Novalis et le domaine de la Fleur Bleue (1ère Partie)

La fleur bleue est un thème cher aux Wandervögel, qui revient souvent dans nos chants. On peut même affirmer que ce qu’elle signifie est au cœur de l’univers de pensée du Wandervogel, et de ce qui le motive intérieurement, hier comme aujourd’hui. L’objectif de cet article est de vous faire découvrir pourquoi. Dans cette première partie, nous développons ce thème tel que l’œuvre de Novalis l’a développé. Dans une seconde partie (dans le prochain numéro), nous verrons en quoi il y a un lien avec la notion de Graal, et avec l’univers Wandervogel.

Novalis
Novalis

NOVALIS ET SON ROMAN

Novalis, de son vrai nom, Friedrich von Hardenberg (1772-1801). Ayant appris le grec et le latin, il fait des études de droit et rencontre des personnages illustres, tels que Schiller qui enseignait l’histoire à l’université d’Iéna et dont il devient l’ami, mais aussi l’écrivain Schlegel, le philosophe Fichte, qui l’influencera, ainsi que le poète Hölderlin. Alors qu’il a vingt-deux ans, une passion aussi ardente que platonique naît de la rencontre avec Sophie von Kühn, alors de dix ans sa cadette. C’est probablement elle, personnifiant la sagesse, qui, s’appelant précisément Sophie, intervient dans le récit auquel nous consacrons les pages qui suivent. Enlevée à ce monde, la jeune Sophie, laisse Novalis désespéré. Mais, d’une façon quasiment alchimique, du plus noir du désespoir naît un chef-d’œuvre du premier romantisme allemand, les Hymnes à la Nuit. Puis, désirant devenir ingénieur, il entre à l’École des Mines de Freiberg (Saxe) qui, fondée en 1765, constitue le centre d’étude des minéraux et de la métallurgie le plus ancien dans le monde. Là, outre la minéralogie, il étudie la géologie, la chimie mais aussi le calcul différentiel sous la direction du Français d’Aubuisson de Voisins (1762-1841). Depuis la disparition de Sophie, il avait le pressentiment qu’il n’aurait que peu de temps à vivre. Il devait mourir de phtisie à vingt-neuf ans, laissant inachevé un autre chef-d’œuvre, Henri d’Ofterdingen, livre qui pourrait se sous-titrer « Le grand mystère de la fleur bleue ».

Dans un récit précédant, Les Disciples à Saïs (1792, publié en 1802), il évoquait le symbolisme ésotérique du Rosenblütchen (« Bouton-de-Rose), reconduisant, sans l’énoncer trop ouvertement, aux mystérieux Rose-Croix et à l’alchimie. On a dit de cette mystérieuse fleur bleue qu’elle établissait la jonction entre le monde réel et celui du rêve. Mais, à nos yeux, c’est bien plus que cela, car ce végétal est nimbé de surnaturel qui s’épanouit dans les songes en se faisant métaphorique d’un savoir venu de temps immémoriaux et d’une idéale (supra)humanité. De la sorte, transparaît le thème de l’Hyperborée. Notons que Henri d’Ofterdingen est un roman inachevé, comme Le Conte du Graal, de Chrétien de Troyes, Le Roman de la Rose, commencé par Guillaume de Lorris et poursuivi par Jean de Meung, ou encore, plus près de nous, Le Mont Analogue, de René Daumal (en 1944). Le texte de Novalis ne revêt pas qu’une importance considérable dans l’aurore du Romantisme Allemand. Un siècle après le décès de l’auteur, il provoquera un irrésistible l’élan vers l’idéalité de millions de jeunes Européens.

L’ONIRIQUE VISION DE LA FLEUR BLEUE.

Au début du roman, le jeune Henri plonge dans les méandres d’un rêve tourmenté : il semble traverser des millénaires, se retrouver séquentiellement au milieu de civilisations diverses et vivre plusieurs existences, comme s’il était projeté dans une partie de l’Histoire de notre monde.

Emblème des Fahrenden Gesellen dont le bleuet blasonne les chemises, comme le bouais-jan chez nous.
Emblème des Fahrenden Gesellen dont le bleuet blasonne les chemises, comme le bouais-jan chez nous.

Puis, « Il lui parut qu’il avançait, seul, dans une forêt sombre et dense où il était rare qu’on vit un peu de jour filtrer ». Ses pas le conduisent « à l’entrée d’une galerie creusée dans le roc » et, bientôt, le voilà parvenu « à un vaste élargissement de la voûte qu’il avait aperçu, de loin, resplendissant d’une vive lumière. Il constata, en y entrant, qu’il s’agissait d’un puissant jaillissement qui s’élançait, comme d’une source vive, jusqu’au dôme de la voûte pour retomber dans le poudroiement de milliers d’étincelles recueillies, en bas, par une vasque de grande dimensions ; cette jaillissante colonne avait l’éclat splendide de l’or en fusion […] Il plongea sa main dans la vasque et humecta ses lèvres : ce fut comme si le pénétrait un souffle spirituel, et il se senti au plus profond de soi rafraîchi, fortifié ». Se baignant dans la vasque, « Un sentiment intérieur de céleste délice l’envahit » [2]. En suivant le cours d’un ruisseau qui sortait de la vasque, il finit par arriver « sur un moelleux gazon, tout au bord d’une source ». Il remarque alors que « la lumière du jour était plus limpide et plus douce […] et le ciel, d’un azur presque noir, était parfaitement pur. Ce qui, pourtant, le fascinait avec la force irrésistible d’un charme tout puissant, c’était, et ici même, tout auprès de la source, une fleur élancée et d’un bleu lumineux qui l’effleurait de ses larges feuilles resplendissantes ». À ce moment, « comme il voulait s’approcher d’elle, il la vit tout soudain qui bougeait et commençait à se transformer ; les feuilles se faisaient de plus en plus brillantes et venaient se coller contre la tige, qui elle-même grandissait ; la fleur alors se pencha vers lui, et ses pétales épanouis se déployèrent en une large collerette bleue qui s’ouvrait délicatement sur les traits exquis d’un doux visage. Dans un étonnement émerveillé et délicieux qui ne cessait de croître, il suivait la métamorphose singulière, quand, brusquement, il fut réveillé par la voix de sa mère »[3].

Oiseaux-Migrateurs_Wandervogel

Après ce qui semble être une sorte de pérégrination morcelée à travers un temps couvrant on ne sait combien d’existences – et ce flou volontaire traduit adroitement le caractère éphémère de la traversée des vies supposées –, Henri se retrouve dans un territoire qu’on imagine presque vierge d’habitants si ce n’est que la vasque témoigne d’une habile réalisation nécessitant intelligence et labeur du burin. La couleur de l’eau jointe à ce que représente l’image d’un réceptacle circulaire centré par le jaillissement, se font évocateurs de l’Âge originel. En effet, la coupe (la vasque) est l’équivalent du Graal, objet symbolisant la Tradition primordiale et son prodigieux  pouvoir de régénération. De plus, le jet vertical suggère la notion d’Axe du monde que l’on sait indissociable du symbolisme polaire[4]. On frôle ici le thème de la fontaine d’hydromel (aux flots évidemment dorés) que garde la savantissime tête de Mímir dans le mythe nordique[5]. Fontaine symbolisant le lieu – artésien – où commence le savoir énonçant les fondements métaphysiques d’un être. Notons au passage que la Fleur Bleue s’épanouit près d’une source.

La découverte de cette fleur s’opère dans un décor qui semble ne plus appartenir à notre espace familier par la lumière si particulière – « plus limpide et plus douce » – que diffuse ce ciel singulier « d’un azur presque noir » : image – et sorte d’oxymore semblable au « clair-obscur » – insinuant que ce monde vibre d’une intensité supérieure au nôtre au point que la diurne coloration céleste semble se résorber dans le plus foncé des lapis-lazulis. Ici, dirait-on, les teintes se focalise en un extrême où résonne – où pulse – leur essence archétypale.

Le propre père d’Henri avait lui aussi, dans sa jeunesse, fait un rêve similaire car il se voyait marchant le long d’interminables couloirs creusés dans un mont avant d’arriver, selon ses mots, « sur une vaste plaine, mais dans un paysage qui ne ressemblait en rien à la Thuringe […] Des sources partout, et partout des fleurs ; et notamment une fleur entre toute les autres, qui me plaisait tout particulièrement et devant elle, à ce qu’il me sembla, les autres fleurs s’inclinaient toutes ». Quelqu’un dit alors : « Tu as vu la Merveille du Monde. Libre à toi de devenir le plus heureux des êtres sur la terre et, de surcroit, un homme illustre […] tu n’auras qu’à seulement bien faire attention à une petite fleur bleue que tu découvriras ici […] cueille-la, et laisse ensuite avec humilité la Providence céleste te guider […] Là-dessus, dans mon rêve, je fus mis en présence des plus grandioses figures et des personnalités les plus hautes de l’humanité, et j’eus devant les yeux le défilé fantastique de l’infini des temps dans la diversité de ses perpétuelles métamorphoses » [6]. Comme on le constate pour la seconde fois, le rêve entraîne vertigineusement le dormeur dans le déroulement des époques et jusqu’en des périodes échappant à nos chronologies. Cette fleur serait donc au centre d’un kaléidoscope d’images  montrant d’innombrables événements qui se sont succédés durant le cycle des quatre Âges ; car il ne fait aucun doute que Novalis a connaissance de la doctrine dont le Grec Hésiode se fait l’écho en ce qui concerne l’histoire des hommes. De fait, à plusieurs reprises, notre auteur mentionne l’Âge premier. Notamment lorsqu’il nous dit que le chant d’un jeune poète préfigurait « la perpétuation éternelle de l’Âge d’Or revenu »[7].

Arnvald du Bessin, La Maove, 90, printemps, 2014

[2] Henri d’Ofterdingen, traduit de l’allemand par Henri Guerne, Édition Gallimard, Paris, 2011, p. 21-22.

[3] Ibid., p. 23.

[4] Cf. René Guénon, Symboles de la Science sacrée,

[5] Voir dans le précédent numéro l’article consacré à cette figure du panthéon viking.

[6] Ibid., p. 29-30.

[7] Ibid., p. 68.

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