Homme des champs, indifférent à l’orgueil littéraire, il rentre le soir, et sur son bureau où règne le plus agréable désordre, il jette sur un bout de papier la phrase harmonieuse que son âme chantait tout à l’heure derrière la charrue.
La vie des champs prend soin des âmes. Elle les abrite contre l’agitation, le désordre, l’obsession des exigences matérielles dont aujourd’hui l’étreinte étouffe les cités. Elle offre son refuge aux hommes désireux de calme et d’harmonie. Les saisons alternent, plus ou moins bienveillantes, mais leur collaboration aux travaux de la culture établit une atmosphère d’intimité avec l’éternel et l’immuable, et le paysan, penché sur son labeur ou le front levé vers le ciel, connaît encore les deux bénédictions données à la créature humaine : le travail sain et la foi simple. Dans les campagnes, le cœur n’a pas encore perdu ses droits de souveraineté…
Charles Zumstein présente la physionomie la plus parfaite peut-être du poète paysan. Il est attaché à son hameau sundgovien de Magstatt-le-Bas, par des générations d’ascendants, dont on ne peut retrouver avec précision des origines étrangères à cette commune. Il est né en 1867. Après ses classes d’école primaire, docile aux gestes de sa race, il a confié sa vie à la terre. Adolescent, il écrivait déjà des vers. Les beautés de la nature suggéraient en lui d’autres beautés : de son âme, élue au lyrisme, montait des chants spontanés. Il a continué d’écrire et donné de temps en temps à des éditeurs quelques-unes de ses productions. Des exemplaires ça, et là dispersés, ont pu révéler à quelques personnes son nom et ses qualités.
Au Pays de Sundgau, il est très connu. Sa réputation de poète et surtout d’homme de bien lui ont valu d’être dans la région, l’Ami de tous, le conseiller, le confident nécessaire. De très loin, on le vient consulter. Il n’est ni sorcier, ni guérisseur, ni grand savant ; son habileté à la poésie ne doit pas être étrangère à sa popularité, mais c’est surtout l’homme qui exerce un grand attrait.
Il se dégage de sa personne une force bienfaisante. Quand on l’aperçoit, sur le seuil de sa maison, dans ses vêtements de travail, chaussé de sabots, on pense aussitôt : la paix est sur cette demeure, tant la physionomie de son maître respire de douceur. Son visage ne porte pas les marques habituelles de la fatigue et de l’effort quotidien. De ses yeux bleus, humides et rougis aux paupières, comme sont les yeux exposés au grand air, émane un regard rayonnant, souriant, clair et pur. Ce regard absorbe pour ainsi dire toute sa figure, les pommettes colorées, le front lisse et l’arc d’une moustache gauloise encadrant une bouche fine.
On est attiré, presque fasciné, par cette bonté aimable. Il est impossible de décliner l’hospitalité, offerte d’une parole gaie et d’un geste accueillant. Tandis que sa silhouette de paysan, petit, sec, nerveux, disparaît pour endosser une petite vareuse d’intérieur, j’examine la salle claire, au plafond bas, aux solives épaisses. Le poêle de faïence verte et sa banquette à deux paliers garnis de coussins, dont un petit chien apprécie le confort, envahit tout un coin de la chambre. Dans la bibliothèque vitrée, voisinent un dictionnaire en dix volumes, les œuvres de Gœthe, celles de Schiller et d’autres recueils poétiques. Aux murs, des images de piété, des photographies de parents et d’amis, serrés les unes contre les autres, comme on devine que ces amis sont serrés dans son affection. Devant sa table de travail, une statue de Jeanne d’Arc ; à côté, un bouquet de neuf épis séchés. Sous chaque toit du Sundgau, on conserve ainsi, d’une année à l’autre, neuf épis de froment. Pendant la moisson, la faucille les épargne, et quand la dernière gerbe est liée, la famille se réunit autour de ces épis d’élection, met un genou en terre comme devant un autel et rend grâces à Celui qui favorise de son soleil le travail des hommes. Les prières achevées, le plus jeune des enfants, armé de la faucille, coupe les neuf tiges, impatient de trouver à leur base quelque cadeau caché, dont les coccinelles, lui dit-on, sont les gentilles dispensatrices…
Près d’une fenêtre, deux gravures militaires encadrées, reproductions l’une d’un tableau de Neuville, l’autre de la célèbre toile de Detaille le salut des Français à un groupe de blessés allemands. Ces images de la guerre de 1870, preuves manifestes du patriotisme de Zumstein, sont restées là pendant toute la durée des hostilités. Aucun officier allemand, cantonnant à Magstatt, n’a exigé leur enlèvement.
Jamais d’ailleurs, Zumstein ne fut sérieusement inquiété par les Allemands. Ils le tenaient même en estime. Sa collaboration au « Journal d’agriculture d’Alsace-Lorraine » avait été remarquée par le conseiller ministériel du Statthalter, M. Lichtenberg. Ce fonctionnaire, d’origine rhénane, était un fonctionnaire comme on en vit peu en Alsace, brave homme, sincèrement dévoué aux Alsaciens. Il avait pour Zumstein une réelle amitié. Il mit son nom en avant et lui demanda à plusieurs reprises de composer des poèmes de circonstance, sachant combien ils seraient le miroir des sentiments alsaciens. Il le pressentit notamment pour adresser une ode à l’Empereur, le jour de l’inauguration du château du Hohkœnigsbourg. Il ne la déclamerait pas lui-même, il lui suffisait de la composer et de la soumettre à la censure. Zumstein accepta, car il tenait Guillaume II pour un sincère ami de la paix. Bien entendu, le texte original fut modifié, des mots changés, des strophes supprimées, car la pensée de Zumstein, tout en s’exprimant avec courtoisie, était incapable de se confondre en courbettes de courtisan. Lichtenberg l’avertit des variantes officielles apportées à son œuvre, tout en l’appelant avec sincérité « poète par la grâce de Dieu ».
Les Allemands donc faisaient souvent appel à lui. Espéraient-ils le concilier à leur cause ? C’eût été pour eux un succès étant donné sa grande influence dans la région. Pauvres psychologues, ils ont dû comprendre cependant que ce paysan, vivant de souvenirs et d’espoirs, était incorruptible. Peut-être lui gardaient-ils quelque considération parce qu’il écrivait souvent en allemand. Ils l’ont respecté, je suppose, à cause de son prestige personnel ; ils étaient intimidés par cette simplicité, cette passion contenue, cette hardiesse tranquille, qui l’apparentent aux prophètes. Les pouvoirs temporels hésitent à s’emparer de ceux par qui l’esprit resplendit. Zumstein fut libre en Alsace, comme Tolstoï le fut en Russie.
Il a l’audace des débonnaires. Rien ne l’intimide et dans ses poésies patriotiques, qu’il déclamait parfois en public avant la guerre, sous l’habileté des mots inoffensifs en apparence, la ferveur française s’affirmait, l’amour de l’Alsace libre, à défaut de son retour à l’ancienne patrie. Par lui chante le cœur du peuple alsacien.
On devine ce que fut, pour une nature sensible et ardente comme la sienne, la période de la dernière guerre. Le 31 juillet 1914, à l’heure où l’Empire allemand mettait la main au fourreau, il écrivait : « Dieu du ciel peux-tu supporter toute cette douleur, toute cette détresse ? Sur toi seul aujourd’hui se repose notre cœur angoissé. »
Cor inquietum est donec requiescat in Te. La pensée de Saint-Augustin s’accorde avec la phrase rythmée du poète. Zumstein est un homme profondément religieux. Catholique d’une piété vivante, je ne puis m’interdire d’attribuer à sa foi, cette humanité profonde, cette joie rayonnante, cette possession du monde, dont ses poèmes sont pleins. Il y a en lui de cette sainteté qui est douceur, acceptation de la souffrance, et noble haine du mal. Il s’est jeté en plein dans la mêlée, espérant la délivrance de son pays et déchiré comme tout Alsacien d’avoir son âme dans une armée et son sang dans l’autre.
Zumstein a beaucoup écrit de 1914 à 1918, inspiré d’abord par sa vie intérieure et aussi par les événements assombris de deuil et auréolés d’héroïsme.
Nombreux furent les jeunes Alsaciens appelés à servir une cause détestée. Au moment de se séparer les pères disaient aux fils : « Qu’aucune goutte de sang français ne coule par toi ! Jure-le-moi ! » et les fils juraient.
Un jeune homme de Mulhouse, ardemment Français, Marcel Samtmann, avait été promu par le hasard des circonstances — le hasard arrange parfois bien mal les choses — officier allemand d’infanterie, après un stage dans les services automobiles. Il fut tué à Hiltzbach, près d’Altkirch, en 1916, frappé par une balle française. Selon les témoignages les plus sûrs, il aurait dit avant de mourir : « Merci, mon ami, tu as bien visé. » A la mémoire de ce malheureux, Zumstein a dédié un de ses poèmes les plus pathétiques : « Notre Douleur. »
Les autorités militaires allemandes l’invitèrent, à plusieurs reprises, à réciter ses œuvres dans les hôpitaux. Au cours d’un de ses récitals devant des blessés à Saint-Louis, il déclama Vision, évocation tragique où l’on voit derrière le dieu de la guerre, monté sur une cavale échevelée, chevaucher deux sinistres silhouettes, la Faim et la Peste, et qui s’achève sur une glorification de la paix et de la liberté « le bien le plus beau, le plus sacré. » Aux soldats allemands, Zumstein prêchait le défaitisme le plus clair, le plus persuasif…
En juillet 1914, il avait écrit : le « Général Barbanègre et les héros de Huningue de 1815. » Ce récit était destiné à fêter le centenaire de cet épisode historique pour les lecteurs de l’Almanach « Der lustige Hans Michel ». Par un hasard inexplicable, la censure allemande accorda son visa à cette publication ; elle était déjà en vente quand on s’aperçut, oh terreur ! qu’en l’an de guerre 1915, en Alsace, sous l’œil vigilant des Prussiens, avait paru dans une brochure populaire une poésie patriotique française où se lisaient les mots de : « Vive la France ! »
Beaucoup d’œuvres de Zumstein sont encore inédites. Au début de la guerre, il entassa ses manuscrits dans deux grandes boîtes cylindriques en fer blanc. Il les ensevelit dans son jardin et avec eux un petit fût de kirsch. Le kirsch disparut, mais les cassettes aux poèmes furent retrouvées.
Avec infiniment de grâce et de simplicité, il retire ses feuilles manuscrites, jette un regard sur l’une et dit : « Oh ça c’est joli ! ». C’est bien joli, en effet, toutes ces petites choses rustiques, légères, malicieuses, doucement lyriques où il chante non plus les épopées et les grands souvenirs mais les détails quotidiens de la vie du paysan, les Géorgiques sundgoviennes. Il y en a des quantités. Le poète les sait tous par cœur. Sa mémoire à vingt ans de distance les garde encore et son cœur les recrée. Il porte en lui toute son œuvre. Sa pensée et ses impressions demeurent si pareilles à elles-mêmes qu’il les retrouve intactes dans son souvenir. Zumstein lit peu ; les œuvres des autres ne lui importent guère, les trésors de ses cylindres de fer blanc suffisent à son bonheur ; il sourit à son œuvre.
Ses manuscrits sont des feuilles de cahiers quadrillées où sa petite écriture fine, serrée, tassée, tient peu de place ; aucune correction ne vient troubler la régularité de l’écriture.
Homme des champs, indifférent à l’orgueil littéraire, il rentre le soir, et sur son bureau où règne le plus agréable désordre, il jette sur un bout de papier la phrase harmonieuse que son âme chantait tout à l’heure derrière la charrue. La forme peut-être n’est pas parfaite, mais elle est spontanée, irrésistible ; elle participe de sa vie, elle est lui-même ; il s’y reconnaît après bien des années parce qu’il y a dans ses sentiments quelque chose d’éternel, d’universel, qu’aucune passion passagère ne saurait effacer. C’est une vertu suprême qui domine très haut les variations quotidiennes des âmes et des choses.
Zumstein est un dramaturge également. Une de ses pièces « 1813 » fut jouée quelques mois avant la guerre ; il vient d’achever un autre drame : « La guerre au Sundgau ». Le manuscrit est sur sa table, dactylographié de ses propres mains.
Il est heureux, heureux de voir l’Alsace délivrée, heureux de confier à des pouvoirs spirituels et divins le sort de sa vie, heureux de vivre une vie humble, riche en beautés et en émotions pures, heureux de sentir vibrer en lui la symphonie lyrique d’une Alsace française, heureux enfin, après avoir semé le blé, de semer encore, quelques grains de l’esprit.
GEORGES BERGNER. L’alsace francaise, 22 janvier 1922
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