Hermann Löns, qui, de son vivant, ne connut qu’assez tardivement la gloire, est aujourd’hui un des auteurs allemands les plus célèbres. Cinq millions d’exemplaires de ses livres ont été vendus en trente ans. Cette popularité ne s’explique pas seulement par des raisons littéraires. C’est que l’esprit qui l’anime est singulièrement proche de celui que la révolution nationale-socialiste a remis en honneur en Allemagne. Sans jouer au professeur de morale ni au prophète vaticinant, Löns avait compris dès 1900 que la race, le sol, le peuple étaient des réalités autrement importantes que les abstractions vermoulues invoquées par les orateurs de réunions publiques. Et dans une époque de mollesse et de jouissance, il était demeuré fidèle à conception virile et héroïque de la vie.
Il naquit à Kuhn, sur la Vistule, le 29 août 1866, de parents originaires de parents originaires de Westphalie. L’année suivante, son père, professeur au lycée, fut nommé à Deutsch-Krone, petit bourg de Prusse orientale, au nord-ouest de Schneidemühl. C’est là que s’écoulèrent l’enfance et la jeunesse du poète. Tout jeune, il se passionna pour les Plantes et les animaux. « A cinq ans, dit-il, une souris morte m’attirait davantage qu’un morceau de gâteau ». Il collectionna les insectes, étudia avec une minutie toute scientifique la faune et la flore du district, consignant par écrit le résultat de ses recherches. A dix-huit ans, revenu au pays de ses ancêtres, il prit vite conscience de ce qu’il était, de ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : un Bas-Saxon. Il étudia la médecine aux universités de Münster, de Greifswald et de Göttingen. Puis, en 1891, il renonça aux études et se lança dans le journalisme. D’abord rédacteur de feuilles obscures à Kaiserslautern, puis à Gera, il devint rédacteur en chef du Hanoverscher Anzeiger. Il se fixa dès lors à Hanovre, où il passa la plus grande partie de son existence. Sa carrière de journaliste dura près de vingt ans et l’on s’est demandé s’il elle n’avait pas été préjudiciable à son œuvre littéraire. Löns estimait que le journalisme lui avait rendu service en développant son sens critique, mais il aurait souhaité pouvoir être indépendant pour écrire « quelques bons livres sérieux ». Ses dernières années furent assombries par des malheurs domestiques, qui ont trouvé leur écho dans un de ses romans et par la maladie : nature hypersensible et prématurément usé par un labeur qui ne lui permettait aucun repos. Löns était, en 1910, à bout de nerfs. La conscience d’avoir une mission à remplir l’aida à vaincre des pensées de suicide.
« Mes dons d’écrivain sont un capital qui m’a été confié, disait-il ; je dois en payer les intérêts à mon peuple ». Et il écrivit plus d’un beau livre, malgré d’incessantes pérégrinations qui le menèrent en Autriche, en Suisse et en Hollande. Lui qui ne connaissait que deux métiers qui fussent dignes d’un homme, celui de paysan et celui de soldat, il s’enthousiasma en août 1914 à la pensée qu’il allait pouvoir enfin se rendre directement utile à son peuple. On attendait de lui quelques chants de guerre exaltants, mais l’héroïsme en pantoufles n’était pas dans sa nature. Agé de quarante-huit ans, il s’engagea comme fantassin et obtint de combattre en première ligne. Il tomba le 26 septembre, à Loivre, près de Reims.
Il laissait une œuvre abondante, si l’on considère qu’elle fut écrite en moins de quinze ans : trois recueils de poésies, cinq romans et une douzaine de livres d’esquisses Comme tout le monde, Löns avait commencé par faire des vers. Son premier livre paru en 1901, Mein goldenes Buch (mon livre d’or) renferme des poésies lyriques dont beaucoup chantent son amour pour Lisa Haussmann, qui allait devenir sa seconde femme. Mais, au fond, Löns était tout le contraire d’un sentimental, sa veine lyrique se tarit vite et par la suite, il se montra très sévère pour recueil, qui reste en marge de son œuvre. Dans le Blaues Buch (Mon livre bleu) publié cinq ans plus tard, il réunit les les ballades qu’il avait écrites pour se mesurer avec Liliencron et rivaliser avec Borries von Münchhausen. « J’ai peu de goût pour la poésie qui ne se chante pas », dit-il un jour ; et en effet, Löns poète vaut surtout par les poésies populaires que l’on trouve dans son Kleiner Rosengarten (Le petit jardin de roses),1911.
Chansons d’amour ou chansons de soldats ces poésies, musicales avant même d’avoir leur mélodie, ne se distinguent en rien des chansons populaires anonymes que Herder rassemblait autrefois ; elles même simplicité et la même fraîcheur. Elles sont aujourd’hui sur toutes les lèvres, sans qu’on sache toujours qui en est l’auteur. Là où de grands talents auraient inévitablement échoué, Löns réussit sans effort parce qu’il était en communion d’âme parfaite avec le peuple.
Il considérait la ville comme un foyer de corruption et il aimait vivre parmi les paysans. Ceux qu’il a mis en scène dans presque tous ses romans sont aussi loin des brutes grossières du naturalisme, asservies aux bas instincts et menant une morne existence végétale, que des créatures simples, naïves et bonnes, chères au romantisme. Egoïstes et têtus, mais fiers et vaillants au combat, un peu à l’image de Löns lui-même, qui tirait grande vanité des origines paysannes de sa famille, tels ils nous apparaissent dans Der Letzte Hausbur, Dahinten in der Heide, et surtout dans Der Wehrwolf (1910) (titre dont le double sens est voulu : Le loup-garou, et aussi Wolf le guerrier). Tout le monde en Allemagne a lu ce roman historique et politique, dont l’action se passe pendant la guerre de Trente ans. Les paysans des villages près de Celle, dans la lande, doivent s’organiser pour se protéger des bandes de reîtres qui ravagent et massacrent tout sur leur passage. Ils n’attendent pas que Dieu ou le duc de Brunswick vienne à leur secours. « Aide- toi, le ciel t’aidera » est leur devise. Ils ne sont pas belliqueux, mais ils s’estimeraient déshonorés s’ils n’étaient pas capables de défendre leur bien. Ils se donnent un chef, forment une communauté étroitement unie, et grâce à cette cohésion, à leur esprit de sacrifice et à leur courage, ils tiennent victorieusement en respect les pillards, leur faisant payer cher chaque dommage subi. Löns ne s’est pas embarrassé de scrupuleuses, reconstructions historiques, mais il va jusqu’au bout dans la description des misères et des souffrances humaines et l’on a pu comparer certains chapitres de cette chronique impitoyable aux gravures sur bois des maîtres gothiques.
Très différent du Wehrwolf, un autre roman, Das zweite Gesicht (Le second visage) (1911) a connu un succès presque égal. On ne lit pas sans émotion le récit de l’amour tragiquement incompris du peintre Hagenrieder pour Lwantje Lwantenius, car on sait que Lons a vécu les souffrances qu’il décrit. Mais ce roman autobiographique ; important parce qu’il nous dévoile les contrastes internes de la nature de Löns, reste inégal et heurté.
C’est dans ses livres d’esquisses qu’il faut chercher le meilleur Lons, dans ses descriptions de la nature : Mein Braunes Buch (Mon livre brun), Heidebilder (Tableaux de la Lande) ; ses récits de chasse : Mein grünes Buch (Mon livre vert) ; et ses histoires de bêtes : Mümmelmann, Wida, etc. Toute sa vie, Lons fut un chasseur passionné et c’est la chasse qui l’a sauvé de son monotone travail de journaliste. Elle lui était une distraction nécessaire, qui lui permettait de se retremper au sein de la nature, de redevenir, pour un temps, un homme primitif. Löns était d’ailleurs un vrai chasseur, et non un collectionneur de trophées ; ami des bêtes, il trouvait plus de plaisir à les observer qu’à les abattre. Et il a réuni ses multiples observations pour nous faire comprendre la vie d’une foule d’animaux, depuis le renard jusqu’à la libellule, en passant par le hérisson, l’écureuil et la chouette. Sans jamais tomber dans la sentimentalité attendrie, il sait aussi éviter la sécheresse du rapport scientifique et parfois, comme dans Mümmelmann, l’histoire du vieux lièvre de la lande qui, par vengeance, fit blesser grièvement un chasseur par un autre chasseur, un délicieux humour donne encore plus de prix à son récit.
Animalier sans égal en Allemagne, Löns est peut-être encore davantage un paysagiste. Il est le poète par excellence de la lande, cette lande de Lünebourg dont il a, le premier, célébré les beautés, alors qu’elle était encore décriée comme une sorte de désert. Il l’a parcourue en toute saison et il ne se lasse pas de nous la dépeindre dans toute sa diversité. Elle forme le décor de tous ses livres, mais souvent aussi elle est plus qu’un décor, elle constitue l’essentiel du récit, et chasseur et animaux passent au second plan. Dès 1900, la lande perdait chaque jour de son caractère sauvage pour fournir des terrains de culture et des pâturages. Mais Löns, qui n’était pas un rêveur romantique, s’en consolait aisément : « Il serait peu sage, disait-il, de se lamenter parce que la lande doit perdre son aspect pittoresque. Dans une Allemagne surpeuplée, ce serait un grand crime si nous ne mettions pas tout en œuvre pour empêcher l’émigration en défrichant toute terre qui se prête tant soit peu à la culture. »
Il semblerait qu’un écrivain aussi foncièrement germanique ne puisse avoir d’équivalent dans notre littérature. Plus d’une fois pourtant, en lisant Löns, on pense à un écrivain de chez nous : Louis Pergaud. Certes Pergaud, mort à trente-trois ans, n’a pas laissé une œuvre aussi riche, aussi puissante que celle de Löns, qui était de seize ans son aîné. Mais, compte tenu des divergences inévitables, quelle étrange similitude dans le caractère, les œuvres, la destinée des deux écrivains ! Profondément enracinés dans leur terroir respectif, ils ont une égale horreur « des servitudes mondaines, des hypocrisies du bon ton, de l’intrigue, de l’entregent ou simplement du savoir-faire ». Issus du peuple, ils écrivent pour le peuple et non pour faire de la littérature. Ils affectionnent la truculence la saine verdeur de langage et Rabelais est un de leurs maîtres préférés. Chasseurs passionnés, ils sont également des observateurs de la nature. Et, enfin, ils sont tombés l’un et l’autre dans la même guerre. Mais si cette mort apparaît comme une intervention prématurée du destin dans la carrière de Pergaud, elle apportait, au contraire, à la vie de Löns le couronnement qu’il avait souhaité.
par André MEYER, Comœdia, 28 février 1942