Les Wandervogel – 1936

Trop de gens croient que le camping et le naturisme, actuellement si en vogue, sont deux sports de jeune date. Aussi, avons-nous pensé utile et juste de rappeler ce que l’un et l’autre doivent aux Wandervogel (Oiseaux migrateurs) qui formaient, il y a 40 ans, en Allemagne, un mouvement de jeunesse plein de saine et joyeuse turbulence.

Un étudiant berlinois, Karl Fischer, eut l’idée, dans les toutes dernières années du XIXe siècle, d’entraîner vers la campagne et les bois, du samedi au dimanche soir, toute une partie de la jeune bourgeoisie aisée de Steglitz, ce faubourg de Berlin où résidaient les familles d’officiers et de fonctionnaires.

Ce qui liait ces jeunes gens, c’était le besoin de s’évader du « bahut » et de sa sévère discipline, comme d’échapper à l’atmosphère contrainte du toit familial. Ce besoin d’émancipation, de « changer d’air », les poussait vers la nature. Pendant un jour et demi, ils se plongeaient dans un bain d’air pur, avec pour compagnons les arbres, les fleurs, le vent et le soleil. Durant cette folle récréation, ils brisaient les liens qui les tenaient esclaves de la civilisation et des ineptes obligations. Être libres ! Ce fut là leur première devise.

Abandonnant leurs uniformes d’école, leurs vêtements trop soignés, ils adoptèrent une attitude débraillée pour courir par monts et plaines, avec pour tout bagage une besace au dos contenant quelques gamelles pour cuisiner au grand air. Ils dormaient dans les bois, sous des abris naturels, ou dans des granges et des étables, rarement dans des auberges. Ainsi ils goûtaient pleinement la joie d’être libres, comme des vagabonds. Ce dérivatif hebdomadaire était la soupape de sûreté qui les empêchait de jeter leurs bouquins à la tête des profs, et la vaisselle à la figure du Vater.

Ce groupe embryonnaire devint bientôt un vaste mouvement qui s’organisa sous le nom de Jugendbewegung ; mais les garçons de Karl Fischer n’en furent qu’involontairement les promoteurs. En effet, c’est surtout par réaction contre l’autorité établie qu’ils prirent une attitude anarchique. Par exemple, la respectabilité des « Vieux », leur maintien guindé, leurs recherches vestimentaires, provoquèrent chez les « Jeunes » l’adoption de chemises molles, de culottes courtes, de godillots. Ils devinrent antialcooliques et végétariens parce que les « Vieux » avaient le souci de la bonne chère. Les idées des « Vieux » sur le prestige de l’armée, la condition sociale de la femme (que l’on considérait comme mère de famille ou comme prostituée) et le faste des relations mondaines, furent également prises en contrepartie par les « Jeunes », ce qui provoqua leur antimilitarisme, leur camaraderie entre les sexes et la fraternisation avec la classe prolétarienne. Enfin, au progrès industriel, dont leurs pères étaient si fiers, les Wandervogel opposèrent le retour à la nature. Il faut le répéter, ce naturisme ne fut au début qu’un jeu d’étudiants, et ce n’est que plus tard, devant l’amplitude du mouvement, que les chefs voulurent lui donner une justification philosophique.

12 octobre 1913 ! Date importante et grandiose pour le Jugendbewegung. A l’appel des créateurs du mouvement, 10.000 délégués des Wandervogel se réunissent au Hohen Meissner, près de Cassel. Ils se proclament solennellement « les représentants de la Jeunesse nouvelle » et lancent « dans la lumineuse et sereine intimité de la nature » un manifeste dont la hardiesse nous étonne encore. En voici quelques extraits :

« Retrouvez l’homme en vous ! Rompez l’étroitesse des limitations de votre être intellectuel et moral, celles où vous enferme la tyrannie des organismes politiques, celles où vous enferme votre métier, celles où vous enferme une spécialisation scientifique ! Laissez vivre votre âme ! Redevenez des hommes vivants !

« …Il faut rompre avec les méthodes routinières, s’élever contre la technique industrielle et l’économie politique destructrices de l’âme et de l’unité substantielle de la personne humaine et dénoncer la corruption moderne… Libérer l’individu moderne des préjugés étroits, des idées toutes faites et des jouissances matérielles...

« … Il faut devenir un être humain vraiment libre, un être qui a conquis par un effort persévérant de discipline exercé sur lui-même la liberté morale intérieure. Il doit s’interdire les compromis et affronter les conflits de conscience même douloureux, même tragiques. Être, au surplus, d’une indépendance rigide et ne se subordonner à aucune autorité qui ne légitime pas ses titres… » (Cité par A. Vulliod dans Aux Sources de la vitalité allemande.)

Enfin, à l’heure même où le militarisme allemand se préparait à une guerre effroyable, les Wandervogel avaient le courage de crier publiquement leur dégoût pour un massacre humain. Ils déclaraient dans leur manifeste « ne pas vouloir porter l’épouvante de la guerre dans la patrie d’autres jeunes gens, comme l’avait fait la génération de leurs pères ». Ils entrevoyaient « derrière les nationalités hostiles une entente future des peuples de l’Europe ».

L’écrivain allemand Ernst Erich Noth, dans La Tragédie de la Jeunesse allemande, a dépeint magnifiquement cet élan vers une vie meilleure. C’est un devoir pour nous de le citer :

« Pendant que les bourgeois, enivrés de bière, de l’éclat des uniformes, des accents de la phraséologie wilhelminienne, célébraient avec un enthousiasme tumultueux le centenaire de la bataille de Leipzig, la Jeune génération loin de cette kermesse, se rassemblait sur les hauteurs du mont « Hohen Messner » pour évoquer un meilleur avenir et prédire l’avènement d’une race capable d’opposer au monde bourgeois déclinant de sérieuses revendications et de plus nobles aspirations. La Jugendbewegung était devenue la force motrice occulte des myriades de jeunes cœurs qui s’engageaient sur la nouvelle voie. »

Un an plus tard cette fière jeunesse était jetée dans la mêlée.

A la guerre succéda la misère…

Dès 1919, on rencontrait sur les routes d’Allemagne des groupes de garçons vêtus de haillons, coiffés de vieux chapeaux melon et même de chapeaux de femme, sac au dos, marchant au pas cadencé et chantant des obscénités.

Ces groupes, ces cliques sauvages, comme ils aimaient à s’appeler, étaient constitués par des garçons dont les pères avaient été tués à la guerre ; les mères, travaillant péniblement pour gagner quelques marks, les laissaient se débrouiller à leur guise. Ces malheureux, aigris par la misère et livrés à eux-mêmes, prétendaient retourner à la sauvagerie. Leur cri de ralliement était : « Wild ! Frei ! » (Sauvage et libre !). Ils parcouraient les campagnes, vivaient de maraudes et campaient dans les bois, quelquefois cinq ou six sous une même-tente. Souvent une femme les accompagnait, la Cliquenkuh.

On a évalué à 14.000 le nombre de ces hors-la-loi. Ils avaient pris en haine la civilisation et se donnaient des noms terribles : Apaches rouges, Ossements sanglants, Pirates des bois, Sang d’Indiens…

Était-ce là les derniers représentants du mouvement Wandervogel ? Cette anarchie était-ce tout ce qui restait du noble idéal du Jugendbewegung ?… Non, c’était simplement des malheureux que la misère poussait à bout.

C’est en 1925 que j’ai connu les véritables Wandervogel, les dignes successeurs des étudiants du Hohen Messner. Toutefois, l’idéal des aînés me sembla bien affaibli. Les nouveaux Wandervogel étaient plus sportifs qu’intellectuels ; la dure épreuve de la guerre les avait rendus plus réalistes. On ne cherchait plus à réformer la société, ni à améliorer le genre humain. Chacun s’efforçait de se façonner un corps solide et un cerveau apte à s’adapter à toutes les circonstances.

C’est par groupe de 10 à 15, garçons et jeunes filles, que nous allions camper dans les belles forêts qui bordent le Rhin. Un de nous, désigné par un commun acquiescement, faisait fonction de chef ; c’était le plus âgé ou celui jugé le plus débrouillard. Pas de hiérarchie, pas de grades, pas d’insignes ; une bonne camaraderie seule nous unissait tous.

Notre costume, aux garçons comme aux filles, était des plus simples et des plus commodes pour la vie en plein air : culotte tyrolienne, chemise à manches courtes et col à la Schiller, gros souliers cloutés, tête et jambes nues. Nos sacs à armature (genre Bergan) contenaient, outre nos effets personnels, une couverture en duvet fin, un réchaud à essence, une popote en aluminium et une partie de la tente légère qui nous abritait par groupe de deux ou trois.

Partis dès l’aube, nous marchions d’un pas entraîné toute la matinée. A l’heure la plus chaude, nous nous arrêtions dans quelque agréable clairière, près de l’eau, et nous montions les tentes. L’après-midi se passait en jeux et en baignades ; la culture physique étant réservée pour le réveil. La natation, les bains de soleil et la plupart des jeux se pratiquaient intégralement nus. C’était l’heureux temps où la Freikorperkultur (la libre culture du corps) régnait dans toute l’Allemagne. En vrais enfants de la nature nous étions insensibles à la pudeur ; mais il n’y avait entre nous pas d’autre attachement que celui d’une forte et franche camaraderie. Nous ne faisions aucune distinction entre garçons et filles, même pour les corvées les plus dures et les plus ingrates. Nous trouvions normal qu’une jeune fille allât chercher l’eau et le bois pendant qu’un garçon cuisinait.

La nuit tombée, nous nous réunissions autour d’un grand feu et nous chantions, en nous accompagnant avec des harmonicas. Et c’était là l’heure la plus agréable de la journée.

Nous chantions, avec nos cœurs, notre joie d’être jeunes et libres au sein de la plus belle des natures.

Jusqu’à l’avènement d’Hitler, il exista en Allemagne une multitude de groupes se rapprochant plus ou moins du mouvement Wandervogel. Quoique formant des groupes absolument indépendants, ils étaient unis en une vaste association : la « Bündische Jugend », c’est-à-dire la ligue de la jeunesse. Ils pratiquaient tous le camping, le voyage à pied et la vie au grand air. Seules des divergences d’opinions religieuses ou politiques les divisaient. Plusieurs de ces groupes avaient des relations avec les scouts et les campeurs des autres pays.

En 1933, tous ces groupes furent dissous par ordre du chancelier et seule la Reichsschaft Deutscher Pfadinder (Scouts allemands) survécut encore un an.

La révolution hitlérienne balaya les Wandervogel comme la guerre l’avait fait vingt ans plus tôt.

Georges VALLIET. Le 22 mars 1936, Vendredi

1936-03-22_Vendredi_Les Wandervogel
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