L’été est là, avec toutes ses joies de plein air, de soleil, de chaleur.
Je viens de rentrer à Paris, de mon voyage pédestre à Varsovie.
Je n’y suis que depuis quinze jours, et déjà « l’appel de la roule » exerce sur moi son attrait irrésistible.
Partir ! Aller droit devant soi, au hasard de sa fantaisie et des routes ! Connaître la liberté des nomades : camper, dormir sous la tente, se coucher et se lever avec le soleil !
L’idée prend de plus en plus racine dans ma tête : faire un tour d’Europe — d’une partie de l’Europe — à bicyclette.
Un jour, passant avenue de la Grande-Armée, devant un magasin d’articles de sport, je me décide brusquement ; et, entrant, je demande à parler au directeur. Lorsque, après une demi-heure, je ressors, j’ai obtenu la promesse (à titre publicitaire), de deux bicyclettes : une pour mon amie, une pour moi. Huit jours plus tard, une foule d’amis se presse, pour assister à notre départ.
Nous avons choisi des bicyclettes d’hommes, les jugeant plus solides et surtout plus légères.
Sur le fanion jaune, tendu en travers du cadre, on peut lire : Paris-Berlin-Prague-Vienne-Belgrade-Rome-Paris : notre itinéraire.
Nous avons endossé des jupes-culottes et des chemises lacostes. Aux pieds, des espadrilles tressées.
A bas, les chapeaux, gants et bas !
Nos porte-bagages sont raisonnablement chargés. Outre notre petite tente d’une seule pièce et nos sacs de couchage, nous emportons chacune, nos boîtes de peinture, une marmite, une poêle, un appareil photographique… et un peu de pharmacie, pour les chutes… prévues au programme ! De linge, le stricte nécessaire.
***
Et c’est le départ ; les premiers coups de pédale, hésitants dans le trafic parisien ; le dérailleur, dont on n’a pas l’habitude, et, 10 kilomètres après la sortie de Paris… la première bûche !
Un bras, une jambe écorchés ; une pédale en “ S « …. et la pharmacie, qui est rangée trop loin, pour pouvoir la sortir !
Nous sommes obligées d’avoir recours à la patronne d’un bistro pour obtenir un peu de teinture d’iode.
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Les champs, les bois, les villages se succèdent.
La fièvre du départ et des préparatifs de ces derniers jours calmée, nous nous sentons lasses et décidons de ne pas aller très loin.
Un pré émaillé de marguerites, à l’herbe haute, aux pommiers trapus, semble inviter au repos. Nous nous arrêtons.
Que de fois, plus tard, nous devions rire, en nous souvenant de ce premier campement ! Les gestes inhabiles à dresser la tente ; la crainte de trop tendre les cordes. Les piquets insuffisamment enfoncés. Et la nuit, le terrible orage, qui manqua tout arracher ! Et notre pauvre petite tente, dont les parois claquaient comme de grandes ailes ! Puis, le soulagement de l’aube, le jour naissant.
Les premiers temps, le rechargement des bicyclettes est toute une affaire et nous prend bien une heure et demie !
Peu à peu, l’habitude vient, les gestes s’automatisent et dix minutes suffisent pour installer la tente.
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Nous suivons la route de Rocroi et passons la frontière à Givet. Là, première difficulté : dans notre inexpérience, nous ne savions pas qu’il fallait avoir un triptyque pour nos vélos et sommes obligées de laisser un cautionnement.
La Meuse, paresseusement, coule au soleil, entre ses rives rocheuses. Cuites comme des pommes au four, les bras et le visage enflés, nous nous plongeons avec délices, dans son eau fraîche.
Le soir, ayant dépassé Liège, nous campons à l’orée d’un bois.
Au-dessus de nous, un champ d’avoine encore verte, monte en pente douce, jusqu’à un autre bois. A la lisière, là-haut, on distingue le va-et-vient des petits derrières blancs des lapins. Une paix profonde nous environne.
Tandis que mon amie, — que j’ai surnommée Sancho, parce que quelqu’un m’a appelée Don Quichotte ! — va chercher du lait et des œufs, à une ferme voisine, je décharge les vélos et allume le feu.
Oh ! catastrophe ! j’ai oublié de regarder le sens du vent et toute la fumée entre dans notre tente ! Nous sommes obligées de transporter « notre maison ».
Le soleil décline, la nuit vient.
Nous avons mangé des œufs à la coque, une grillade et bu du lait.
Nos bicyclettes, recouvertes de nos imperméables, sont adossées et attachées à un arbre : c’est l’écurie !
Derrière la colline, la lune toute ronde a surgi. Sa clarté laiteuse, noit le paysage. Aussitôt, la vie nocturne commence.
Le sous-bois se peuple de mille bruits. De grandes ailes silencieuses, glissent sans les frôler, sous les branchages. Une à une, les étoiles s’allument, criblant le ciel.
Devant le feu mourant, nous causons à voix basse, puis nous nous taisons, pour écouter.
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Le temps passe et avec l’habitude, nous apprenons à orienter notre tente vers le Levant. De sorte que chaque matin, les rayons obliques du soleil nous réveillent en nous chatouillant le nez.
Nous essayons, autant que possible, de camper à proximité de l’eau. Au lever, c’est le bain froid, qui achève de chasser le sommeil et donne des forces nouvelles pour la journée.
Un peu avant Aix-la-Chapelle, nous quittons la Belgique.
Après quelques explications, et quoique nous n’ayons toujours pas de triptyque, les douaniers allemands nous laissent continuer notre chemin, sans nous réclamer de caution.
A partir de ce moment. Sancho et moi ne sommes presque jamais seules. Des centaines de « Wandervögel » comme nous, sillonnent en tous sens, les routes d’Allemagne. Parfois, ils emportent une tente, mais la plupart du temps ils couchent dans des « Jugendherbergen » (auberges de la jeunesse), où, pour un prix modique, ils ont un lit et deux couvertures et, à leur usage, une salle de douches avec eau chaude et froide courante, bains de pieds, etc., une salle à manger, où ils apportent leurs provisions et une vaste cuisine, où. pour 10 pfg. (80 centimes) ils peuvent faire cuire leur popote, sur des réchauds à gaz.
Souvent, quelques-uns de ces jeunes gens en culottes de cuir, courtes, au torse à demi-nu, bronzés comme des peaux-rouges, blonds et aux yeux bleus, nous accompagnent un bout de chemin.
Deux d’entre eux, allant également à Berlin, se joignent à nous jusqu’à la capitale.
Baignades dans les lacs et les rivières ; courses sur la route bleutée ; sieste à la lisière des bois de pins, quand le soleil de midi tape trop dur ; bière moussue, dans quelque « Gasthaus » modeste, et le soir, autour du grand feu de joie qui flambe, après que la vaisselle du dîner a été lavée et rangée, concerts d’harmonica !
Un jour, ne trouvant pas d’eau pour nous laver, nous décidons d’aller faire notre toilette, sur la grand’place d’un petit village !
Emoi général ! La population se masse, tandis qu’ayant sorti notre savon et brosses à dents, nous procédons aux rites sacrés !
Bientôt, chacun veut aider à tenir nos essuie-mains et nos éponges, et avant de nous laisser partir plus loin, les villageois décorent nos vélos de fleurs !
En quatre jours, nous sommes devenus d’inséparables amis. Puis c’est Berlin… et la séparation.
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Comme dans toutes les capitales, nous nous livrons à une visite complète de la ville : musées, vieux quartiers, monuments, etc…
Lorsque nous repartons, un mois s’est écoulé.
Nos vélos, reposés et bien nettoyés, marchent à merveille.
J’ai profité de notre séjour à Berlin pour obtenir, du consul tchécoslovaque, un papier nous exemptant du cautionnement.
Après deux jours passés à Dresde, nous nous attaquons aux hautes montées de la Sächsische Schweiz. Le temps a changé : il pleut souvent, il fait froid.
On est en août.
Nous utilisons notre tente de moins en moins, couchant la plupart du temps dans des granges ou des greniers à foin.
Dans les côtes trop rudes, nous marchons, poussant nos vélos.
Nos pieds nus, dans des sandales à lanières, barbotent dans les flaques d’eau glacées, que la pluie forme sur la chaussée goudronnée.
A Cinvalde, en pleine montagne, nous entrons en Tchécoslovaquie.
Trafic à gauche. N’ayant pas été prévenues, nous manquons avoir un accident !
La chaussée, pavée de petites pierres carrées, est magnifique et large. Le temps s’est remis au beau et les descentes commencent.
Des descentes droites et sans fin, parfois assez rapides, où mon compteur, fixé à la roue avant, atteint 60 kilomètres à l’heure !
Nous nous grisons de vitesse.
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Et un beau jour, nous arrivons à Prague.
Ses vieilles rues, ses petites cours moyenâgeuses, son « grad » imposant et ses passages tortueux et sombres sous les maisons, nous enchantent. Nous passons dix jours dans cette cité historique, faisant croquis et pochades de ses tours et de ses ponts, marchant d’émerveillement en émerveillement. C’est à regret, que nous nous en arrachons, pour reprendre notre route vers Tabor et Vienne.
Les journaux ont parlé de notre passage ; les paysans nous accueillent avec le sourire.
Le mois d’août tire à sa fin. Les journées raccourcissent.
Nous nous sommes munies d’un supplément de couvertures, car les nuits sont froides.
Jusqu’à présent, nous n’avons pas eu de pannes, pas même de crevaisons ! Touchons du bois !
Dans les villes, où nous laissons nos vélos devant la poste, une foule de badauds, et de curieux se forme autour d’eux. Une fois, j’entends cette réflexion : « Des Françaises ? Voyons, c’est impossible ! Les Français ne voyagent pas ! »
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A Vienne, nous ne restons que huit jours, pendant lesquels nous logeons dans un couvent.
Le temps est de nouveau gâté. Il pleut sans discontinuer.
Evitant le Semmering, nous prenons des petits chemins, arrivons à Graz, et, sans nous arrêter, continuons jusqu’à Radersburg, où nous passons en Yougoslavie.
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Varazdin, Zagreb. Nous progressons vers Belgrade.
Ayant laissé derrière nous les anciennes routes autrichiennes de la Slovénie, nous suivons des pistes de poussière, tracées au gré du caprice des charrettes et du terrain.
Ici, elle fait un grand crochet, pour contourner un arbre tombé ; là, les ornières étant devenues trop profondes, elle se dédouble, pour reprendre un peu plus loin. Tantôt, elle a 100 mètres de large et semble un champ labouré ; tantôt, c’est un sentier étroit, qui zigzague entre les troncs d’un bois ! Les autos ont complètement disparu, remplacées par de maigres attelages.
Couvrant les vastes étendues plates, les champs de maïs et de tournesols se succèdent à perte de vue. Les villages sont parfois distants de 40 à 50 kilomètres les uns des autres ! Les maisons basses, crépies à la chaux (souvent en bois), ont des fenêtres minuscules et des toits de chaume. Les paysans portent tous de pittoresques costumes nationaux.
Ils nous regardent passer avec effarement ! Jamais ils n’ont vu de femmes en culottes… et ce qui est encore pire : montées sur des vélos !
Certaines paysannes nous considèrent comme des suppôts de Satan et se signent ! En Yougoslavie, la femme du peuple occupe au foyer la place entre le cheval et la vache : elle est plus que la vache, mais moins que le cheval !
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Par contre, dans ce pays que notre civilisation occidentale n’a pas encore entièrement pénétré, l’hospitalité est une loi sacrée. Le voyageur est l’envoyé de Dieu.
Un jour que nous nous étions arrêtées dans une ferme pour acheter du pain, le fermier refusa l’argent que je voulais lui donner : « Le pain, me dit-il, est chez nous, comme l’hospitalité : il ne se paye pas, il se donne. »
Nous avançons péniblement, à cause de l’état des routes.
Souvent, on enfonce dans une fine et chaude poussière jusqu’à mi-roue.
La chaleur est revenue, accablante.
Dans les villages, à notre approche, lorsque les oies s’enfuient en battant des ailes, nous sommes aveuglées et suffoquées par la poussière qu’elles soulèvent. La route, entre les maisons, est encombrée de charrettes qui stationnent, de cochons vautrés en travers, d’oies, de poules, de dindons ; parfois de moutons, et toujours d’une quantité de marmaille.
Ce matin, je me suis trouvée nez à nez, dans un tournant avec une vingtaine de vaches, émergeant d’un opaque nuage blanc, quelles précédaient. Derrière elles, on entendait un sourd piétinement, mêlé à des centaines de beuglements, à des tintements de clochettes, des aboiements et des cris. Ce mur vivant, marchait en droite ligne sur nous, emplissant toute la rue, entre les deux rangées de maisons. Aucune issue où se garer !
« Sancho, mon vieux, criais-je à ma compagne, arrive vite ! »
Serrées l’une contre l’autre, au milieu de la route, protégées par nos vélos, nous nous mettons à sonner désespérément nos sonnettes. Les bêtes de tête semblent hésiter, puis nous contournant, continuent paisiblement leur route. D’autres les suivent — des centaines d’autres.
Nous disparaissons dans ce nuage chaud, qui nous aveugle et assourdit. De grands corps nous frôlent, nous poussent parfois.
Nous sentons des souffles brûlants, des naseaux humides. Le bruit de nos sonnettes est couvert par le carillon de toutes les clochettes. Cela dure dix minutes, peut-être un quart d’heure.
Lorsque la poussière se dissipe, il est passé peut-être cinq cents ou six cents vaches. Derrière viennent les bergers, ils traînent, sur le sable de la route, des fouets de 4 à 5 mètres de long, qui y dessinent une étroite empreinte.
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Un beau matin, au confluent de la Save et du Danube, Belgrade apparaît à nos yeux. Le pont n’est pas encore terminé. La traversée se fait en ferry, en bac ou en barque.
On est le 19 septembre. Nous avons fait près de 4.000 kilomètres.
Peu de temps après, mon amie part en avant. Son intention était de m’attendre à Doubrovnik, mais je ne devais plus la rejoindre : elle rentra à Paris longtemps avant moi.
A partir de Belgrade, commence la plus pittoresque partie du voyage : la Bosnie, l’Herzégovine, la Dalmatie, toute la côte adriatique, maïs aussi la plus difficile.
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Jusqu’à Sarajevo, quoique de plus en plus mauvaises, les routes sont encore praticables. Au-delà, elles sont pires qu’inexistantes !
J’entre dans la zone des minarets, des turbans et des femmes voilées. Dans les villages, du reste, les femmes sont presque invisibles. On ne les aperçoit que rarement, traversant une rue disparaissant dans les plis de larges pantalons serrés aux chevilles, enveloppées d’un drap et le visage entièrement dissimulé par un épais carré d’étoffe noire.
A Sarajevo, il y a des femmes habillées à l’européenne, mais, elles aussi, sont strictement voilées.
Pendant quatre jours, j’erre à travers les dédales d’escaliers et de rues montantes, aux maisons dont les fenêtres sont protégées par des treillis de bois. Le marché musulman, à l’ombre de la mosquée, déballe ses bigarrures, ses cris, ses souks.
Je crois vivre un livre de Loti.
Après bien des ruses, j’arrive à pénétrer chez les derviches, et je fais le portrait du « gardien des sept tombeaux » : Abdula le Borgne.
Ensuite, c’est Mostar et son pont romain en dos d’âne !
En avant ! toujours en avant !
A mesure que j’avance, les montagnes deviennent plus hautes, plus dénudées : les gorges se resserrent ; les villages s’espacent. Je roule — marche la plupart du temps, poussant mon vélo) — des journées entières sans rencontrer personne, à l’exception de quelque pâtre à longue barbe en broussaille, vêtu d’une peau de bique noire, ou quelque musulman au fez rouge, menant une caravane de petits chevaux nerveux, attachés les uns aux autres par la queue et lourdement chargés de colis bizarres.
Au bas de la route, au fond du précipice, un torrent gronde. Dans l’azur profond, des vautours décrivent des cercles silencieux. Puis, c’est la pluie qui recommence, et ce qui est pire, le brouillard. Des heures et des heures durant, je marche sans rien voir. La route est toute en galets ronds, de la grosseur d’une assiette, et sur lesquels le vélo ne prend pas. Par endroits, une glaise rouge et compacte, qui emplit le garde-boue et fait frein. Je fais cinq, six mètres, et dois l’enlever avec un bâton. Encore cinq mètres, nouveau nettoyage !
La « bura », cet horrible vent brûlant et humide, aussi fort que le mistral, se met de la partie. En une journée — de 6 heures du matin à 7 heures du soir, sans arrêt — je ne fais que 41 kilomètres ! Autour de moi, les crêtes rocheuses ont fait place à un chaos d’énormes blocs granitiques ; pas un arbre, pas une herbe… pas une âme. Et le sifflement continuel du vent !
A bout de force, et trempée jusqu aux os, je rentre dans une « kafana » (bistro) du village — (une dizaine de maisons !) — où je suis enfin arrivée.
Où puis-je coucher ? ” demandai-je, l’hôtel étant une chose inconnue. — « Ici, me répond un jeune musulman, je suis le patron. »
Il m’installe auprès du feu, où il prépare du café turc, met mes chaussures à sécher. D’autres hommes à fez m’entourent. Ils m’offrent, qui du café, qui du thé, qui du vin chaud ! Les questions pleuvent. J’ai appris le serbe, et quoique le parlant très mal, m’explique sans difficulté. A 9 heures, le propriétaire met tout le monde à la porte. « La demoiselle est fatiguée, elle va dormir ! »
Alors, il m’apporte des œufs, du pain et du café au lait. Pendant que je mange, il apporte deux bancs, y étale son manteau et une couverture. Puis il apporte un seau et une belle cruche de grès avec de l’eau. A la main, il a du savon et une serviette propre. « Si vous voulez vous laver, je vais vous verser l’eau ! »
Quand je suis rentrée dans mon sac de couchage, sur le lit improvisé, il borde la couverture et dit : « Dormez tranquille, personne ne vous dérangera. Demain matin, je viendrai tôt, mais je ne ferai pas de bruit. » Le lendemain,il arrive à 3 h. 1/2. Ayant ôté ses souliers, il s’approche de moi sur la pointe des pieds, pour voir si je dors. La couverture a glissé. Il la ramasse et l’arrange. Il baisse la mèche de la lampe à pétrole et vaque à ses affaires. Quand je me décide de me réveiller tout à fait, il m’apporte du café et du pain. Et lorsqu’en partant, je veux payer, il secoue la tête et dit : « Jamais de la vie ! Vous êtes une voyageuse et vous avez été mon hôte ! Soyez la bienvenue ! »
Je repars.
Et puis, comme par enchantement, le rideau de pluie et de brouillard se déchire, et la mer apparaît, d’un bleu turquoise : l’Adriatique. J’arrive à Doubrovnik — la Raguse romaine — parmi le mimosa en fleur, les orangers et les palmiers. Quatre jours de repos et de chaleur, et je reprends la route de montagnes jusqu’à Split, puis Sibenik et Susak.
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Un jour, un musulman voulait à tout prix échanger sa petite jument grise contre mon vélo. Un autre me dit : « Je suis veuf ; j’ai un petit garçon, une maison, un champ, un cheval, une vache, deux brebis et cinq chèvres ! Vous êtes énergique et courageuse ! Je n’ai personne pour labourer mon champ et élever mon fils ! Voulez-vous rester et devenir ma femme ? » !!!!! Le petit gosse ressemblait à un ouistiti, et moi, je ne me sentais aucune disposition pour être « laboureuse »… Sans doute est-ce pour cela que je suis repartie ?
A Susak, je quitte la Yougoslavie, ce pays en deuil, encore tout vibrant de douleur de la perte de son Roi. Pays généreux et simple qui a conquis mon cœur.
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A Fiume, je suis en Italie.
C’est la mi-novembre. Des routes magnifiques. Le confort à chaque pas. Je roule de nuit, — souvent assez tard -, faisant de 130 à 150 kilomètres par jour.
Trieste, Venise, Bologne, Florence défilent comme en un rêve. Je voudrais m’arrêter partout, mais le temps presse.
Pendant quatre jours, je roule avec un jeune autrichien de Vienne qui se propose de faire le tour de l’Europe en remontant jusqu’au cap Nord. Il le fit. Je le revis à Paris et reçus de lui une carte lorsqu’il rentra de sa randonnée : il avait accompli 13.300 kilomètres !
A Rome, je reste trois semaines. Pendant ce temps, mon vélo est remis en état. Les derniers temps, il avait été très malmené.
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La veille de Noël, le 24 décembre, je me dirige enfin vers Paris. Civitta Vecchia, Pisa, Genova, Imperia, Vintimille, Menton, Monte-Carlo, Nice, Cannes, Saint-Raphaël, Aix-les-Bains, Avignon. Lyon. Dijon… je ne m’arrête nulle part, pédalant comme une automate du matin au soir, sans descendre de vélo. Il pleut : je n’ai pas d’imperméable. Dans toute la vallée du Rhône, pendant trois jours, j’ai le vent contre moi. Durant ce trajet final, ma plus longue étape est de 186 kilomètres. Rome-Paris en onze jours. Les derniers jours, je ne mange plus, ne me soutenant que par une grande quantité de café très fort et très sucré.
Et le 6 janvier, après sept mois moins trois jours (j’étais partie le 9 juin) d’absence, je rentre à Paris.
Maman vient à ma rencontre en voiture. Lorsque je l’aperçois, insoucieuse pour la première fois de mon fidèle vélo, je l’abandonne au milieu de la chaussée pour me précipiter au-devant d’elle.
Lorsque je descends devant « Mestre et Blatgé », avenue de la Grande-Armée, à l’endroit même de mon départ, je reconnais les mêmes visages amis, qui étaient venus me souhaiter « bon voyage ».
Je regarde mon compteur : il marque 7.482 kilomètres. Seulement !!!
Lily SERGUÉIEW. Camping : la revue des campeurs, des canoéistes, août 1937 – AOUT 1937