En route pour les joyeuses randonnées

J’AIME à marcher à mon aise et à m’arrêter quand il me plait. La vie ambulante est ce qu’il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus à mon goût. Au reste, on sait déjà ce que j’entends par beau pays. Jamais pays de plaine, quelque beau qu’il fût, ne parut tel à mes yeux. Il me faut des torrents, des rochers, des sapins, des bois noirs, des montagnes, des chemins rabo­teux à monter et à descendre, des précipices à mes côtés, qui me fassent bien peur… »

Ainsi parle, au cours du quatrième livre de ses Confes­sions, Jean-Jacques Rousseau, l’un des hommes qui ont le plus aimé et le plus pratiqué la marche à pied. Il a fait l’éloge de ce sport en vingt endroits dans ses œu­vres.

Après plus de deux siècles, la marche, la randonnée, n’a perdu aucun des charmes pour lesquels Jean-Jac­ques s’enflammait. Le voyage, le sac au dos, les souliers ferrés aux pieds à travers les montagnes, les torrents, les rochers, les bois noirs, reste l’une des manières de vivre qui mérite d’être le plus au goût de la jeunesse sportive, pour l’utilisation de ses loisirs.

Mais encore faut-il, pour goûter pleinement tout le charme de la randonnée, connaître quelques éléments qui évitent au randonneur débutant les déboires tragi- comiques que je décrivais dans un article précédent.

La première condition d’une agréable randonnée est d’être bien chaussé. Il parait peut-être ridicule de ré­péter ces lapalissades qu’on imagine figurer dans « le manuel de l’infanterie de campagne », mais pour bien marcher, il faut avoir de bons pieds, et pour avoir de bons pieds, il est indispensable de porter de grosses chaussures montantes, de cuir graissé, bien souple, aux semelles de cuir ferrées, des chaussures larges, dans les­quelles on pourra mettre, sans avoir le pied serré, une paire, ou mieux, deux paires d’épaisses chaussettes de laine. Si, cependant, après une longue marche et malgré ces précautions, le pied s’échauffe, graisser les parties enflammées, percer les ampoules avec un fil de soie, modérer son allure, diminuer les étapes…

Après le soulier vient, par ordre d’importance, le sac. Il faut choisir un sac tyrolien, aussi vaste que possible, aux courroies d’épaules bien larges et si possible rem­bourrées avec ou sans armature dorsale. Si on en a la possibilité, il ne faut pas craindre l’achat d’un sac de bonne qualité (75 à 100 fr. sans armature, 125 à 150 fr. avec armature), car un tel sac sera d’une grande com­modité par ses aménagements et pourra faire un usage de dix années et plus. De même il y aurait un réel in­convénient à acheter des souliers de qualité médiocre (moins de 100 fr.) qui durcissent et blessent le pied au bout d’une saison.

Un bon sac tyrolien comporte une large paroi inté­rieure qui le sépare en deux parties et plusieurs poches extérieures. Dans la partie intérieure qui touche le dos du campeur, on place les vêtements et le linge. Dans la seconde partie intérieure on place les vivres et les casse­roles. Dans les poches extérieures viennent les objets de toilette, les cartes, les guides, les couverts et tous les menus objets dont on a à faire un fréquent usage.

Un sac de randonnée doit contenir tout l’essentiel, et ne contenir que cela. Il faut, avant tout, que son poids soit à la mesure de celui qui le porte. Il faut éviter qu’un sac soit trop chargé. Le randonneur qui, par sa faute, se serait trop chargé ne doit pas hésiter à déles­ter son sac après une première marche d’essai.

Détaillons maintenant le contenu du sac.

Tout d’abord les vêtements. Il est indispensable d’em­porter une veste ou pèlerine imperméable, un tricot bien chaud, une chemise de flanelle de rechange, quelques paires de chaussettes de laine, des slips (remplaçant ca­leçon et maillot de bain). L’équipement des femmes n’est pas très différent. Il faut aussi, si l’on ne veut pas être condamné à l’auberge, emporter avec soi soit une couverture de laine cousue en « sac à viande » et assez grande pour contenir le campeur couché droit, des pieds à la tête, soit un sac de couchage léger, de duvet piqué dans de la percale. Si l’on veut coucher à la belle étoile une légère toile imperméable (ou une vaste pèlerine de caoutchouc qui remplace du même coup la veste) peut être utile. Je réserve ici la question de la tente.

Quels vivres doit emporter dans son sac un « randon­neur ». Le choix des vivres dépend, à mon avis, du pro­gramme des étapes. Si les randonneurs doivent, plu­sieurs jours durant parcourir des plateaux, des monta­gnes, où ils savent qu’ils ne pourront trouver dans les métairies rien d’autre à acheter que du lait, des œufs, du fromage et un peu de pain, ils devront emporter avec eux des vivres qui soient à la fois rapidement cuits et très nutritifs pour un poids très minime : le riz (cuit en un quart d’heure), les pâtes alimentaires, les fruits secs, les potages condensés, du saucisson, des gâteaux secs, des fromages secs…. Quelques conserves (pâté de foie, corned beef, rillettes, etc., en quantité aussi limi­tée que possible).

Si, au contraire, les randonneurs prévoient qu’ils tra­verseront, au cours de chacune de leurs journées de marche, un village où ils pourront se ravitailler, on ne saurait trop leur recommander de remplir leur sac de tomates, de concombres, de poivrons, de salades vertes (enveloppées dans des serviettes humides) et de toutes sortes de fruits. Rien n’est plus agréable après une mar­che au soleil que de manger une salade d’œufs durs, de concombres, de tomates, de poivrons, mélangés à une vinaigrette emportée toute préparée dans une petite gourde d’un tiers de litre. Ces légumes, ces fruits sont emportés dans ces minces boites d’aluminium qu’on trouve à bon compte et qu’on achètera de formes aussi variées que possible pour pouvoir les identifier facile­ment. On fera bien de choisir, entre autres, une boite hermétique (avec caoutchouc ! qui permettra d’emporter des légumes cuits dans leur jus. Les couvercles de ces boites servent d’assiettes. Les couverts des randonneurs seront pris tout bonnement dans le buffet de la cuisi­ne et on fuira comme la peste les grotesques et in­commodes couverts pliants, dits de « camping ». Pour boire on se servira d’un quart métallique semblable à celui des soldats en rejetant les timbales plates, plian­tes, etc. Ces larges quarts ont l’avantage de servir à de multiples usages et en particulier d’assiette à potage. On se munira également de ces boites à alvéole qui con­tiennent six œufs, et les transportent, frais, sans aucun risque de casse. L’œuf frais est, en effet, l’une des meil­leures ressources alimentaires du randonneur…

Pour la cuisine de randonnée, il faut, en règle géné­rale, éliminer la cuisine de camp, au feu de brancha­ges, entre deux pierres. Je sais qu’il est possible, pour un campeur expérimenté, dans un terrain favorable, d’obtenir, grâce à un feu de camp, une casserole d’eau bouillante cinq minutes après avoir posé son sac. Je l’ai fait. Mais je sais aussi qu’après avoir déjeuné, il m’a fallu passer des quarts d’heure terriblement longs à es­sayer d’enlever de mes casseroles la crasse qu’y avait laissée le feu de bois, sous peine de voir mon sac af­freusement sali par cette suie tenace… Il faut, à mon sens, laisser le feu de camp au camp fixe ou semi-fixe.

Nous recommandons donc le réchaud. Deux types sont en usage. Le réchaud à gaz de pétrole (type Primus) et le réchaud à alcool. Ils ont les uns et les au­tres leurs inconvénients et leurs avantages. Le réchaud à gaz de pétrole chauffe très vite et dépense peu de combustible. Il a l’inconvénient d’être assez cher et un peu délicat, son gicleur s’obstruant facilement. Pour ma part je juge excellent le réchaud à alcool pliant, d’un type classique, que j’emploie depuis dix ans. Il est com­posé de deux casseroles (un litre et un litre trois quarts), d’une poêle, d’un support et d’une lampe à alcool. Re­plié, le réchaud tient moins de place qu’une casserole de type courant. Monté, son support, en forme de coque­tier permet d’allumer du feu par le plus grand vent et sans aucun risque d’incendie. La double casserole per­met d’avoir toujours une casserole propre à l’extérieur et de ne pas salir le sac. La courroie qui le tient fermé permet de le suspendre à l’extérieur du sac, ce qui est, à de nombreux égards, préférable.

Qu’on adopte le réchaud à gaz ou le réchaud à pétro­le, on emportera une réserve de combustible dans une gourde d’un litre (cas de longue randonnée, sans ravi­taillement), ou d’un demi-litre (ravitaillement fré­quent). On éliminera, en tout cas, les alcools solidifiés ou en pastille, qui sont incommodes, puants et coûteux.

On fera bien d’emporter une petite pharmacie de voyage, très sommaire, avec pansement, teinture d’iode, huile contre les coups de soleil. Kola granulée (coup de fouet contre la fatigue), tous ces produits contenus dans des flacons robustes et fortement vissés.

Voici, avec les chaussures et les vêtements, le sac et son contenu, établie la liste du matériel de randonnée Passons, maintenant, à l’organisation de la randonnée elle-même.

Je ne conseille pas, pour une randonnée, des équipes très nombreuses. Des grandes bandes de quinze ou vingt personnes peuvent difficilement accomplir une vraie randonnée, car les risques de « pannes » aug­mentent avec les participants.

L’équipe idéale pour ces grandes marches est peu nombreuse : deux, trois, quatre, cinq personnes au maxi­mum. Il faut que ce soient de préférence des amis ou des couples se connaissant déjà assez bien, s’accordant bien, et d’une force physique à peu près égale, pour éviter une arrière-garde de traînards ou les excès d’un trop bon marcheur fatiguant le reste de la troupe.

Il est indispensable d’établir à l’avance, sur une carte à grande échelle et à l’aide d’un guide, un itinéraire bien composé, étape par étape. Car, pour parler comme Rousseau « avoir comme terme de sa course un objet agréable » est indispensable à l’intérêt d’une randon­née. Il est lassant de marcher pour marcher, pour abat­tre des kilomètres. Il est magnifique de marcher dans un beau pays dont chaque pas vous découvre un nouvel aspect, en sachant qu’on visitera, au cours de la journée une ruine romantique, une cascade, une belle forêt, un point de vue, une ville curieuse.

Il est donc indispensable d’établir à l’avance un itiné­raire. Mais il est aussi indispensable de ne pas le res­pecter servilement. Un jour où le ciel sera couvert, ou un jour de grande chaleur, vous marcherez sans en­train, vous vous éterniserez aux haltes, vous vous traî­nerez sur les chemins.

Ces jours-là, ne vous forcez pas, allez à votre aise, arrêtez-vous tant qu’il vous plaira. Ne vous inquiétez pas si un ami trop zélé vous démontre que ce soir-là vous ne coucherez pas au pied de la ruine célèbre qui était votre but. Vous la verrez demain. Vous avez le temps ; « allez dans un beau pays, sans être pressé ». Traînez sur les chemins, arrêtez-vous si vous en avez l’envie. Et sachez que demain, peut-être, il fera beau, que le soleil brillera, mais que le vent sera frais, que vous vous sentirez des ailes aux pieds, que vous rattra­perez joyeusement votre retard et que vous dépasserez de loin l’étape que vous vous étiez fixée.

Quelle est la longueur d’une étape, en randonnée ? Il n’est pas de mesure commune. Il y a de bons mar­cheurs. Il y en a de moins bons. Mais je crois qu’on peut fixer la longueur moyenne d’une étape, pour des mar­cheurs déjà entraînés, à vingt-cinq kilomètres. Cer­tains peuvent s’effrayer de ce chiffre. Il n’est pas exa­géré. Il ne représente après tout que cinq heures de marche moyenne par jour, sur quatorze heures de plein air. Bien entendu, il s’agit là d’une moyenne, il m’est arrivé, au cours de randonnées, d’abattre quarante kilo­mètres et plus dans ma journée et la veille ou le lende­main, d’en couvrir à peine plus d’une dizaine. On n’est pas toujours « en train ».

J’ai réservé jusqu’ici la question du coucher. Je ne suis pas partisan, après plusieurs expériences, de dor­mir sous la tente, en randonnée. Si rapide que soit le montage d’une tente, monter une tente n’est que l’une des nombreuses opérations qui sont nécessaires pour dresser un camp. Et un camp ne s’improvise pas faci­lement tous les soirs, et ne se lève pas si vite, les ma­tins. Coucher sous la tente perd beaucoup de temps, et fait perdre, dans la randonnée, ces heures exquises qui sont celles qui précèdent et suivent le coucher du so­leil, où l’on sent toute la douceur de vivre, d’être en plein air, en pleine santé, en pleine nature…

Faut-il donc être condamné à l’auberge ? Que non, remettez-vous-en au hasard, à la bonne fortune, à la belle étoile.

Le jour baisse. Les derniers oiseaux se sont tus. Des brumes grisâtres voilent déjà le bleu de la vallée. Vous êtes sur un plateau, à 1 200 mètres… la journée a été longue… Voici une ferme. Frappez-y. Malgré la défiance montagnarde, bientôt la famille se fera cordiale. De­mandez qu’on vous cède un peu de lait, un peu de pain, un peu de beurre. Faites la conversation avec ces mon­tagnards, ces gardes forestiers. Ils vous offriront bien­tôt de dormir sur leur grenier, dans le foin Vous ne dormirez mieux nulle part ailleurs que là (à condition qu’il s’agisse de foin bien sec et non de foin frais, en fermentation). Le lendemain vous serez plus joyeux qu’en sortant d’aucun lit quand vous irez vous laver à l’auge de la fontaine qui chante devant la porte de la grange.

Ou bien, à la nuit tombante, vous avez découvert une hutte de bûcheron ou de berger inhabitée, ou même un creux de rocher, près d’un ruisseau. C’est là que vous pourrez dormir. Enfin, par les beaux jours ou aucun nuage ne menace, par les grandes chaleurs, dormez à la belle étoile, sous un arbre, pour être à l’abri de la rosée du matin. Rien ne vaut cela, croyez-moi, et rien n’est plus agréable que le réveil à l’aube fraîche et d’aller se laver nu, dans un torrent.

Craignez-vous ces escales trop aventureuses, trop rus­tiques, trop vagabondes, recourez alors aux auberges de la jeunesse, dont un réseau serré couvre tous les pays de montagne où l’on peut faire des randonnées. Là, vous trouverez la fraîcheur, les chansons, le bon­heur. Rien des hôtels, où des enfants hurleurs et gi­flés piaillent dans les jupes d’une grand’mère gastral­gique, de ces hôtels de stations balnéaires, pour les­quels je suis sûr que vous avez encore moins de goût que moi-même. Les auberges de la jeunesse sont les escales idéales des randonnées.

Comment organiser l’emploi du temps des randon­nées ? Je vous conseillerai de marcher de bonne heure le matin et tard dans la soirée, aux heures où il fait le moins chaud. Plusieurs heures étant employées, aux environs de midi, à manger et à faire une longue, très longue sieste. Il faut beaucoup dormir si l’on veut beau­coup marcher. J’estime que dix heures de sommeil, en randonnées, sont une bonne moyenne.

Faites un grand repas à midi. Mais mangez souvent en dehors des trois repas habituels. Arrêtez-vous au moins une fois le matin et une fois dans l’après-midi pour manger un morceau. Vous ne devez jamais mar­cher avec la faim au ventre. Ne buvez pas avec excès (pour éviter une transpiration trop abondante), mais n’ayez, non plus jamais soif…

Et maintenant, quel pays choisir ? Ici encore nous se­rons d’accord avec notre maître Jean-Jacques. Jamais pays de plaine ne parut beau à nos yeux de marcheurs. Une randonnée de huit ou quinze jours « celle que je vous conseille) y serait obligatoirement monotone. Allez donc dans un pays de forêts et de montagnes.

J’ai fait dix randonnées dans les Vosges. Je ne me suis jamais lassé de cet admirable pays, véritablement fait pour les marches agréables et faciles, avec ses mon­tagnes aux pentes peu rapides, ses sentiers parfaits que les aiguilles de sapin rendent élastiques au pied, des torrents où coule partout une eau fraîche et déli­cieuse, ses points de vue, ses châteaux en ruines, ses magnifiques forêts, ses horizons renouvelés à chaque étape. Le seul et très réel inconvénient de cette contrée romantique est qu’il y pleut trop souvent et le beau temps est très nécessaire à l’agrément d’une randonnée.

Je ne conseille pas la randonnée dans les hautes ré­gions des Alpes que j’ai cependant parcourues à pied. Le danger des hauts sommets (car un randonneur n’est pas un alpiniste) vous condamne aux chemins mule­tiers, au fond des vallées, aux cols. Dans d’aussi gran­des montagnes, les distances sont toujours très consi­dérables. Vous avez, si longues que soient vos étapes, l’im­pression de ne guère avancer. Vos horizons ne se renou­vellent pas assez souvent. Vous manquez souvent d’un but, autre qu’un col à franchir, qu’une vallée à at­teindre.

Les régions montagnardes dont l’altitude moyenne est aux environs de 1 000 et 1 500 mètres, les zones de hauts pâturages d’été sont l’idéal pour de telles mar­ches. Je suis loin d’avoir parcouru toute la France, à pied. Mais je ne saurais trop vous recommander le Jura et ces prodigieuses Basses-Alpes, ces terres déser­tées et suprêmement belles dont Giono s’est fait le chantre. On m’a aussi vivement recommandé les Cévennes, le Mont Aigoual, certaines régions des Pyrénées…

Votre choix fait, partez. De longs jours durant vous aurez la sensation magnifique et sans égale d’être libre comme l’air, hors de tout, en pleine nature. Vous au­rez laissé derrière vous l’étape de la veille. Vous ne savez pas où vous mangerez aujourd’hui, où vous cou­cherez le soir. Autour de vous, les oiseaux, les arbres, les ruisseaux, le soleil, les nuages… Vous ne lisez plus les journaux. Vous croyez être revenu au commence­ment du monde à une sorte d’âge d’or. Aucun repas ne vaut celui-là… Demain vous serez plus fort, revenu à la ville, pour reprendre la lutte quotidienne.

par Georges SADOUI, Regards, 08.07.1937

Similar Articles

Comments

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Populaire