On peut concevoir un Mouvement de jeunesse (Jugendbewegung) comme la greffe qui s’insère sur une racine sauvage, dont elle boit toute la sève, édifiant un être nouveau sur des forces anarchiques. On peut aussi le concevoir comme la bouture plantée sur un sol vierge, qui s’efforce de vivre sa vie et de faire seule sa place au soleil, sans rien devoir à autrui que son être initial.
La jeunesse exprime d’ordinaire ses activités sous le premier mode. Volontiers elle essaye ses forces à railler ses aînés, à critiquer leurs manies, leurs impuissances et surtout leur conservatisme affolé ; elle se pique de mépris, mais souvent son mépris ne dépasse guère les lèvres, car ces airs révolutionnaires cachent un conservatisme qui s’ignore. On repense l’ancien, on rajeunit, on transforme : on ne crée pas, on continue. C’est l’œuvre du disciple qui ne suit jamais mieux son maître qu’en le dépassant… En France, les jeunes générations adoptent plus ou moins cette attitude. Mais les circonstances ne peuvent-elles en commander une autre ?
La jeunesse allemande répond affirmativement. Aussi on brise, on rompt, du moins on le désire. On fait fi du passé ; on veut tout reprendre sur un plan nouveau. Toute l’activité des jeunes s’inscrit comme une protestation contre l’ordre existant, protestation contre les aînés, contre leurs habitudes, leur pédagogie, leur civilisation, leur manière de comprendre gens et choses. On en veut surtout à la civilisation moderne : elle peut apporter des avantages, elle n’en détruit pas moins l’homme progressivement. A tout organiser, à tout mécaniser, la vie d’aujourd’hui facilite l’ouvrage, mais elle confisque l’initiative de l’homme, son indépendance, sa liberté ; le traitant comme une machine, elle oublie son âme pour ne voir que l’automate. Cette civilisation creuse et tarée des agglomérations géantes sent son matérialisme : elle est sans âme, elle ronge les âmes.
« Ame » n’a certes pas chez tous le même sens, mais pour tous cela signifie au moins le monde intérieur des sentiments, du rêve, des grands désirs, etc., un monde distinct de la matière où la tendance actuelle incline. Et cette « rénovation de l’esprit », on la réclame de partout. « L’ordre économique doit céder le pas devant l’homme, écrivait une revue socialiste. Nous ne sommes pas les serviteurs de la matière, nous sommes porteurs d’une idée… »
Personne, sans doute, ne voudrait nier que l’ordre fût nécessaire, mais il le faut baigné d’amour. Les usines aux patrons anonymes en sont-elles capables ? Il faut connaître pour aimer ; l’ouvrier ressemble trop aujourd’hui au pion qu’on place et remue sur le damier… On pourrait en dire autant des grandes administrations, des fonctionnaires… Et la Prusse, dont le génie allait à tout réglementer, ajoutait au poids que la vie moderne faisait peser sur les âmes.
Cette contrainte excessive devait faire jeter le joug, car rien de plus contraire à l’âme allemande. Allemande, dis-je, non prussienne. Pour nous l’Allemand trouve trop souvent son type idéal chez le Prussien, et nous ne voyons nos voisins qu’à travers ce prisme déformant. Rien de plus faux. « Entre un Prussien et un Allemand, notait Foerster, il existe peut-être autant de différence qu’entre un Romain et un Grec… Celui-là représente une humanité dure, froide, une mentalité d’homme d’affaires, celui-ci possède une âme riche de musique, d’abandon, de sentiments, d’affection ». L’âme allemande a naturellement le sens de l’unité, du rythme, de l’ordre ; elle comprend mal la discipline qui veut rudoyer. Et Dieu sait si Berlin et son armée de fonctionnaires la rudoyaient !
Insensiblement, le régime prussien créait outre-Rhin une âme artificielle, qui visait à réaliser un type déterminé. Comment l’excessive sensibilité de nos voisins n’eût-elle pas souffert et cherché à se libérer ? Car, s’il n’a pas la passion de la liberté comme le Français, l’Allemand supporte mal qu’on vienne le forcer dans son royaume intérieur, où son subjectivisme originel trouve ses délices, comme son goût naturel de l’indéfini. Et la nécessité de réorganiser l’humanité s’imposait chaque jour davantage à son Gemuth…
Qui prendrait l’initiative ? Les vieux, les adultes ? Mais, trop longtemps serve, leur âme ne sentait plus le poids que comme une chose vague… Il restait les jeunes : il leur serait donné de retrouver l’âme de la race, si Berlin ne l’avait point tuée.
Non, elle vivait encore. Ivre déjà de liberté, elle lissait en silence ses ailes qui s’étaient meurtries aux barreaux de la cage, avant de prendre son vol… dans les marches du Brandebourg, à Steglitz, non loin de Berlin.
Même aujourd’hui, Steglitz personnifie l’esprit prussien : les mêmes gens raides et moroses, les mêmes indignations devant les exubérances de la jeunesse qu’aux premières années du siècle, avec cette différence que ces indignations restent maintenant sans effet.
La petite ville possédait un lycée ; on serait tenté d’écrire une caserne, tant le régime rappelait la discipline militaire. Pensums, punitions corporelles y devenaient pain quotidien. Tout y était réglé, même l’assistance aux offices en haut de forme. La dictature des professeurs y régnait dans toute son horreur : le ton rappelait le langage discret des sous-officiers. Le règlement suivait partout l’élève : le papier organisait la vie vivante. L’enseignement tout entier prenait des airs scientifiques ; la religion elle-même gardait un goût de laboratoire. Et tout, — littérature, histoire, chants, — tout allait à glorifier la Prusse, à instaurer son culte ; de l’Allemagne elle-même, pas un mot. L’éducation saisissait les êtres pour en faire du matériel utilisable, des unités sociales. Pour employer le mot des étudiants d’alors, c’était le Parademarsch der Seele, c’est-à-dire l’âme mise quotidiennement au pas de l’oie. C’était un gavage contre nature, car « cette jeunesse n’avait pas faim de livres, mais faim de réalités concrètes ; elle n’avait pas faim de classes, — et Dieu sait si la pédagogie de là-bas les prodigue avec générosité ! — mais faim de vie ! »
Quand on a de quinze à dix-huit ans, l’imagination est ardente, les forces bouillonnent. Il faut de la joie, de l’espace. Or le milieu étouffait ces cœurs vibrants de chansons et d’enthousiasme.
Si, du moins, cette jeunesse avait trouvé un dérivatif hors du collège ! Mais l’industrie, la fièvre de la vie moderne n’ont guère d’attraits pour ses tendances profondes. II ne lui restait qu’à mourir d’ennui au collège et à contrefaire les aînés aux jours de sortie en organisant des beuveries et des fêtes crapuleuses… Ce qui abrutissait sans satisfaire. C’était n’être jeune que pour devenir vieux le plus vite possible.
Lassée, la jeunesse aspirait à mieux. Des communistes aux catholiques, tous sentaient la civilisation à un tournant ; ils sentaient que la technique, l’organisation, les traditions ne sont pas tout dans la vie et passent même au second plan, et ils en venaient à désirer le rêve, la liberté, la rusticité, l’affection, tout ce dont la jeunesse a le plus besoin.
Oui, il fallait sortir de prison, de toutes les prisons, se libérer d’une pédagogie insensée et fuir les villes sans âme.
Celui qui chantait avec mélancolie :
Dans le ciel gris descend le brouillard
Qui s’accroche aux verdures et les argente,
Qui donne à boire aux landes…
Nul cri d’oiseau dans les champs silencieux ;
Les lointains sont morts, étroits sont les espaces ;
Le brouillard tombe…
devait comprendre les révoltes de ces jeunes et leurs aspirations. Jeune, il l’était aussi, et, bien qu’il fût professeur, l’atmosphère ambiante l’oppressait. C’était K. Fischer. Ses traits virils et durs, tout pénétrés d’énergie, ses yeux qui gardaient la clarté d’une pureté intacte, tout son extérieur en faisait un chef.
En 1904, il prit la tête du mouvement. Il fondait un groupe pour résister à la tyrannie des maîtres, pour secouer le joug et apprendre à se discipliner soi-même. Les Wandervögel (Oiseaux migrateurs) étaient nés, et de même le Mouvement de la jeunesse, car cette association, qui devait dans l’esprit de K. Fischer pourvoir à des besoins locaux, entraîna tout dans son sillage. Des groupes surgirent partout. Jusqu’à la guerre, les Wandervögel remuèrent vraiment l’Allemagne, portant le cygne blanc de leurs fanions à travers le pays tout entier.
Voici en quels termes les premiers Wandervögel faisaient appel à la jeunesse studieuse :
« Connais-tu déjà ton pays natal ? As-tu vu les poissons nager et les oiseaux voler ? As-tu vu les chevreuils ? Entendu crier les renards et roucouler la colombe sauvage ?… Sais-tu la beauté des fleurs !… Viens à nous pour voir tout cela, car nous aimons notre petite patrie.
« Et nous sommes joyeux ! Grimper, sauter, danser les vieilles danses populaires, voilà notre fait, et pas dans une salle, mais sur la pelouse.
« Chez nous, on ne fume plus.
« Nous chantons, nous marchons. Et nous marchons sac au dos. Et nous chantons les vieux « Lieder » dans nos abris champêtres. Et nous apprenons à connaître notre peuple, son histoire, son génie…
« Viens ! Nulle part tu ne trouveras de fêtes plus allemandes et plus belles…
« Mais, si tu veux être un des nôtres, il te faut devenir un autre homme…
« Nous ne sommes pas parfaits, mais nous tendons au bien. »
N’est-ce pas déjà un écho de la vie scoute ?… Dans sa candeur juvénile, ce morceau nous livre l’essentiel de l’idéal Wandervogel et, partant, l’idéal du mouvement tout entier. Mais précisons un peu.
D’abord et avant tout, on veut revenir à la nature. On veut retrouver des yeux capables de la goûter, capables d’aimer le ciel qui étend son « feuillage d’étoiles », l’ombre qui comme un flot d’encre coule des bois, le vent qui galope sur la houle des blés, la forêt qui résonne du bruit confus de mille êtres en gésine, les champs qui jouent des couleurs de leurs herbes, l’air vif qui mord la peau et empourpre les joues, tout ce monde qui ravissait les artistes et inspirait les génies. Trop affairée pour goûter les beautés paisibles, la vie moderne ne sait plus voir et préfère des spectacles factices : il lui faut des plaisirs intenses, dont on puisse jouir en courant, juste assez pour s’éponger un instant avant de se ruer au gain de nouveau.
Or ces joies conventionnelles énervent, sans les apaiser, les tendances naturelles du jeune homme. Chez un Français qui raisonne le sentiment de la nature, mais, sauf en la vieille Armorique, le possède peu, son manque se traduira par de la nervosité ; chez un Allemand, il devient vite souffrance, qui porte ce sentiment inscrit au plus profond de son être. Il suffit d’avoir quelque peu vécu dans l’intimité de jeunes Allemands pour savoir comment un beau paysage se reflète dans leur âme et de quel poids les accable un ciel gris ; combien une verdure abondante les repose et les remonte.
Cette jeunesse quittera donc des cieux qu’obscurcissent trop souvent les fumées d’usines, et ces jardins minuscules des villes où « les fleurs même succombent sous une rosée noire » — pour la vraie Nature. Et inutile d’aller très loin : ce plaisir se trouve presque à la porte des grandes agglomérations. Qu’on les fuie donc !…
Loin des cités modernes, tout parle : chaque coin, chaque pierre a son histoire, et de la terre monte tout le passé, car ces randonnées à pied doivent augmenter l’amour de la Patrie, dont en de vieux « Lieder » on chante les beautés, les gloires.
Oui, on chante au son de la guitare ou du violon, ces indispensables compagnons des longues marches. On chante pour s’entraîner sur la route, on chante pour cadencer les rondes sur l’herbe grasse ; on chante partout, car on a pris goût à une vie qui comporte la musique. « Le cadre de beauté, d’harmonie, de joie, qui peut faire éclore le chant, disait le P. Doncœur dans sa préface de Roland, n’est autre que la terre du Bon Dieu, la route, la forêt, la montagne, et encore le camp, la grange ou le foyer ». Où trouver meilleure inspiration ?
C’est alors qu’on dépouille le convenu des politesses citadines pour revenir à la simplicité des relations primitives faites de tact et d’abandon.
A. GIRAUDET – Le correspondant – 1939 – 1ère partie