NOËL CHEZ LES SCOUTS — 24 décembre 1933

Sur la forêt blanche de givre, le fiel d’azur se teinte de rose. La mousse et les feuilles sèches, brodées de gel, craquent sous les pas. Le soleil qui luit entre les branches fait éclater de rire le pivert et gazouiller les rouges-gorges.

Des voix juvéniles montent derrière les fourrés d’ajoncs et de genévriers. Un grand feu pétille gaiement, à mi-coteau, devant une haute muraille de roc, où s’ouvre la bouche d’ombre d’une petite grotte. Quel joli camp de Scouts pour une veille de Noël ! Camp d’un jour !… Ce matin, la troupe a quitté le chef-lieu, à 20 kilomètres d’ici, par l’autobus qui dessert la région, et, ce soir, on descendra au hameau voisin pour guetter le retour de la voiture qui ramènera cette belle jeunesse à la ville, pour la messe de minuit.

Un seul jour de plein air, mais un jour qui sera bien rempli… Ce matin, à peine descendus de l’autobus, les Scouts trouvaient déjà l’occasion de faire leur B. A.[1] quotidienne en aidant un malheureux charretier dont le cheval, glissant des quatre fers, venait de l’abattre, à l’entrée du village. Le chargement de fagots s’éparpillait de tous côtés. L’homme jurait, blasphémait, fouaillait sa bête. On lui avait démontré clairement combien c’était mal d’injurier Dieu la veille du jour où il est descendu du ciel pour nous sauver tous ; et le scoutmestre[2], arrachant le fouet des mains de cette brute, lui avait fait honte de maltraiter un pauvre animal dont les genoux saignaient sur la route. Ceci fait, prestement, et paiement, à la mode scoute, les garçons avaient aidé à relever le cheval, ramassé et rechargé les fagots, et jeté en guise d’adieu, au charretier éberlué :

— Bonne fête de Noël !… Priez pour nous à la messe de minuit…

Le cœur épanoui par cette bonne action, nos Scouts s’étaient élancés, pleins d’entrain, par les sentiers tortueux du sous-bois, à l’assaut de la colline, jusqu’à cette petite grotte où ils venaient évoquer le souvenir de la Nativité. Très vite, un grand feu avait flambé dans la clairière, abritée du Vent du Nord par le mur de roches grises. Et c’était aussitôt l’animation habituelle des camps : les bâtons mis en faisceaux, les couvertures déployées, les sacs et les musettes ouverts sur la mousse, les cuistots affairés autour des gamelles, les bûcherons, la hachette en mains, courant vers les taillis, les porteurs d’eau allant remplir les seaux de toile à la mince cascatelle, bordée d’aiguilles de glace, qui tombait d’une faille du rocher. Quel déjeuner délicieux, dégusté par de robustes appétits, que ce repas en plein air, autour au feu de camp !

Éveillé par les rires et les voix de la troupe joyeuse, le soleil, brusquement, s’était mis de la partie. Ses tièdes rayons, comme une baguette de fée, avaient, en un clin d’œil, chassé les brumes, et, au-dessus de la colline était apparue, dans un éblouissement, la gracieuse vallée poudrée à frimas[3] et toute étincelante de mille et mille pierreries.

Le café fumait dans les quarts. Le baiser du soleil réchauffait les doigts gourds. Il y avait plus de joie pure dans les yeux brillants des coûts que dans toutes les perles et tous les diamants de la vallée.

On félicitait Gilbert, un jeune chef de patrouille, aux manches ornées de petites rouelles multicolores, qui avait indiqué ce joli lieu de campement.

— Ce brave « C. P. » ! Comment connaissais-tu ce coin-là ?

— Bien simple ! Ma grand’mère avait sa propriété à cent mètres du village. Voyez-vous, là-bas, cette maison sous un vieil orme… Nous y passions toutes nos vacances.

— Et : maintenant, on n’y vient plus ?

— Hélas ! non. Le curé du village est mort. On n’a pas pu le remplacer. Pour avoir la messe, le dimanche, il fallait aller à 12 kilomètres. Un pays sans prêtre n’est plus un pays habitable. Grand’mère a vendu sa propriété et est venue vivre avec nous…

Le visage du scoutmestre s’était fait grave, un peu triste.

— Pas habitable, ce ravissant pays ? Quel dommage !

Chez les Scouts, on ne s’attarde pas à table. Vite, les grâces dites, les garçons s’étaient précipités dans la grotte, qu’il s’agissait de transformer en un petit Bethléem. En deux heures de temps, avec de la verdure, de la mousse, des cailloux blancs et gris, du lierre, du houx aux grains de corail, on avait aménagé une charmante crèche, et tandis que les « novices » et « aspirants » allumaient dans la mousse des multitudes de bouts de bougies, les aînés de la troupe disposaient avec art, dans ce décor rustique, les moutons, le bœuf, l’âne, et les saints personnages apportés de la ville. Lorsque le mignon petit Jésus but été placé aux pieds de Marie et de Joseph, et que le scoutmestre, (grâce à sa haute taille, eut accroché au ciel de la grotte une étoile resplendissante, les adolescents s’agenouillèrent comme les bergers pour réciter en commun de belles prières.

Leurs dévotions achevées, ils firent la voûte avec leurs bâtons, au-dessus de la crèche, en chantant à pleine voix de vieux cantiques de Noël. Sur le fond noir de la grotte, éclairés d’en bas par les bouts de bougies semblables à des vers luisants, les jeunes yeux étincelaient dans les visages roses, respirant santé, franchise, netteté et joie de l’âme. Après les cantiques de Noël, on entonnait des chants scouts. Cependant, le maître queux[4], soucieux de ses devoirs d’état, regarde son bracelet-montre et sort pour activer le feu autour de la bouilloire où chauffe l’eau du thé de 4 heures. En rentrant, il touche l’épaule de deux ou trois bûcherons.

— La provision s’épuise. Il faut encore quelques brassées de branchages.

Dociles, les boys se précipitent au-dehors.

Le dernier refrain s’achève. Maintenant, le scoutmestre se faisant l’interprète de l’Enfant Jésus, remercie ses Scouts et leur donne les consignes de Noël. Il parle bien, le cher scoutmestre, et nul ne s’en étonne. Il est bien naturel qu’un étudiant en droit, qui se destine sans doute à la profession d’avocat, ait des dispositions pour l’éloquence.

Clameur au-dehors :

— À l’aide !… Notre-Dame, Montjoye !…

On se précipite. Ce sont les garçons, partis pour la corvée du bois, qui reviennent, portant presque dans leurs bras une vieille pauvresse. Ils l’ont trouvée au fond d’une combe glacée, à demi congestionnée par le froid, près de son fagot de bois mort.

On s’empresse autour d’elle. On l’entoure de couvertures. On l’installe devant le feu de camp dont une pluie de pommes de pin fait monter et danser les flammes. Justement, l’eau chante sur les braises. Vite, du thé bouillant ! Une goutte de rhum ! La vieille reprend couleur, ses yeux atones redeviennent vivants, sa langue se délie. Rassurés sur son compte, les Scouts, assis en cercle, prennent aussi leur thé.

— Montjoye ! Montjoye !… Deux B. A. au lieu d’une ! Deux services rendus !… Une vie peut-être sauvée !… Et pour donner à leur bonne action toute sa fleur, tout son parfum, ces gentils enfançons, chevaliers d’aujourd’hui, traitent la pauvre paysanne avec la révérence et la courtoisie dont les preux d’autrefois entouraient les princesses captives… Le soleil disparaît, disque rouge, derrière les arbres noirs. La ligne d’or qui, vers l’Ouest, ourle les nuées grises, pâlit, s’atténue, s’efface. La nuit va descendre. Tout à coup, dans le mystère du crépuscule, une cloche tinte, puis deux, et, sur la vallée qui s’embrume, éclate soudain le grand carillon de Noël.

— Que signifie ? questionne le scoutmestre, surpris. Ne disais-tu pas, Gilbert, qu’il n’y a plus de prêtre, plus de culte en bas, au village ?

— Il n’y a plus de curé, répond la vieille paysanne, mais la demoiselle qui fait le catéchisme aux petits paye l’ancien sacristain pour qu’il sonne les cloches quand même. Elle dit comme ça que ces cloches, à force d’appeler au secours, seront peut-être entendues, et que quel qu’un se présentera pour sauver la paroisse qui se meurt… Un silence… L’écho de ces paroles chemine dans les âmes… Et c’est le branle-bas du départ… Le camp levé, les sacs bouclés, le feu éteint, on redescend la colline. Deux chevaliers servants donnent le bras à la pauvresse. Personne ne parle… Nul autre bruit que celui des cloches, dont la grande voix, qui clame au secours, remplit la campagne et semble émouvoir la nuit. On atteint le village, vingt minutes avant le passage de l’autobus.

— Entrons dans l’église abandonnée, propose le scoutmestre.

Les bouts de bougies se rallument et l’on pénètre dans une nef délabrée, où tout est poussière et moisissure. La troupe s’arrête devant le tabernacle vide.

Alors, derrière les garçons, s’élève la voix frémissante du scoutmestre :

— Frères scouts, vous savez que le scoutisme c’est la chevalerie moderne, et que Victor Hugo a dit, en définissant le chevalier chrétien : « Il écoute partout à l’on crie au secours. » Aujourd’hui, mes amis, mettant en pratique nos commandements d’honneur, nous nous sommes efforcés de servir les autres, nous nous sommes tenus aux écoutes, nous avons répondu de notre mieux à deux appels. Un troisième, pressant, déchirant, vient de venir à nous, ce soir, sur les ailes des cloches. Il ne sera pas dit que la troupe est restée sourde à ce dernier cri de détresse. L’un de nous y répondra. Je me réserve cet honneur. Amis très chers, il y a longtemps que Dieu m’appelle. Cependant, je comptais donner encore quelque temps à ma famille. Mais, ce soir, cette plainte désolée est entrée dans mon âme, poignante comme un reproche. Je promets à Dieu, devant vous, de répondre sans retard au grand appel. Frères scouts, il faudra nous séparer, mais je ne vous quitterai que pour un plus haut service… Et, maintenant, prions ensemble pour que Jésus bénisse son futur prêtre et lui donne force et courage. Les genoux se ploient sur les dalles de l’humble église victorieuse. Les yeux se mouillent, les forges serrées par l’émotion peuvent peine répondre au Pater. Et le nouvel élu croit voir s’animer, dans la sombre nef, les vieux saints de pierre qui lui disent :

— Va, Scout de France, va !…

Jean Vézère. Contes de « La Croix », La Croix, 24 décembre 1933

 

[1] Leur bonne action

[2] Le terme Scoutmestre, traduction de l’anglais Scoutmaster peut avoir plusieurs sens. Il parait venir non directement d’Angleterre mais de Belgique où il est utilisé dès 1916 comme neutre du point linguistique pour les wallons et les flamands. Le Père Sevin l’a connu dans ce contexte. Le Scoutmestre était aussi utilisé pour désigner le chef de troupe chez les SDF des débuts du mouvement.

[3] Être poudré à frimas signifie avoir une légère couche de poudre blanche sur la chevelure.

[4] le chef de cuisine

Article précédent
Article suivant

Similar Articles

Comments

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Populaire