérience dès qu’ils ne rendent pas tout à César et se reprennent à songer à la part de Dieu. Il n’est pas nécessaire que, pour que la guerre continue à être « l’industrie nationale de la Prusse », toute la jeunesse allemande soit sacrifiée. D’éducation prime l’instruction, la vie prime les théories. Le « songe à vivre » des Wanderjahre peut fort bien se concilier avec le « mémento mori ». D’où recrudescence, en pleine défaite, en pleine détresse de l’Allemagne, du désir sain et légitime de jouir de la nature, des danses, des chansons. De là ce « standardizing of pleasure » que constate Avenarius. Il s’agit seulement d’observer jusque dans le plaisir une juste mesure et de ne jamais se départir des qualités de simplicité, de véracité et d’altruisme. Mais où le réformateur Karl Fischer, vrai fondateur, à la fin du siècle dernier, du Wandervogel a-t-il choisi ses modèles ? Dans des illuminations soudaines, des anticipations ? Non ! En remontant le cours des temps, au moyen âge. Les saines limites se sont révélées les suivantes : tradition familiale, observation des différences et de la distance entre les sexes, refus d’opposer l’un à l’autre le foyer et le « Wandervogelheim ». A ces conditions-là, les jeunes gens n’ont plus rien à perdre et ont tout à gagner à se réunir pour cultiver leur amour de la nature et du pays natal, leur goût de sociabilité, un patriotisme sans chauvinisme, les trésors de jouvence et d’amitié humaine.

Le vrai socialisme lie et ne désunit pas. Par instants, on se demande si Foerster ne va pas reprendre à son compte les développements du Père Franz-Xaver Brauns sur « le vrai et le faux socialisme ». Mais non, il s’en tient à Rosegger. Comme lui, il demande une jeunesse aussi éprise de bienséante liesse que gardienne jalouse de tout le legs du passé poétique : Wolfram von Fischenbach, Walter von der Vogelweide, Volkslied. Il salue la restauration des vieux menuets chers à Fernand Gregh. :

Vous êtes un pastel d’antan,
Qui s’anime, rit un instant
Et s’efface…

Foerster veut qu’en dansant les danses de jadis, jeunes gens et jeunes, filles se sentent en simplicité frères et sœurs de Saint François. Il félicite la jeunesse catholique de Paderborn de libérer l’âme mécanisée en réagissant contre les stupides danses modernes. Et le « Volksmärchen » aussi doit fêter son renouveau. Les frères Grimm sauront faire rentrer dans l’ombre Bismarck, et le charme du conte populaire conjurer le culte sinistre de la force brutale. La vraie force, la seule force, n’est-ce pas, en définitive, « cette liberté de l’esprit » telle que l’entend Nietzsche ? Il faut approfondir. Le socialisme « profond » est réformateur, et non révolutionnaire. Gardons-nous de confondre dans nos malédictions « mécanisation de l’âme » et « industrialisme ». L’industrialisme moderne a sa nécessité, sa grandeur et même sa poésie. De tout est d’arriver à subordonner la machine à l’homme au lieu de laisser l’homme en proie à la machine. De but est de sauver son âme et de mûrir en sagesse. « Rein bleiben und reif werden, das ist schönste und schwerste Lebenskunst. » Mais la passion moralisatrice de Foerster ne l’entraîne-t-elle pas, par instants, jusqu’aux confins du mysticisme pangermaniste lorsqu’il écrit : « Peut-être était-il nécessaire de passer par cette monstrueuse épreuve tragique, afin que la jeunesse allemande devînt plus mûre pour sa tâche dans sa propre patrie. Amour du pays natal, danses populaires et Volkslied seuls ne suffisaient pas ». Sommes-nous si loin, ici, de la doctrine de « la guerre nécessaire, purificatrice, divine » que Foerster combat si généreusement par ailleurs ?

Foerster note les lacunes du Wandervogel, mais souligne ses avantages : il a différencié moyens et adultes. Au lieu de continuer à singer les grands, les petits ont appris à rester avec leurs pairs. Il y a des marches, des étapes organiques : l’enfance, l’adolescence, la jeunesse, l’âge mûr. Trêve de précocité, guerre à l’alcool et au surmenage scolaire, affirmation du droit des enfants et des jeunes gens à la joie, au jeu, au grand air ; limite aux empiétements et aux abus d’autorité des « anciens », voilà les conquêtes légitimes du Wandervogel. Et c’est ce que les autres pays, en particulier l’Amérique et la Suisse, ont bien compris. — Glissons sur la longue discussion que Foerster entreprend contre Blüher, pour défendre du reproche « d’érotisme » voire « d’invertissement », les champions du Wandervogel. Sans doute, il y a eu des abus. Déplorons-les, sans aller jusqu’à condamner l’usage normal et du groupement et de la direction. Il ne saurait y avoir généralisations plus injustes et paralysantes que celles que se sont permises, le snobisme aidant, nous ne dirons certes pas les praticiens, mais certains amateurs, monomanes de la psychanalyse. Au total, Foerster salue dans le Wandervogel un irrésistible mouvement de la jeunesse opprimée vers son idéal de beauté et de joie de vivre.

La gageure en apparence paradoxale qui sert en quelque sorte de charpente à toute la thèse de Foerster, la voici. Beaucoup de gens s’imaginent que l’étude et la pratique des philosophies et des religions disposent l’esprit et le caractère à l’abstraction creuse et à la sentimentalité utopique et qu’il ne saurait y avoir de meilleure méthode critique pour éviter d’être dupe des chimères de l’imagination et des mirages du cœur que de renoncer radicalement à tout ce qui n’est pas strictement donnée scientifique acquise par voie rationnelle et expérimentale. Or, c’est l’opinion contraire qu’il faut soutenir, à savoir que religions et philosophies forment les meilleurs réalistes, en les entraînant à tenir compte sans cesse des relativités contingentes sans négliger la réalité totale et essentielle avec sa part formidable de mystère’ et d’inconnu. Par contre, les pseudo-adeptes de l’érudition pure se doublent parfois d’une remarquable incompétence psychologique et pratique. C’est en vertu de cette conviction fondamentale que Foerster se refuse à reconnaître Karl Marx comme grand-maître de l’éducation universelle et lui préfère le Christ. C’est pour la même raison qu’il est partiellement hostile au système Wyneken.

Au Rousseauien, prétendant démontrer qu’il faut « suivre la nature », nous rappeler que « le monde extérieur existe » et s’en tenir avant tout aux réalités tangibles, Foerster reproche avant tout de manquer de sens pratique et d’être prisonnier de ses propres abstractions. A ses yeux, Wyneken ne fait que systématiser l’arbitraire solution de continuité entre jeunes et vieux. Sous prétexte d’arracher l’enfance aux griffes de la Famille et de l’Ecole, il oublie trop qu’il y a dans l’enfant l’adolescent en germe, dans l’adolescent l’homme, et dans l’homme le vieillard. Des partisans de la « réforme scolaire absolue » ne font que compléter un chaos par un autre. De même, en voulant émanciper le Wandervogel de l’école, au lieu de les unir, Wyneken n’aboutit qu’à élaborer un divorce et les scissions qu’un déchirement de cette nature entraîne pour des jeunes gens fougueux et frustes. Abolir les notions de subordination et de correction stricte, c’est saper à la base toute organisation sociale viable. Certes, il importe de remédier aux abus de l’autorité, mais cela ne revient pas à supprimer toute autorité. Sans autorité, point d’ordre ; sans ordre, pas de démocratie digne de ce nom !

Foerster n’admet le radicalisme ni de Kawerau, ni de Wyneken. II ne mentionne même pas Kawerau dont les nombreux et importants travaux ne lui sont certainement pas inconnus. Mais des conclusions comme la suivante l’effarouchent : « Ce n’est point une lente réforme qui peut aboutir aux résultats préconisés par nous ; il y faut une révolution rapide. » Foerster n’a foi qu’en l’évolution lente. Kawerau veut, nous verrons plus loin pour quelles raisons, destituer la famille de ses privilèges d’éducation et en confier le monopole à la société. Foerster croit fermement au rôle précieux, irremplaçable, de la famille, et il y insiste tout au long du chapitre qu’il consacre à Wyneken. Il faut, dit-il, tenir le plus grand compte des liens du sang, des puissances d’affection et d’irrationnel dont la famille est le foyer. Da discipline familiale, bien loin d’être nécessairement mauvaise, est presque toujours, même dans les cas où tout n’y est pas pour le mieux, bienfaisante au total. Vorschule des Leben I Les difficultés que l’enfant rencontre à la maison le préparent à celles qui l’attendent au dehors. Au lieu d’incriminer à tout instant l’Etat et l’Eglise, ne serait-il pas plus fructueux d’extirper radicalement le mensonge de notre propre cœur ? Toute réforme profonde commence par un « mea culpa ». Et sur ce point, l’enseignement chrétien ne fait que corroborer la saine tradition humaniste :

This above all : to thine own self be true,
And it must follow as the night the day,
Thou canst not then be false to any man !

Certes, l’individu doit, comme l’estime Wyneken, songer à se conformer à la volonté sociale, mais il est non moins indispensable, ajoute Foerster, qu’il sache également résister, au besoin, à la pression collective et sauvegarder sa part d’inaliénable autonomie. En matière d’éducation, on aboutit toujours à un problème de maximum et de minimum et, au meilleur des cas, à une solution d’harmonie. Le marxiste Kawerau lui-même ne formule-t-il pas des conclusions, de cette nature lorsqu’il préconise la personnalité « social-aristocratique » ou « social-individuelle », c’est-à-dire « celle qui concilie le maximum de liberté individuelle avec le maximum de socialisation de la vie publique tout entière ? ». Reste à savoir par quelle équation exacte il entend établir son dosage, et c’est là que Foerster est loin d’être toujours d’accord avec lui. Foerster se défie de l’Etat-machine ; Il ne se dissimule nullement l’étendue des sacrifices et des renoncements auxquels doit se préparer le vrai chrétien et qui sont l’inéluctable rançon du sésame, magique : « Rein bleiben und reif werden ! »

La discipline religieuse seule habitue les jeunes gens à se défier de leur « insatiable verbalisme », à reconnaître « l’autorité et la réalité du monde objectif », à s’y soumettre, non en paroles, mais en esprit et en vérité. « Prudentia carnis mors est, prudentia spiritus vita et pax ! ». Le génie du christianisme seul maintient eu nous la température vitale », nous habitue à préférer le νοῦς au λόγος, la raison pratique et sensible à l’intellect desséchant. Foerster ne se contente pas de schèmes kantiens ni de vagues recettes hégéliennes. Il faut, d’après lui, aller jusqu’à reconnaître comme Goethe dans Faust, que l’Esprit a été de tout temps « crucifié », ou même, comme Schopenhauer, que notre guenille, pour si chère qu’elle nous soit, n’est pas, grand-chose. « Quis fuisti ? sperma foetidum ! quis es ? — vas stercorum! —quis fueris ? esca vermium ! » Si nous voulons ne pas courir de désillusion en désillusion, passer d’un échec à l’autre, il est bon de ne jamais perdre de vue l’abîme qui existe entre l’idéal et le réel, et si nous n’admettons pas ce dualisme, tel que le définit le poème de Schiller das Ideal und das Leben, ayons au moins, comme Goethe, la sagesse d’être moniste sans immodestie ni impiété ! La vieillesse sait qu’initialement (am Anfang, dirait Faust) il y a, de toute façon, le sentiment du sort tragique de la nature humaine. Il importe de mettre sans cesse les jeunes gens en garde contre les sophismes que leur suggère leur ingénieuse mais par trop complaisante incompétence. Pour ce « dépistage » il y aurait maint profitable rapprochement à faire entre la « transvaluation des valeurs » d’après Nietzsche et la pure doctrine du Christ.

Conclusion : ne pas exagérer l’individualisme ; ne pas méconnaître les droits de la communauté, mais les incarner en une organique hiérarchie ; ne jamais laisser dégénérer en « lutte des âges » le plus légitime désir d’émancipation juvénile, et surtout se rendre compte que si l’humanité pâtit des excès de l’autorité séculière, elle ne pâtit pas moins de la carence de l’autorité régulière : Ne serait-il pas normal, cependant, de se soumettre plus volontiers à Dieu qu’à nos semblables ? Dans une large mesure, il est presque toujours possible d’inférer que tant vaut le maître, tant vaut le disciple.

Nietszche avait raison de flétrir dès 1888 les méfaits de la « Bierblödigkeit » et de l’abdication systématique du « Selfkontrol » chez ses compatriotes dès qu’il s’agissait de leur idole étatiste. Dans leur Reich formidable, ils n’avaient oublié que le principal : l’Esprit, ou, si l’on préfère, de l’Esprit que la faculté essentielle et centrale, la Raison (mens νοῦς), d’où la politique aboutissant en 1914 à la catastrophe. Pourtant, dès octobre 1913, au hohen Meissner près Cassel, il avait bien été question de rééducation urgente. La jeunesse libérale se rendait déjà confusément compte que le « Werde, der du bist » est la condition primordiale du patriotisme normal, et Wyneken faisait bien, alors, de prêcher pour un temps la « secessio in montem sacrum », au nom : primo du droit de la jeunesse à la vie, et deuxio du pacifisme. Foerster admet, en effet, pleinement l’impérieuse nécessité qu’il y a pour l’homme moderne de se sentir de tout cœur, non de se proclamer du bout des lèvres « citoyen du monde » et de préparer dans sa patrie même la supranation.

Quel usage les « Freideutsche » ont-ils fait de leur liberté accrue ? Tout d’abord ils ont prohibé l’alcool et le tabac. Saines mesures restrictives, certes, et il n’est pas niable qu’un bon programme négatif déjà peut avoir d’heureuses répercussions positives. Mais on ne se contente pas d’un « libéralisme » aboutissant à des « prohibitions ». Quels, résultats directement positifs ont-ils atteint ? Où sont leurs réalisations ? Ils ont organisé des excursions en commun avec chants et danses. On avait surmené l’intellect aux dépens du physique. Il s’agissait de « libérer Dionysos ». N’a-t-on pas exagéré les sports et les ébats aux dépens de l’harmonie et du sain équilibre, mens sana in corpore sano ? L’idéal économique est de corriger la mécanisation croissante par l’organicisme spirituel, de ramener les hautes classes de leurs goûts de luxe, artificiel et parasitaire au sens de la production collective normative. A ces fins, érudition et critique ne sont pas tout. L’Allemand d’avant-guerre manquait de culture assimilée et harmonieuse, et il ne suffit pas d’arborer aujourd’hui des « cols à la Schiller » pour être délivré du même coup du « système rigide ». Ce qui importe avant tout, c’est d’émanciper l’esprit, l’âme. En guerre, les idéalistes ont été à la fois les plus fidèles et les plus humains. Tandis que les chauvins s’exaltaient ou s’affolaient tour à tour, ils demeuraient à leur poste d’épreuve tout en aspirant au tréfond de leur cœur à cette « joie » qu’évoquaient Schiller et Beethoven, à cette « paix de conciliation » qui seule eût épargné au monde un triste supplément de souffrances et qui seule, en fin de compte, apportera les définitives solutions.

Foerster rend le luthéranisme responsable du divorce, grandissant dans l’âme germanique d’avant-guerre, entre vie intérieure et vie publique. L’Allemand, indépendant de caractère et de tradition, a été asservi peu à peu extérieurement au militarisme prussien. Dieu a été sacrifié à César. La consigne, puis l’habitude est devenue de plus en plus : obéir et se taire. Un tel « perinde ac cadaver » ne saurait aboutir qu’à des hécatombes. L’impératif catégorique kantien uni à l’esprit de sacrifice, mystique mais non critique, de toute la nation ont été exploités par des dirigeants aussi puissants que mal éclairés, en face d’idéologues pacifistes impuissants. Au total, irréalisme néfaste que les avertissements du Wandervogel et surtout la terrible leçon de la guerre vinrent, trop tard, dénoncer ! Et Foerster de nous décrire, en compulsant un imposant dossier de documents et de témoignages, l’ivresse belliqueuse de 1914, le désenchantement progressif, la révolte finale, les Congrès de léna et de Hofgeismar. Mais, à ses yeux, la révolution est aussi déplorable que la guerre, la violence est mauvaise conseillère sous toutes ses formes, ce qui ne signifie nullement que s’abstenir de violence revienne à se condamner à la passivité. Il n’oppose pas la « contemplation » à « l’action », mais les unit, tandis qu’il continue à opposer « au sauveur Prolétariat le sauveur Jésus » et à prêcher « le socialisme du Sermon sur la Montagne » … Son réalisme est à la fois antiréactionnaire et antirévolutionrnaire. Les « Freideutsche » lui ont été sympathiques parce que pris, comme lui, entre deux feux, à savoir : le fanatisme « blanc » et le fanatisme « rouge », et il s’est intéressé vivement, au début de 1922, à la fondation du « Freideutscher Bund » par F. Göbel et Knud Ahlborn, ainsi qu’à toutes les discussions pédagogiques, artistiques, économiques et organisatrices qu’il instaura.

Au premier plan de cette grande controverse de civilisation moderne se place le problème sexuel. De prime abord, Foerster impose aux « Freideutschen » sou puritanisme intransigeant sur ce chapitre : intégrité du corps et de l’âme, stricte monogamie, chasteté, fidélité, sainteté du mariage, les passions soumises à l’esprit, la conception tragique d’Eros triomphant du sensualisme : « Il est vain, déclare-t-il, de prétendre introduire au Paradis sans s’être d’abord colleté avec l’Enfer », et si tant est qu’il faille parler, avec Kurella, d’une « Körperseele », le contrôle et la synthèse doivent en être assurés par l’Esprit. Foerster propose à ses compatriotes de prendre pour modèles les Français plutôt que les Russes. Des Français ont une culture religieuse et une virtuosité sociale et mondaine incomparables. La conception catholique du mariage, le culte du Christ et de la Vierge répondent aux aspirations fondamentales de la société civilisée et de l’Eternel-féminin. Aucune tentative moderne ne saurait prévaloir contre l’instinct profond de la vierge, de l’épouse et de la mère et le sentiment féminin de l’honneur. A l’objection principale de Kuranda (nonne ou prostituée !) Foerster répond de façon assez évasive. Il consacre, par contre, à la morale-catholique une enthousiaste apologie. La controverse moderne, en ce qui concerne l’avenir de la femme aboutit nécessairement au dilemme : régime oriental et mahométan, ou discipline chrétienne, permettant les libres rapports extérieurs, mais à condition de sauvegarder la distance intérieure. Nos mœurs actuelles sont, aux yeux de Foerster, beaucoup trop indulgentes pour les hommes. Aussi importe-t-il, selon lui, d’imposer aux jeunes gens l’entraînement ascétique en vue de la diète virile qu’ils auront à observer un jour en tant qu’époux et chefs de famille.

Examinant ensuite la politique des leaders libéraux de la jeunesse allemande, Foerster leur rappelle qu’il s’agit d’aboutir, non point à un égoïsme à la Machiavel, mais à un altruisme selon Platon, que la véritable tradition germanique est celle du Lessing de l’Education du genre humain, du Herder des Lettres pour le Progrès de l’Humanité, du Schiller de l’Education esthétique de l’Homme. Aux conceptions purement mécanistes des révolutionnaires, il préfère, certes, le pacifisme à infrastructure éthique d’un Max Bondy, mais il estime cependant qu’à ce dernier manque encore l’inspiration religieuse qui, seule, confère aux divers systèmes philosophiques et sociaux le sceau de la suprême adaptation au réel. Bref, au Christ le dernier mot ! Ce que Foerster propose à la jeunesse allemande contemporaine, ce n’est point le « Weidegluck » que déjà Nietzsche dédaignait, c’est le pacifisme héroïque, la discipline et les sacrifices sans trêve en vue de l’hégémonie incontestée d’une paix chrétienne définitive. Il résout l’antinomie Patrie-Humanité par un patriotisme supranational éliminant à la fois les chauvins à privilèges et les profiteurs internationaux, procédant à une rénovation morale du peuple tout entier, et confiant la direction aux plus capables et aux plus dignes.

De chapitre que Foerster intitule Die Führeridee in der freideutschen Jugend n’ajoute pas grand-chose à ce programme et ne fait guère que développer les idées de Carlyle et de Faguet sur la solidarité des intérêts et la réciprocité des devoirs entre élite démophile et masse différenciée, hiérarchisée. Il insiste sur les lacunes du Wandervogel et du néolibéralisme, mais est moins prolixe sur les moyens positifs de réaliser leur rêve. Platonisme et catholicisme ne datent pas d’hier, et pourtant, où en est, à l’heure actuelle, la pyramide de l’Etat idéal dont Foerster esquisse la théorie ? Il ne suffit pas d’invoquer à diverses reprises la métaphore faustienne de l’Esprit « crucifié », de citer tour à tour Tolstoï, Schopenhauer, Nietzsche et Bergson, de recommander aux « grands » de servir les « petits » et aux humbles de suivre docilement leurs chefs. Où sont, pour l’instant, les uns et les autres ? Que font-ils ? Et par quelles méthodes obtiendra-t-on la transformation radicale indispensable ? Uniquement par l’éducation morale et religieuse, ne se lasse pas de répéter Foerster. Le point le plus faible des « Freideutsche » est, à son avis, la sociologie. Sören Kierkegaard indique la voie en rappelant sans cesse le besoin de « rédemption » de l’homme moderne. S’aider soi-même ne suffit pas ; il faut encore l’aide, céleste, transcendante. La pratique des vertus stoïques ne saurait compenser la grâce, si elle fait défaut. L’anthroposophie est impuissante sans le Christ, et seuls ses ministres peuvent nous guider à travers le dédale compliqué des doctrines secrètes. De toutes manières nous aboutissons au « Credo quia absurdum », aux « raisons du cœur ». Et Foerster n’a pas de peine à établir, uniquement à l’aide de références empruntées aux libéraux eux-mêmes, la critique négative de leur idéologie. Il leur oppose ceux qu’il appelle les maîtres-réalistes : Schopenhauer, Dostoïevski, Gotthelf, La Rochefoucauld, Pascal.

S’il ne se rallie pas sans d’expresses réserves au mouvement des jeunesses libérales, il se montrera bien plus circonspect encore vis-à-vis des jeunesses prolétariennes. Et cependant, il comprend à merveille le sursaut de révolte qui dresse les socialistes contre le taudis et la misère, qui les pousse aux revendications énergiques. Chez les « Freideutsche » nous nous heurtions surtout à des théories psychologiques ; avec les socialistes, nous rentrons dans la vie pratique ; « in medias res ». Le prolétariat, affranchi du mysticisme par la dure école directe de la vie, fait la sourde oreille aux sermons et demande d’immédiates réalisations. Cercle vicieux : la fabrique tue l’esprit, qui seul est libérateur. Dès lors, comment résoudre le conflit tragique entre capitalisme et prolétariat ? La doctrine de Karl Marx ? Nombre de réformateurs modérés se gardent bien de la rejeter en bloc, mais ils s’efforcent d’en accorder l’âpre « irréalisme » au si humain et si vivant idéalisme d’un Jean Jaurès. Aux yeux de Foerster, le marxisme manque d’âme. Faute de s’adapter à la vie, sa rigidité abstraite est cause que la vie ne s’adapte pas à lui.

Foerster suit avec intérêt les efforts du « Labour Party » pour soumettre enfin la machine à l’homme. Mais les Anglais ont le sens du réel, tandis que les communistes russes échouent, faute d’avoir tenu compte de la force qui est centre de gravité du monde (Was die Welt im Innersten zusammenhält), à savoir : l’âme. Il fait l’apologie de la passivité d’attente raisonnable. Combattre le mal ne dispense en aucun cas de s’en abstenir soi-même. La violence n’est jamais licite. Il n’est pas jusqu’à la légitime défense qu’il ne faille pratiquer « in reiner Menschlichkeit ». La véritable victoire ne s’obtient, du reste, jamais qu’en rendant justice aux adversaires. Il importe donc que le prolétariat se montre plus juste envers la bourgeoisie que cette dernière ne l’a été envers lui. C’est ce que paraissent avoir compris les éléments modérés du Congrès socialiste de Weimar. La saine jeunesse prolétarienne d’aujourd’hui ne se contente plus d’un programme de démolition ; elle demande quelle reconstruction positive suivrait, et si cette dernière ne peut pas avoir lieu « sans casse ». Pour Foerster, la vraie révolution est intérieure, le vrai révolutionnaire est celui « qui s’émancipe intérieurement de sa propre classe », disons le mot, qui se convertit de Karl Marx à Jésus. On conçoit que d’aucuns se demandent si même et surtout un socialiste chrétien n’a pas le droit et le devoir de chercher à concilier les deux doctrines.

L’antithèse est soutenue avec ingéniosité et non sans érudition par Siegfried Kawerau. Pour Kawerau, l’effort individuel isolé non seulement est impuissant, mais il lui arrive souvent d’être capté par la société et détourné vers une destination très différente de celle qu’il visait. C’est donc bien l’ensemble social qu’il importe de considérer, et non point seulement ses apparences, ses surfaces, mais ses profondeurs compliquées, son mécanisme interne et, en dernière analyse, son moteur central qui est : la loi de nécessité économique. Kawerau se gardera donc bien de « se signer aux seuls noms de Marx, Engels, Kautsky, etc. », et il croira, de plus, ne pas déroger cependant à la bonne tradition humaniste en proclamant, après Goethe, que « seul est vrai ce qui est fécond » ; Kawerau lui aussi citera Walter Flex et son Wanderer zwischen zwei Welten, mais ce sera pour en conjurer l’attrait dangereux. Il est revenu, pour sa part, « du trône et de l’autel ». Quant au christianisme, il le considère comme irrémédiablement parvenu au terme de sa course. A son dualisme dogmatique, il oppose le monisme scientifique, religion de l’avenir, et à son hagiographie la simple histoire de la vie et de la mort de Spinoza. Il demande quel est le sens du mot « éternel », ce qui, du reste, remarquons-le en passant, ne l’empêche nullement par la suite d’user lui-même de ce terme.

Education signifie pour Kawerau « reproduction de la société » (Fortpflanzung der Gesellschaft). Aussi soumet-il à une analyse pénétrante les conditions sociologiques de l’éducation moderne. L’ordre social actuel s’y reflète fidèlement, avec ses iniquités et ses imperfections acquises tendant à perpétuer la sujétion du Quatrième Etat. Biologie, d’une part, avec ses deux lois d’hérédité et d’adaptation au milieu, condition sociale, d’autre part, dominent tout. D’après lui, les religions officielles n’apportent guère que la consécration de leur autorité morale au bras séculier. « La société, écrit Kawerau, n’aime le christianisme que comme manteau de domination dont se revêt son autorité par trop étriquée… Ce dont elle se soucie, ce n’est point de christianisme, mais d’Eglise, c’est-à-dire d’autorité ». Il importe d’élaborer une religion nouvelle, maintenant l’harmonie intime au sein de la communauté par l’exemple du chef. Mais cette religion, il faut la vivre et non l’enseigner. Nous ne pouvons pas discuter point par point l’exposé si touffu de Kawerau, notamment ses développements concernant le jeu de l’offre et de la demande au point de vue du choix d’une profession, ni ce qu’il dit des méfaits du capitalisme, ni ses idées sur l’émancipation féminine. Contentons-nous d’y renvoyer le lecteur. Il demande aux pédagogues d’ancien régime de prendre acte du vigoureux mouvement de protestation qui se dessine de plus en plus consciemment au sein de la jeunesse allemande et d’en tenir compte pour la réforme scolaire de façon à réduire le plus possible les antagonismes entre l’école, la famille et la jeunesse.

Les parrains ne lui manquent pas : Kant, Hölderlin, Beethoven, Runge, Fichte, Stein, Rousseau, Karl Marx, Pestalozzi. Il cite Bernstein, Kautsky, et se réfère au programme d’Erfurt. Mais que dit-il, au total, lui-même ? Négativement, nous l’avons vu, il répudie la famille comme éducatrice, et certes il n’a pas de peine à énumérer ses insuffisances et ses inconvénients : défaut de temps, incompétence, misère, désunion, maladies, mauvais exemples, bref, carences de toutes sortes. Ne pousse-t-il pas trop loin la généralisation en proposant à la société d’éliminer radicalement la famille et de monopoliser elle-même l’éducation des enfants ? La société est-elle meilleure éducatrice que la famille ? La réponse variera selon que sera envisagé le point de vue de la discipline ou celui des chances de bonheur, lesquels points de vue ne coïncident pas nécessairement toujours, même à longue échéance. Pour la discipline, il s’agirait avant tout de définir le « bon » et le « meilleur ». Pour les chances de bonheur, il faudrait recourir à un plébiscite, mais dans quelles conditions fonctionnerait-il ? Où prendre les « votants » qui auraient fait tour à tour l’expérience des deux régimes ? Comment ceux qui ne connaîtraient que soit le régime familial, soit le régime social, pourraient-ils se prononcer et choisir réellement entre les deux ? Nous doutons fort, pour notre part, que la majorité des intéressés, à l’heure actuelle, et en partant de l’état de fait, soit pour une abdication des droits de la famille entre les mains d’une souveraine organisation sociale. Il se peut fort que la différenciation croissante de la vie moderne amène une dépossession progressive de celle-là au profit de celle-ci, et que cette dépossession ait lieu, grosso modo, conformément aux tableaux et schèmes de Müller-Dyer et de Kawerau. Il n’en reste pas moins que dire « parents » ou dire « enfants », c’est dire, avant tout, dans le cas normal, prédilection !

Kawerau pose en principe le rôle social primordial de la femme et de la mère. De dogme chrétien le conteste-t-il ? Et lorsque le critique discute une « infaillibilité », encore faut-il examiner si lui-même est infaillible. Dès que l’on parle de « révolution rapide », il conviendrait d’apporter rapidement le plan clair et précis de la situation qui suivrait. Quel serait au juste le « matriarcat » qui paraît être à la base de ce système ? De quelle façon s’y concilieraient et s’y limiteraient les droits et les devoirs de la mère et ceux de la société ? Qu’y deviendrait l’enfant ? et qu’y deviendrait le père ? Car, enfin, s’il est loisible de contester la recherche de la paternité, on ne saurait en tout cas en contester l’existence. Pour ce qui est de la question et des modalités des prérogatives à débattre entre les deux sexes, cet ouvrage ne nous paraît ni les définir, ni les solutionner. Des antithèses « Spannung und Dosung », « Mann und Weib », au sens où les expose Kawerau, ne nous paraissent guère revêtir autre chose que l’opposition schillérienne bien connue du « sentimental » et du « naïf ». Le virtuose dialecticien qu’est Kawerau se complaît à ces jeux brillants. Dirons-nous qu’ils nous semblent moins profonds que certains contrastes psychologiques de Foerster, celui, par exemple, que ce dernier établit entre « Fordernde Ehre » et « opfernde Ehre ? ». Les théories sur « l’amour sans possession » font bien dans un livre, et, comme les Allemands disent, « le papier est patient ». Il permettrait tout aussi bien de démontrer que « tout dans l’amour est possession ». Kawerau préfère la « Liebe nicht mehr Bindung, nicht mehr Besitz, sondern einfach Liebe… Den anderen von sich fort lieben, zu seines Wesens höchstem Wert, zu seiner Einsamkeit, zu seiner Gnade », conception d’une délicatesse presque intraduisible, mais dont il faut bien se demander pratiquement comment l’immense majorité des humains la traduirait en langage concret. Il nous semble, pour notre part, que les formules les plus traditionnelles qui soient répondent bien mieux à la fois aux aspirations de l’élite et à l’instinct de la masse. Quel être d’exception n’a à aucun moment éprouvé l’immuable vérité du cri de Lamartine ; « Un seul être nous manque, et tout est dépeuplé ? » Amour-possession ! Quel cœur naïf ne sent pas immédiatement la prenante tendresse incluse en cet appel de Marceline Desbordes-Valmore :

Quand les cloches du soir dans leur lente volée
Feront descendre l’heure au fond de la vallée,
Que tu n’auras d’ami ni d’amour près de toi,
Pense à moi ! Pense à moi !

Amour-possession !

Kawerau se trouve, du reste, souvent d’accord avec Foerster. Il est d’accord avec lui lorsqu’il déplore « ce mélange de crainte et de morgue » qui caractérisait l’atmosphère d’ancien régime en Allemagne, lorsqu’il souligne la condescendance des Luthériens vis-à-vis du pouvoir temporel, lorsqu’il sonde quelque mystère transcendant, ou propose d’aller étudier sur place la vie ouvrière. Ce qui le différencie de Foerster, c’est avant tout sa défiance envers la religion chrétienne, et même le socialisme chrétien. « Christianisme et socialisme, écrit-il, sont entre eux aussi inconciliables que les notions de grâce et de justice, principes de deux mondes différents, ou que propriété privée et propriété collective ». Avouons d’ailleurs que le nouveau temple tel que Kawerau nous le décrit, en dépit du monisme, du culte du nu, de sa « certitude de Dieu » et de son « Dieu lointain », ne nous paraît pas encore offrir de compensations suffisantes pour les valeurs que Foerster vénère dans les traditions platoniciennes et catholiques. Des thèses de Kawerau n’engagent, du reste, nullement le socialisme tout entier. Ce dernier conserve avant tout à son actif son puissant effort de synthèse pour concilier le « struggle for life » (Darwin, Haeckel, etc.) avec la religion de l’Entraide d’un Kropotkine, par exemple, et Kawerau ne proclame pas sans raison que l’art et la science doivent appartenir au peuple tout entier, que l’humanité d’aujourd’hui tend à une sorte de renaissance intégrale.

Ce que Foerster retient, en somme, du mouvement des jeunesses prolétariennes, c’est qu’il a gagné du terrain dans la lutte contre l’alcool et la prostitution, et qu’au Congrès de Weimar l’« esprit de Weimar » a fêté une saine reviviscence. Or, l’esprit de Weimar, c’est Goethe, et Goethe, c’est l’idéal de pure humanité ; c’est aussi, pour une bonne part (songeons à Iphigénie !) l’idéal chrétien. Foerster ne connaît en fait de socialisme que le socialisme chrétien. « Le nouveau prolétariat, affirme-t-il-, ou bien s’enlisera dans les demi-mesures et l’impuissance, ou bien s’alliera aux forces morales et religieuses de la religion chrétienne ». Sa foi ne s’embarrasse pas de l’objection de Diderot : « Le Christ a dit qu’il était venu pour séparer l’époux de la femme, la mère, de ses enfants, le frère de la sœur, l’ami de l’ami, et sa prédiction ne s’est que trop réalisée ». Pour Foerster, le Christ n’est point la Guerre, mais la Paix. Il nous conseille donc de choisir l’Evangile et de nous détourner du communisme, violent, sanglant ! La mémoire de Liebknecht et de Rosa Luxembourg est évoquée uniquement pour condamner leur violence, et le Congrès d’Iéna uniquement pour proclamer que la force, est impuissante et que seul l’amour triomphera. Mais guerre et capitalisme ne sont-ils pas eux-mêmes violence, tour à tour dynamique et statique ? Dès lors, comment s’opposer efficacement au mal tout en s’interdisant à soi-même le moindre geste de contrainte ? En subissant indéfiniment injustice ou martyre ? Non, pense Foerster, en organisant, inlassablement la vie religieuse.

L’arsenal documentaire dont il dispose pour appuyer ses démonstrations est au grand complet. En dehors de sa bibliographie critique, nous relevons dans ses « Fussnoten » des centaines d’ouvrages et de périodiques, et les longs chapitres qu’il consacre au mouvement des jeunesses protestantes et catholiques ne sont pas les moins étayés sous ce rapport. Était-il besoin de tant d’érudition ? Ouvrons l’Anthologie protestante française (XVIe et XVIIe.siècles) composée sous la direction de. Raoul Allier et lisons-y, par exemple, l’extrait de Jacques Saurin intitulé « Mater dolorosa ». Ou bien prenons l’Anthologie de la poésie catholique de Villon, jusqu’à nos jours, publiée et annotée par Robert Vallery-Radot et choisissons-y ce simple quatrain de Jean Bertaut :

Etoile de la mer, notre seul réconfort,
Sauve-nous des rochers, du vent et du naufrage,
Aide-nous de tes vœux pour nous conduire au port
Et nous montre ton Fils sur les bords du rivage !…

Toute la pédagogie et toute la sociologie de Foerster sont là ! Ses citations de Quickbom, Johannisfeuer, Junge Saat, etc… n’en sont pas moins précieuses pour nous montrer sous tous ses aspects et toutes ses nuances l’état d’esprit des jeunes catholiques et des jeunes protestants d’outre-Rhin. Ses polémiques personnelles avec le théologien Karl Barth de Göttingen ont, sans doute, moins d’intérêt pour nous que pour ses compatriotes. Foerster est-il plus « autoritaire » ou plus « libéral » que Barth ? Lequel des deux est le plus orthodoxe ? L’essentiel du débat nous paraît être que Foerster est plus soucieux des droits du Christ que de ceux de César. « Ni Bouddha, ni Laotse, ni un Indien, ni un Chinois quelconque, mais le Christ, le Christ seul ! ». Notons, de plus, la remarque commune à Foerster et à Barth « que l’apologétique chrétienne s’est jusqu’ici beaucoup trop peu occupée de Nietzsche ». Nietzsche apporte le sens du transcendant, du surnaturel, et c’est ce sens-là surtout qui, aujourd’hui, fait défaut à notre monde mesquin. Foerster veut le surhumain, mais sans exclure l’humain. Il chérit l’Idiot de Dostoiewsky, mais par-dessus tout, il veut de l’ordre, de la rigueur morale ; Il appelle au secours Calvin et souhaite une collaboration germano-romane. Contre la guerre et l’anarchie déchaînées, un seul mot de ralliement, la parole de Celui qui a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie ! ».

(A suivre).

Louis BRUN – La revue germanique – Janvier 1924

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