Il en est ainsi de presque tous les sports : à l’origine, c’est un délassement populaire, simple, naïf et souvent pratique. Puis, pour se distraire, les classes oisives prennent l’essentiel de ces amusements, les prolongent, les déforment et, en les codifiant, les transforment en un sport qui, presque toujours, reste l’apanage des classes aisées.
Si ce sport, réservé à une élite, reconquiert par la suite la faveur des masses, ce n’est, le plus souvent, que comme distraction spectaculaire.
Il en fut ainsi de la lutte, des poids, du tennis, de l’aviron, du football, de la boxe, du cyclisme, du golf, du canoë, du yachting.
Le peuple n’y participe plus spontanément. II paye pour voir jouer des professionnels et, le plus souvent, le prolétaire ne retrouve plus, sous les règles et les codifications, les vieux gestes que pratiquaient ses grands-pères lorsqu’ils voulaient se délasser activement, et non passivement comme le font trop souvent les générations actuelles qui se dénomment « sportives ».
Mais nous abordons ici le problème du sport sur lequel nous ne pensons pas du tout comme les « sportifs », ou comme ceux qui se disent tels ; et cela nous éloigne de notre sujet.
Il en fut du ski comme des autres sports.
Avant tout le ski a été, dès son origine, un moyen de transport pratique.
Dans les vastes étendues septentrionales, que la neige recouvrait huit mois sur douze, il fallait se déplacer et, là encore, le besoin créa l’organe.
Surclassant nettement la raquette à neige, fatigante et disgracieuse, le ski, infiniment plus pratique, permit aux paysans nordiques de sortir de leurs villages bloqués par la neige et d’accomplir, sans grande fatigue, des déplacements importants.
Ces planches, d’abord rudimentairement construites, furent perfectionnées ; mais elles restèrent, avant tout, un moyen : celui de se déplacer pratiquement l’hiver quand la neige interdisait toute circulation.
Et c’étaient des prolétaires, des paysans, qui les employaient.
C’est vers le début de ce siècle seulement que des voyageurs en introduisirent l’emploi dans les montagnes du centre de l’Europe ; il est à noter que ce sont surtout les paysans montagnards qui, les premiers, adoptèrent ce moyen de transport.
C’est alors que, peu après, des oisifs imaginèrent de trouver dans la pratique non utilitaire du ski une distraction qu’ils qualifièrent aussitôt de sportive.
Le sport du ski était né.
Il devait être assez lent à « démarrer » et il fut longtemps réservé à une élite et ceci pour des raisons très faciles à comprendre.
De plus, l’accès aux montagnes n’était pas très facile ; le matériel encore rudimentaire, les méthodes d’entraînement empiriques et les moniteurs qualifiés très rares ; enfin, la pratique du ski nécessitant un entraînement complet — et parfois dangereux — ce sport devait rester longtemps l’apanage d’une minorité.
Mais, dans les montagnes, les jeunes paysans, eux, ignorant que le ski était devenu un sport, continuaient à se servir quotidiennement de leurs planches. Ils acquéraient ainsi une certaine forme ; les dimanches, ils s’amusaient à exécuter des exercices assez difficiles qu’ils ne baptisaient pas des noms étranges de « slaloms », « télémarcks », etc.
Les « sportifs » oisifs enviaient ces montagnards dont ils n’arrivaient pas à égaler les performances.
Puis, les moyens d’accès à la montagne se perfectionnant, les stations hivernales comprirent toute l’importance que le ski pouvait commercialement leur apporter.
Alors que, jusqu’à la guerre, les seuls sports pratiqués en hiver étaient le patinage à glace, la luge, le curling, le bobsleig et… les courses de traîneaux, le ski devait, dès 1920, supplanter nettement ces distractions.
Des ski-clubs se fondèrent, des moniteurs étrangers furent engagés à grands frais par des stations qui créèrent des écoles de ski. On institua des compétitions, des prix, des challenges. On courut des championnats : de fond, de vitesse, de sauts, de descentes.
La mode s’en mêla ; le cinéma vulgarisa les rencontres hivernales, et, dès 1928, un véritable engouement se créa pour ce sport que l’on qualifiait de moderne, de nouveau.
En fait, il avait surtout pour but d’amener aux coûteuses stations d’hiver ceux qui pouvaient y dépenser un argent réservé jusqu’alors aux plaisirs de la ville.
Bien entendu, ce sport n’était pas lancé pour les prolétaires. Sauf ceux des régions montagneuses, ils ne pouvaient, en premier lieu, effectuer les déplacements nécessaires pour trouver la neige ; de plus, les équipements restaient extrêmement coûteux et les cotisations aux ski-clubs exorbitantes… pour des bourses de travailleurs, s’entend.
Ce fut l’époque où le ski devint le sport de l’élite, ou, du moins, de celle qui s’intitule ainsi, celle qui est surtout composée de tous les profiteurs et de leur progéniture, de toute cette foule de gros industriels, de banquiers, de rentiers, d’aristos, de militaires, de vieilles filles, de snobs, de parasites ; et de leurs domestiques de tout poil, qui tirent leurs facilités de bien vivre de leurs capitaux — qu’ils disent ! — mais surtout de l’exploitation du travail des prolétaires, quand ce n’est pas de la dépouille d’une nation.
Dans ces conditions, comme le tennis, le yachting, le canoë, le ski était-il destiné à rester un sport réservé à la classe fortunée ?
Il ne devait pas en être ainsi.
Dans tous les pays de montagne, le ski restait toujours une nécessité pour les paysans qui l’apprenaient dès l’enfance.
Puis, des vallées, montèrent, vers les stations, des prolétaires qui s’intéressèrent à ce sport, surtout en tant que sport.
C’est alors que les Amis de la Nature comprirent tout le rôle que le ski pouvait jouer dans le tourisme hivernal.
Les membres de nos sections des régions montagneuses qui, l’hiver, ne pouvaient plus effectuer d’excursions, pratiquèrent le ski, non pour accomplir des « slaloms » impeccables, mais pour pouvoir sortir les dimanches en contemplant la nature parée de son manteau hivernal.
Et le ski devint alors un sport prolétarien.
Au sein de nos sections suisses, tchèques, hongroises, autrichiennes et allemandes (à ce moment le fascisme n’avait pas encore détruit nos deux plus importantes fédérations) se créèrent rapidement de forts groupes de skieurs et, actuellement, on peut dire que presque tous nos camarades des sections montagnardes pratiquent le ski.
En France même, nos sections alsaciennes donnèrent au sport ouvrier les premiers skieurs travaillistes, suivis bientôt par Grenoble.
En Belgique, on skia dans la Fagne !
Ce furent les temps héroïques !
Mais la grande vogue du ski atteignit rapidement les classes moyennes et le sport du ski se popularisa.
Les chemins de fer créèrent des trains de neige. Les cars alpins permirent d’atteindre les stations ; les hôtels baissèrent leurs tarifs ; bref, on s’organisa pour rendre les sports d’hiver accessibles à la grande masse. On skia en haute montagne, sur les glaciers, partout !
C’est alors que, particulièrement sous notre impulsion, les travailleurs comprirent que le ski, pas plus que les autres sports, ne devait rester l’apanage des classes bourgeoises.
Nous avions cette chance de posséder parmi nos sections de montagne d’excellents skieurs qui se mirent à notre disposition pour enseigner la pratique du ski aux travailleurs des villes et des plaines.
Certains membres de nos sections, en participant à des concours de descente ou autres, prouvèrent la valeur de notre entraînement. Mais nous restions encore ennemis de la compétition hivernale.
En France, (cependant moins favorisée que les pays d’Europe Centrale où, vraiment, dès 1928, le ski était devenu un sport prolétarien), la F.S.G.T. organisa, en 1936, son premier championnat international de ski où des A. N…. de Genève enlevèrent les premières places.
Le ski, sport prolétarien, tressait ses premiers lauriers.
Nous modifiâmes alors notre conception sur la compétition à ski.
Il nous reste, à présent, à faire connaître, et surtout à faciliter, la pratique du ski à tous les travailleurs des villes et des campagnes qui, souvent, dans certaines régions, ne connaissent la neige que par ouï dire ou par les photos de cette revue !
C’est notre rôle à nous, A. N.
Nous ne devons pas négliger le caractère purement sportif du ski de compétition.
Bien que cela constitue une dérogation à nos principes, nous admettons désormais que certaines de nos sections participent officiellement à des courses de ski, et même organisent des épreuves.
En effet, certaines de ces sections, composées d’as, aiment les courses et estiment qu’y participer constitue un moyen de recrutement non négligeable.
Mais, cette activité sportive doit surtout, en définitive, avoir pour but de donner au prolétariat le goût des sorties d’hiver, le désir de contempler les beaux paysages de neige.
C’est à nous qu’il échoit de dire aux masses populaires que les plaisirs d’hiver que prennent les classes aisées et moyennes ne leur sont pas spécifiquement réservées ; que les beautés de la nature appartiennent à tous et que le prolétariat doit, lui aussi, en avoir sa large part.
Mais, pour cela, outre notre propagande pour créer au sein des masses populaires le désir du tourisme d’hiver, on comprendra que nous devons surtout lutter sur le plan matériel en réclamant des pouvoirs publics et privés, avec les loisirs nécessaires, les facilités de transport, d’hébergement et d’équipement sans lesquels la pratique du ski n’est qu’un vain mot.
En attendant, il nous sera facile de démontrer aux travailleurs que, en adhérant à notre Association Internationale, il est facile, dès à présent, de pratiquer le ski et les sports d’hiver.
Ne possédons-nous pas déjà, et depuis longtemps, nos propres refuges, nos cabanes, notre matériel collectif ?
N’avons-nous pas nos moniteurs éprouvés, nos guides brevetés, nos pistes marquées, et même, nos tremplins ?
N’organisons-nous pas des excursions collectives avec billets à prix réduits ? Et, surtout, n’avons-nous pas, en Europe Centrale et dans les massifs montagneux des Alpes et des Vosges, et bientôt des Pyrénées, des camarades montagnards disposés à nous accueillir en frères de classe et non en clients, comme il s’agit souvent lorsque des clubs bourgeois organisent des compétitions collectives avec, comme point d’arrivée, un hôtel coté ?
Le ski, sport prolétarien, doit être notre œuvre à nous, Amis de la Nature ; nous qui le pratiquions déjà avant qu’il soit à la mode ; nous qui en sommes ses promoteurs de la première heure et qui devons, par cela même, inspirer confiance à tous les travailleurs qui ignorent ce sport et ce moyen merveilleux de tourisme hivernal.