Les Influences asiatiques dans la vie intellectuelle de l’Allemagne d’aujourd’hui – 1920

Un écrivain allemand, Max Scheler, exprimait le vœu pendant la guerre, que l’Europe « cessât enfin de prendre sa propre pensée pour la pensée universelle ». Il constate aujourd’hui quelle s’y achemine et ce fait capital ouvrira, pense-t-il de nouvelles perspectives à l’humanité. Et de quels côtés s’ouvriront ces perspectives ? Du côté de l’Asie prodigieuse : « Elle approche, l’heure la plus mystérieuse que recèle dans son sein l’avenir de l’humanité, l’heure où l’Europe et l’Asie aborderons une discussion de principes des fondements de leur vie religieuse et métaphysique… »

Après avoir cité ces lignes, m. E.-R. Curtius remarque qu’au moment où elles furent écrites, une attitude nouvelle se dessinait déjà en Allemagne à l’égard du monde asiatique : « Comme de tous les mouvements intellectuels de l’heure présente, on peut dire de ce nouvel orientalisme (nous le désignons par ce terme imparfait qui a du moins l’avantage de la brièveté) que la guerre mondiale a eu pour effet de le rendre plus évident et d’en intensifier les causes déterminantes. Toutefois les débuts de ce mouvement datent d’avant la guerre. Il faut en chercher l’origine dans l’insatisfaction que créait, parmi l’élite intellectuelle d’Allemagne et d’ailleurs, la substance de notre culture moderne. Le réveil de la conscience métaphysique, qui s’est annoncé dans les années précédant la guerre par un renouveau de la philosophie et par des besoins religieux plus intenses, cherchait dans l’esprit de l’Orient une sanction, un aliment, une force fécondante. Ex Oriente Lux : l’antique adage reprit une signification nouvelle. Et, sans s’être donné le mot, on travaillait de toutes parts à pénétrer les divers domaines de la culture asiatique. L’Orient avait trouvé de nouveaux pionniers. »

Wyneken, Gustav

Ce retour aux philosophies asiatiques conduisit un autre écrivain allemand, Martin Buber, à transcrire en allemand les Discours et Paraboles de Tchuang-Tse, où est contenue la doctrine du Tao. « Fait curieux à constater, remarque l’auteur de cette étude, le « taoïsme » a été accueilli avec enthousiasme en Allemagne ; il a exercé déjà pendant les dernières années de la guerre, et depuis lors, une force d’attraction surprenante sur beaucoup des plus doués parmi la jeunesse intellectuelle allemande. Le petit livre de Tchang-Tse est devenu un véritable évangile dans des milieux comme celui de la Freideutsche Jugend. Le champion influent de son idéal éducatif, Gustave Wyneken, directeur de la Freie Schulgemeinde, à Wickersdorf, a publié dans sa revue une traduction du : Tao-te-King de Lao-Tse. En même temps, d’autres versions du même ouvrage paraissaient chez des éditeurs en vue. « Aucun livre ne peut lutter avec celui-ci, écrivait récemment Linke Poot dans la Neue Rundschau (avril 1920), car il les contient tous. Il les domine tous au sens hégelien du mot, c’est-à-dire que, sans les annihiler, ni les réfuter, il leur assigne à chacun sa vraie place. Ce livre devrait être édité dans un petit format pratique et il le sera ; il sera le bréviaire de poche d’un grand nombre d’Européens pendant le demi-siècle qui v suivre : car ce livre nous pose une question d’importance vitale. »

La défaite n’a fait que renforcer ces étranges courants parmi les jeunes intellectuels allemands. De la banqueroute de leur patrie, ils ont naturellement conclu à la banqueroute de la civilisation occidentale. Ils ont méprisé tout à coup les « idéaux usés » de la vieille Europe pour se tourner vers l’Asie bien plus antique, mais dont les sources de vie sont jaillissantes comme au premier jour. Ils n’ajoutent pas qu’elles sont troubles aussi, et amères, troubles et amères comme leurs états d’âmes de vaincus.

Hermann Hesse constate, non sans inquiétude d’ailleurs, que ce n’est plus Goethe, pas davantage Nietzsche, mais Dostoïevsky qui est le grand héros littéraire de la jeunesse allemande. « Jetez un coup d’œil sur la poésie actuelle, écrit-il, vous y observerez partout la même affinité avec Dostoïevsky, là même où il ne s’agit que d’une franche imitation dont l’effet produit est enfantin. L’idéal des Karamazov, vieil idéal asiatique empreint d’occultisme, devient peu à peu l’idéal européen, tend à engloutir l’esprit occidental. C’est ce que pour ma part, j’appelle la ruine de l’Occident. Cette déchéance est une rentrée dans l’alma mater, un retour à l’Asie, aux sources, aux « mères » dont parle Faust et il va de soi que, comme toutes les morts, cette mort engendra une nouvelle naissance… C’est l’abandon de toute morale solidement établie, au profit d’une mentalité qui admet tout et conçoit tout possible : nouvelle, dangereuse, terrible souveraineté. » Toutefois, « cette tendance, ajoute E.-R. Curtius, Hermann Hesse le reconnaît lui-même, peut être mise en valeur de façon positive ou négative. Ses partisans déclarent que l’Allemagne doit détourner enfin les yeux de la culture pétrifiée et vieillie de ses voisins de l’Ouest ; que si la France a fait luire autrefois le flambeau de l’esprit, la flamme en est depuis longtemps étouffée sous la cendre. L’art et la poésie française offrent le spectacle d’une belle et lourde maturité automnale, période admirable, il est vrai, mais qui ne renferme plus de promesses d’avenir. »

Spengler, Oswald - Der Untergang des Abendlandes
Spengler, Oswald – Der Untergang des Abendlandes

Ces idées ont été largement propagées par le livre d’Oswald Spengler : Der Untergang des Abendlandes (La Décadence de l’Occident, 1918). La doctirne que l’on y découvre s’affuble de l’épithète bien allemande de « métapolitique ».

Métapolitique: C’est-à-dire que la mission future de l’Allemagne serait dans la victoire de la conscience métaphysique sur la conscience politique.

Nous connaissons cela. Cette thèse est développée surtout dans le Carnet de voyage d’un philosophe (1919), par le comte Hermann Keyserling. Il attend de cette transformation une nouvelle hégémonie, celle-là justement spirituelle (nous connaissons encore cela) de l’Allemagne en Europe. Le type accompli de l’être humain est, à ses yeux, celui qui s’élève jusqu’à la spiritualité. La sagesse hindoue lui parait être pour le moment l’expression la plus haute, l’art chinois, la manifestation inconsciente la plus parfaite de cette spiritualité. Bien entendu, il faudrait que tout le monde s’y mette, et cela ne serait plus de jeu si l’Europe, renonçant à son genre de pensée matérialiste et intellectualiste, ne tendait, en même temps que l’Allemagne régénérée, à un état de spiritualité conforme à sa nature propre…

Au cours de son étude, M. E.-R. Curtius se demandait après avoir constaté que la mystique taoïste est actuellement la religion secrète d’une élite de la jeunesse allemande :

« Qu’en devons-nous conclure ? Qu’elle se détourne de l’activité intellectuelle et de toute espèce d’autre activité, qu’elle se dirige vers un idéal nettement accusé de vie quiétiste et contemplative. La politique, au sens le plus étendu de ce mot, est mise de côté au profit d’une vie spirituelle plus intense… »

Il n’y a qu’à tourner la dernière page de l’article de M. E.-R. Curtius pour trouver la réponse à ces interrogations, à ces doutes également naïfs. Elle apparaît si claire dans le passage d’une lettre de Hauptmann à Romain Rolland, citée par M. Hermann Fernau au début de son étude sur la Situation des pacifistes en Allemagne. Hauptmann y déclare qu’il aimerait mieux être appelé « fils d’Attila » pourvu que l’Allemagne triomphe, que si l’on écrivait « fils de Goethe » sur la tombe de l’Allemagne vaincue. Nous avions déjà que l’Allemagne, aux époques de dépression et en dépit de Goethe et de Nietzsche, ces faux méditerranéens, retourne à l’Asie comme à son vomissement. Mais la « spiritualité » qu’il y retrouve et où il se retrempe, nous n’avions pas besoin de l’aveu de Hauptmann pour savoir qu’elle engendre tout naturellement Attila, de même que les grands chefs qui bombardaient Reims étaient des produits hégeliens exactement comme les tortionnaires chinois de Lénine sont issus de la mystique idéale de Tao.

 par Ernest-Robert Curtius (Revue de Genève, décembre 1920) – Memento – Jean d’Elbée

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