VISITE AUX HOMMES DE LA ROUTE

C’est avec un sourire, mais non sans une secrète envie que j’appris, au début de l’été, le départ de Jacques H. pour le Camp de Münsingen. Qu’allait chercher dans un village perdu du parc souabe, parmi des étrangers dont il ignorait et la langue et les mœurs, ce jeune Parisien dont la vie n’avait été jusque-là peuplée que de méditations, de lectures, de promenades solitaires ? C’est mon destin, me dit-il, que je joue dans cette expérience. Tout en se prêtant à la société, la plupart d’entre nous réservent le meilleur d’eux-mêmes ; je refuse un tel divorce auquel le monde bourgeois paraît, il est vrai, nous contraindre. Mon plus cher désir est d’exister moi-même, tout entier, corps, cœur et esprit, dans chacun de mes actes. À tout ce qu’autour de moi l’on admire ou recherche, j’ai dit adieu. Dans le travail physique, j’espère atteindre à une unité d’action que je n’ai pu jusqu’ici concevoir.

À Tübingen, je n’eus des nouvelles de Jacques que par ceux qui, le samedi, étaient « montés » au camp, jusqu’au jour où lui-même m’annonça qu’il rentrait en France fort avant le terme prévu. Il confessait avoir été déçu par les travaux ouvriers, tout en faisant une brève allusion à de passionnantes découvertes. La photographie au dos de laquelle Jacques avait écrit n’offrait à mon imagination, curieuse de connaître le cadre où ses espoirs avaient subi une nouvelle défaite, qu’une petite place en forme de triangle, écrasée par un lourd clocher. C’en fut assez, cependant, pour donner dans mon esprit une réalité sensible à ce bourg de Munsigen qui servait, je le savais, de base d’approvisionnement au camp. Aussi est-ce avec joie que j’acceptai, quelque temps après, de rendre visite aux hommes de la route.

De Reutlingen à Urach, nous roulons dans la profonde vallée de l’Erms où vignes et vergers rehaussent de leurs tons clairs la verdure sombre des forêts. Dès les premières pentes de la Rauhe Alp, la route s’élève, de lacet en lacet, à travers de grands bois, jusqu’à un large plateau presque nu dont les lignes rudes s’adoucissent à la lumière du soir. La monotonie de cette haute plaine est brisée par de profondes rides qui cachent des hameaux et des bourgs reliés par des chemins creux. Münsingen et Auingen traversés, nous abandonnons pour l’un de ces chemins la grand route qui descend vers Ulm. Quelques minutes plus tard, notre machine franchit une porte ouverte dans un mur d’enceinte et file entre deux lignes de baraques noires. Nous sommes au camp de travail.

Mon guide s’excuse de devoir vérifier des registres de comptes. Allemand du Sud dont le type physique s’apparente de près à certains types du Midi de la France, d’esprit grave, un peu méditatif, il est de ceux qui ont campé, dès 1926, en Silésie et qui ont su ranimer, sur les chantiers, quelque chose de la flamme sacrée du Mouvement de jeunesse. Je lui sais gré de me laisser ainsi face à face avec cette ville du travail et maître d’en forcer, à ma fantaisie, les secrets.

Parmi les silhouettes qui, dans le soir tombant, s’affairent d’une baraque à l’autre, quelques-unes me sont connues. Laszlo P. un jeune romaniste hongrois que j’ai rencontré quelques semaines plus tôt à Tübingen, me donne la clef de tout ce va-et-vient. La première session de travail finit, pour les étudiants, le lendemain. La plupart d’entre eux — ils sont une trentaine — partira, laissant la place à une nouvelle équipe, alors que les cinquante chômeurs qui les encadrent et qu’on emploie ici depuis plusieurs mois, resteront au Camp. Lui-même ne s’en ira qu’avec regret. Comme notre promenade ne s’écarte guère des deux rues perpendiculaires formées par les baraques, notre dialogue est parfois interrompu par un des membres de la colonie étrangère. Oxford a délégué deux étudiants. L’élégance un peu frêle de l’un fait paraître brutale la force de l’autre, un joueur de flûte à crinière de lion qui étudie la théologie pour entrer dans la Haute-Eglise. Une grande université italienne est représentée par Mario, l’enfant gâté du Camp dont le nom, lancé de groupe en groupe, sonne gaiement. Dans les jugements que portent ces étrangers sur la vie à Münsingen, il n’y a point de dissonance, nul désaccord ; Laszlo P. a donné la note juste. L’échec de Jacques H. est, sans nul doute, une exception. Personne n’a soupçonné, me semble-t-il, que ce camarade aimable, trop réservé peut-être, mais dont l’absence est regrettée, était venu risquer entre les deux fossés d’une route sa dernière chance d’entente avec les hommes. Tous ces jeunes gens paraissent être d’accord avec eux-mêmes et avec le monde. Flânant au seuil des baraques ou mettant à leurs bagages la dernière main, ils ont le cœur léger d’écoliers devant qui s’ouvrent des vacances. Plus l’heure s’avance, plus les rues et les alentours du Camp s’animent. Sur la route d’Auingen, l’éclat brutal de deux phares absorbe des feux follets tremblants : la camionnette aux vivres dépasse les volontaires de corvée qui remontent, à bicyclette, de la vallée.

Dans l’ouvrier à la veste verte qui m’entraîne vers le réfectoire, j’ai peine à reconnaître le jeune magistrat qui m’a quitté une heure plus tôt. Si ce nouveau costume permet à mon guide de s’agréger plus intimement au groupe des travailleurs, il consacre aussi sa rupture avec la vie citadine. Nul hameau, nulle ferme n’échappe, dans la France rurale, au prestige des usages de la ville ; dans cette Allemagne dont la grandeur, passée et présente, est, avant tout, une grandeur urbaine, les hommes ont gardé à la terre un attachement filial assez puissant, un amour assez fort pour qu’au cœur des plus grandes cités, l’appel de la nature soit encore entendu. Autour d’une table de bois rectangulaire qui remplit presque une immense salle décorée de guirlandes et de feuillages, viennent s’asseoir, un à un, les travailleurs. À peine chacun a-t-il pris place devant un bol de métal que le silence se fait. II n’est point de société qui n’aime savoir quels hôtes partageront, ne fût-ce que quelques heures, et ses joies et ses peines. Le leader du Camp, Dr, Schmidt, qui professe, pendant le semestre, un cours de Droit à l’université de Tübingen, salue le président de la Cour de Justice de Tübingen, puis il souhaite la bienvenue à mon introducteur et à moi-même. Le bruit de tonnerre des bols de métal qu’on agite sur la table remplace les applaudissements. Après cette initiation, je puis me croire l’égal de ceux qui m’ont admis, honoris causa, en quelque sorte, comme un des leurs. À travers les stances du poème de Whitman dont le Dr. Schmidt donne maintenant lecture, se révèle à moi la possibilité d’une camaraderie créée par la communauté de l’effort physique, toute proche de la camaraderie guerrière qu’engendrent des périls communs, et, comme elle, exempte des compromis auxquels n’échappent jamais les relations entre adolescents. Je sens que vingt jours employés à la construction d’une route ont suffi à donner une âme commune à un groupe de quatre-vingts jeunes hommes, séparés par la race, la langue, le milieu, la culture et, avant tout, la politique. Les Allemands du Camp se divisent presque également en nationaux-socialistes et en communistes. Tandis que le Dr. Schmidt commente le poème de Whitman, mon regard se pose sur chaque visage, mais il rencontre toujours le même masque grave. Entre l’Italien et l’Allemand, entre l’étudiant riche, membre d’une Association et le prolétaire de dix-huit ans qui a trouvé ici un toit et du pain, se sont effacées jusqu’aux distinctions physiques, celles-là mêmes dont les orgueilleux tirent le plus d’orgueil. Le dialecte trahit pourtant la classe d’un de mes voisins dont les efforts pour parler haut-allemand sont manifestes. Comme je loue la qualité des plats qui nous sont servis, il se plaint de l’insuffisance des rations de viande. Toute la cuisine sort des mains de trois jeunes filles qui sont assises, ici et là autour de la table. Deux d’entre elles sont allemandes, la troisième est une étudiante américaine. » Elles partagent avec Madame Schmidt et ses enfants la partie de la baraque laissée libre par le réfectoire et la cuisine. À la fin du repas, le Dr. Schmidt répartit entre des volontaires les tâches du lendemain, tout le train-train domestique du Camp étant assuré par les travailleurs eux-mêmes ; il annonce ensuite qu’une fête sera célébrée dans la soirée. Au moment de quitter leur place, les quatre-vingts convives, debout, forment avec leurs mains, au cri de « Heil! » une chaîne sans rupture, symbole de leur union.

L’obscurité est complète quand nous nous rassemblons au croisement des deux rues. À la lueur d’une vingtaine de flambeaux, notre file indienne escalade rapidement la colline au pied de laquelle s’étale le Camp. Un jeune sapin est planté sur le sommet dénudé où ne poussent que des herbes maigres et bientôt, devant l’éclat de l’arbre enflammé, s’efface la lumière vacillante des torches. Rangés autour du cercle de feu, nous écoutons le Dr. Schmidt donner une forme éloquente aux sentiments que chacun éprouve confusément. Ah ! pourquoi se raidir et se dérober, pourquoi ne pas s’abandonner au courant de sympathie qui, pour quelques instants, lie ces jeunes hommes plus étroitement encore que ne faisait, tout à l’heure, la chaîne de leurs mains unies ? Les visages sont devenus si sévères, les esprits sont à ce point tendus que les « Hoch! » saluant les dernières paroles du Br. Schmidt apparaissent comme une délivrance. À peine le silence s’est-il reformé que du chœur des récitants s’élève une ballade à laquelle le chœur des chanteurs répond par une autre ballade. À l’appel de ces voix s’évoque un monde de fantaisie. Les reflets rouges du brasier jettent sur la robe blanche d’une jeune fille je ne sais quel éclat féerique. Rapides comme des génies du feu, de grands corps demi-nus bondissent hors des ténèbres, franchissent, d’un saut hardi, le mur de flammes et s’évanouissent, muets, dans la nuit. Mais un ordre du Dr. Schmidt vient dissiper ces charmes. La garde du feu est confiée à quatre hommes ; les autres se forment, en cortège, sur trois rangs. Après une brève course à travers champs, nous rejoignons le chemin qui m’a conduit au Camp. Le bruit sourd de nos pas accompagne en sourdine les strophes que chantent quelques voix isolées ou les refrains que nous reprenons tous. Dans les maisons du petit village d’Auingen, des fenêtres s’ouvrent, des têtes apparaissent, aux balcons, entre les pots de géranium. « Cessez ! ». Il faut bien obéir aux ordres du schupo. Notre troupe glisse en silence vers la plus proche auberge.

À la tension nerveuse qui s’était emparée de nous sur le plateau, la marche a fait succéder une joie légère, une sorte d’alacrité. Avec nous, un courant d’air frais et de jeunesse pénètre dans la taverne aux murs de bois ciré. Avant de boire une gorgée d’un verre de bière géant qui circulera autour des tables, le Dr. Schmidt reprend, dans un toast, les thèmes de son discours, mais avec une éloquence familière qui se teinte d’humour. À l’adieu qu’il adresse aux étrangers, Mario répond par une chanson italienne dont l’accent réveille, dans les cœurs allemands, la nostalgie des pays du sud. Après qu’un des Oxoniens a joué sur sa flûte une de ces chansons puériles dont les Anglais ont le secret, voici que deux Allemands se lèvent et s’adossent à un pilier. Ils miment et chantent à la fois des chants bavarois qui font paraître plus court aux vagabonds leur chemin, des chansons populaires où sont moqués nonnes et prêtres, des chansons de matelots où je retrouve la verve crue d’autres chansons jadis entendues dans un port breton.

Autour de minuit, un peu las, nous remontons au Camp. Quelques groupes s’attardent pour jouir encore de la fraîcheur avant de gagner le dortoir. Quand je pénètre dans la baraque qui fait face à celle où nous avons dîné, je crois entrer dans le dortoir d’une auberge de jeunesse. Comparaison est ici raison. Sous deux aspects différents, l’un nomade et l’autre sédentaire, c’est bien le même esprit qui se manifeste. Chez les ouvriers du Camp comme chez les « Wandervögel » je discerne le même désir ardent de posséder le monde plus directement que par les rêves et par les livres, la même renonciation hardie aux lois du monde adulte, la même fierté à se sentir citoyens de cet Empire de la Jeunesse dont la déclaration d’indépendance est un des plus grands faits de l’histoire allemande contemporaine.

Au sommet d’un mât planté à l’entrée du Camp est hissée, le lendemain matin, dès sept heures, une flamme aux couleurs de la Ligue dont relève Münsingen : bleu et blanc. Au réfectoire, les convives sont moins nombreux que la veille. Ce n’est de même qu’un petit groupe qui se rassemble, près du réfectoire, dans une salle qui sert aux conférences ou aux exercices de chant. L’on répète, ce matin-là, « Du, kein schöner Land », puis on récite une ode où Hölderlin confond, dans un même amour, la Grèce antique et l’Allemagne. « O heilig Herz der Völker, o Vaterland! »

Comment s’étonner que la Souabe ait formé des génies naturellement inclinés vers les âges classiques ? Peu de paysages reflètent, autant que ceux-ci, l’action conquérante, mais civilisatrice de l’homme. Les prairies que nous traversons pour gagner la route en construction sont des terres pauvres, mais un modelé délicat leur donne comme un air de parc. Alors que nous approchons de la lisière nette, tranchante, de la forêt, masse fermée qui s’impose tout à coup sans être annoncée, comme en France, par des bouquets d’arbres ou des arbustes, nous recevons en plein visage de froides bouffées d’air végétal. Comme je remarque avec surprise que mes deux compagnons, le Hongrois et l’un des chanteurs de l’auberge, qui en dépit de son air gavroche est un étudiant allemand, hésitent entre plusieurs sentiers, l’un et l’autre préviennent mes questions. « Vous savez, me disent-ils, que les baraquements du Camp étaient occupés pendant la guerre par des prisonniers russes ; c’est cette installation que nous utilisons, mais l’extrême éloignement du chantier, trois ou quatre kilomètres, impose, chaque matin et chaque soir, aux équipes une fatigue inutile. Lorsqu’après avoir manié le pic ou la pelle de six heures du matin à une heure, mal protégés par le sous-bois contre l’écrasante chaleur des premières semaines d’août, nous rentrions déjeuner au Camp, nous étions trop harassés pour prêter la moindre attention à notre itinéraire. Aussitôt le déjeuner terminé, nous nous jetions sur nos lits et nous dormions jusqu’à cinq heures. La fin de l’après-midi et la soirée étaient employées à des lectures ou à des répétitions de chant comme celles à laquelle vous venez d’assister. Mais regardez plutôt ce que nos camarades ont fait de ce qui n’é tait, il y a quelques mois, qu’une piste forestière. » En effet nous atteignons la route. Nous allons et venons sur ce tronçon d’environ 1 km 500, au bord duquel on a ouvert, à la dynamite, une petite carrière ; grâce à l’inclinaison de la pente, trois wagonnets sur rails distribuent aisément les pierres. Le revêtement est encore à faire. Terminé, ce chemin vicinal reliera deux villages qui, trop endettés, n’ont pu traiter avec des entrepreneurs et ont dû recourir au « Service de travail volontaire ».

Quand, au début de l’après-midi, le Dr. Schmidt me demande si je sais pourquoi Jacques H. a quitté le Camp, je puis lui répondre aisément. Comme je suis gêné, au contraire, pour exprimer mon propre sentiment ! Je viens d’éprouver, une fois encore, qu’une expérience de quelques heures peut peser sur notre destin d’un poids plus lourd qu’une expérience de quelques années. Mais ce n’est que longtemps après le choc de l’émotion qu’il nous devient possible de traduire exactement de si brusques révélations. Aussi n’est-ce qu’après quelques mois que j’ose répondre a la question du Dr. Schmidt « Que pensez-vous du Camp ? » Le Camp de travail m’apparaît comme le seul lieu où de jeunes bourgeois de notre temps puissent prendre contact avec le monde des choses, c’est-à-dire où ils soient mis à même de saisir la « Liaison qui existe nécessairement entre les fruits et les travaux ». Mais il y a plus. Nul d’entre eux qui n’ait vécu le drame de Jacques H., nul d’entre eux qui ne se soit peu à peu séparé, du moins en esprit, de la société où l’a jeté le hasard. D’une telle désaffection, il n’y a qu’un pas à une solitude hautaine, capable de dévorer ceux qui n’échapperaient point, enfin, à ses séductions. De la forteresse où ils se sont comme retranchés, il leur faut donc opérer une sortie vers tout ce qui n’est point eux-mêmes, vers les autres hommes. Rejetée la solidarité traditionnelle qu’imposent la famille, le milieu ou l’État, reste la solidarité qui lie ceux qui travaillent de leurs mains. Une telle solidarité, élémentaire sans doute, mais librement, volontairement consentie, vaut la peine d’être conquise. Elle jette un pont entre le solitaire et l’humanité.

BERNARD DUFOURNIER/A. G. de SCHMOLLER. Revue d’Allemagne, janvier 1933

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