Le marin Selkirk naquit en Écosse dans le comté de Fife en 1676 ; il mourut en 1721. Selkirk habita six ans une des îles Juan Fernandez où il vécut seul du produit de sa chasse et des fruits de la terre. Un littérateur anglais publia en 1712 un curieux récit à peine romancé du séjour que fit Selkirk dans l’île déserte.
Ce récit inspira à un fécond romancier Daniel de Foë, l’ouvrage connu sous le nom d’Aventures de Robinson Crusoé qui parut en 1719. Ce roman, considéré comme le chef-d’œuvre du genre, a été traduit dans toutes les langues, mais plus souvent adapté ou mieux simplifié et résumé.
Dans la traduction littérale, publiée en 1863, les Aventures de Robinson Crusoé constituent un gros volume de plus 500 pages ; c’est cet ouvrage in-extenso que je viens de relire ; on y voit que Robinson Crusoé n’est pas seulement un naufragé perdu sur une île déserte ; il a de multiples aventures avant son isolement ; il en a encore plus après… Notons simplement qu’il eut l’occasion, au dire du romancier, de traverser à pied les Pyrénées et de livrer bataille du côté de Fontarabie à six cents loups et à trois ours.
Ce que je voudrais étudier ici, c’est Robinson au point de vue « camping ».
Pendant vingt-huit années, le héros légendaire habite une île des Antilles, dans l’Atlantique, à l’embouchure de l’Orénoque… (Selkirk, lui, avait été débarqué dans le Pacifique à la latitude de Valparaiso.) Robinson Crusoé vit seul, dit un critique du roman, un biographe de M. de Foë, et par des merveilles d’énergie patiente et d’intelligente pratique, il refait le long chemin qu’a parcouru l’humanité depuis ses origines barbares, retrouvant l’art de construire une habitation, de labourer, d’ensemencer, de faire du pain, etc. En même temps, son âme s’élève, retrouve le Seigneur et se résigne. La seule douleur de Robinson est d’être seul et de n’entendre jamais le son d’une voix humaine. Puis, il perd soudain sa tranquillité en découvrant que, dans son île, abordent parfois des anthropophages. C’est de leurs mains qu’il tire celui qui va devenir son compagnon et son serviteur, le fidèle Vendredi. Robinson est enfin rapatrié par un vaisseau qui passe en ces parages. L’intérêt du roman n’est pas tant dans la vérité psychologique, que dans l’abondance de détails minutieux qui donnent une impression saisissante de réalité.
Il faut souligner que Robinson habite une île où il fait un bon climat ; les pluies n’y tombent, pendant plusieurs jours, que deux fois par an ; on trouve dans celte île des chèvres, des tortues, des lièvres, des chats sauvages et de nombreux oiseaux ; il y pousse du maïs, des melons, des citrons, de la vigne, du tabac, etc. le terrain argileux et calcaire (et non basaltique) permet d’abondantes moissons de riz, d’orge et de froment ; il n’y a pas de reptiles, d’animaux féroces dans l’île ; les sources d’eau sont nombreuses ; les poissons se laissent pêcher : les arbres et les végétaux sont facilement utilisés.
Bien des conditions sont donc remplies pour permettre à un homme jeune, robuste et intelligent de lutter contre les éléments et de se sustenter avec un mélange de ce que nous appelons aujourd’hui les « vitamines » : plantes à chlorophylle, farineux, viande de mammifères, chair de poissons, lait, fromage, beurre, raisins secs, qui permettent une alimentation rationnelle et saine. Tout en tenant compte des exagérations du romancier, on peut admettre que Robinson, pendant vingt-huit années, n’eut pas à souffrir de la faim.
Mais, si l ’existence lui fut possible, c’est qu’il avait trouvé dans le navire une multitude d’outils produits par la civilisation européenne, c’est aussi qu’il avait un cerveau d’Européen ayant emmagasiné une foule de connaissances diverses. Robinson était intelligent, il avait beaucoup voyagé, beaucoup vu et il avait fait des études complètes autant littéraires que scientifiques ; au moment de son naufrage, il avait recueilli, comme je viens de le dire, des épaves précieuses : fusils, balles, poudre, barils de rhum, pic, pioche, pelle, hache scie, clous, câbles, briquets à feu, marmites, limes, couteaux, fourchettes, aiguilles, fil, etc. C’est avec les morceaux découpés des voiles du navire qui a sombré à 2 kilomètres de l’île, que Robinson construit sa tente ; il tend la toile de chanvre avec des pierres : il l’étaie avec des piquets empruntés à la forêt voisine et qu’il scie à une hauteur régulière ; il confectionne un large double-toit et surmonte le tout de toile goudronnée.
Tout autour de la tente, pour se protéger de l’incursion des animaux et se cacher à la vue des caraïbes anthropophages, Robinson édifie une palissade en juxtaposant des arbres ; travail long et rude, mais non impossible, en plusieurs mois. De plus, Robinson qui a choisi, pour camper, une prairie à proximité de la mer et de la rivière, creuse au pic, dans la paroi d’une falaise une grotte très sèche qui lui servira de magasin à vivres et de refuge en cas de violentes bourrasques. Il couche tantôt dans un vrai lit, tantôt dans un hamac.
Rappelons que bien avant la fameuse rencontre de Robinson avec Vendredi, le bon sauvage qui plaisait tant à J.-J. Rousseau, notre campeur a deux compagnons : un chien qui a débarqué du bateau et qui, par hasard, connaît tous les secrets de la chasse, et un perroquet qui n’est peut-être pas d’une grande utilité, mais qui siffle, chante et parle et que nos campeurs modernes ont avantageusement remplacé par le phonographe.
On peut dire que si les conditions matérielles du camping intégral dans cette île du Pacifique, véritable paradis terrestre, sont les meilleures qu’on puisse souhaiter pour un long séjour… les conditions morales sont évidemment moins bonnes. Le naufragé aurait pu devenir fou… en supposant qu’il ait échappé aux accidents, aux fièvres et autres maladies…
Je terminerai par une constatation, c’est que Robinson Crusoé, quoiqu’habitant une région chaude, n’est pas nudiste ! Il ne l’est pas, pour lui, puisqu’un de ses premiers soucis est de se confectionner une culotte en peau de bouc, et il ne l’est pas pour son esclave Vendredi, puisque, dès que le Caraïbe se prosterne tout nu, aux pieds de son nouveau maître, celui-ci se hâte de lui coudre des vêtements protecteurs et décents.
Au fond, à l’île du Levant, Robinson, arrivant avec une ombrelle de plumes, un grand chapeau de fourrure, une veste et un pantalon de peau de lièvre serait pris pour un sauvage, tandis que Vendredi ferait preuve de civilisation.
Léon VIBERT. Camping, août 1937