Mille huit cents mètres. 3 heures du matin. Le réveil sonne, interrompant un sommeil qui n’aurait demandé qu’à se prolonger. La bouche pâteuse, j’enfile en hâte le gros pantalon de Bonneval et jette un regard au dehors : des étoiles, pas de nuages, il faut partir. Sans faire de toilette, après un vague déjeuner qui ne veut point passer, nous prenons sacs et piolets, et en route !
La lanterne éclaire — oh ! si peu — le sentier qui coupe les pentes d’herbe, monotones, les premières moraines ; les gros souliers écrasent pesamment les herbes aromatiques de l’alpe, tirent des étincelles du roc qu’ils heurtent. Nous respectons le silence, mal reposés, l’estomac barbouillé, peut-être aussi craignons- nous un peu la course nouvelle, ses difficultés inconnues. Le soleil commence à se lever au moment où nous abordons les premières barres rocheuses, au moment où il nous faut nous encorder pour de longues heures. Et dire que dans la vallée, en bas, les « bourgeois » dorment. Quel métier ! Mais bientôt les premières difficultés commencent, qui nous procurent un âpre plaisir : (monter une cheminée, vaincre une fissure, passer une vire) et ne nous laissent point le temps de contempler les murailles abruptes, les arêtes rocheuses si bizarrement découpées sur le ciel rose du matin ; à une paroi rocheuse, succèdent des blocs brisés, faciles, mais fatigants, puis vient une arête de neige gelée qui recouvre la glace et que le premier taille, taille. Le piolet envoie vers le second et le troisième de petits blocs de neige dure et coupante ; les heures passent, et le « travail continue, sans arrêt ; à peine avons-nous le temps, quand nous tâtons précautionneusement les prises, de remarquer les cristaux roses et gris du feldspath ou les grains nets du granit que mordent si bien nos ailes de mouche.
9 heures. Le col. D’un seul coup, un glacier se creuse à nos pieds, cependant qu’à l’ouest, très proche, se dresse le sommet que nous voulons atteindre et dont l’arête, avec ses gendarmes, ses clochetons, nous promet une escalade, une varappe aérienne à souhait. Au loin, des montagnes, des hautes cimes à la beauté farouche, aux nues parois rocheuses, aux couloirs de glace redressés ; et c’est la solitude, cette solitude que l’alpiniste aime tant. Mais non, un peu plus bas : quatre jeunes gens sont arrêtés et mangent. Nous faisons comme eux : gorgée de thé, saucisse, chocolat, fruits secs et boîte de fruits ; le dernier de la cordée, porteur d’occasion, est heureux, son sac se vide.
« Monsieur, Monsieur ! » Je me lève et, décordé, je vais vers les quatre imposteurs ; l’un d’eux, écorchant le français, le mêlant d’italien, me demande si je veux bien photographier leur groupe; je l’aurais deviné ; de bonne grâce, je me transforme en photographe amateur, et la conversation s’engage :
« Français ! — Oui et vous, Italiens ! — Oui. »
Bien entendu, c’est la montagne qui d’abord nous occupe, les itinéraires, les difficultés, les refuges proches, les courses faites et les courses à venir. Puis, brusquement :
« L’Exposition de Paris est-elle belle ? — Bien sûr, elle est même admirable ; venez la voir. — J’aurais bien voulu, mais on m’a refusé un passeport, sous prétexte que je n’ai point encore fait mon service militaire.
Je ne dis mot, je connais trop la frontière italienne et ses pièges ; je laisse venir, d’autant plus que j’ai devant moi quatre étudiants de…, membres du Parti Fasciste aux frais duquel ils sont en montagne, mais je ne peux m’empêcher de sourire et d’un seul coup, c’est le tonneau qui se débonde ; j’y suis habitué, car j’en ai déjà recueilli de ces confidences de guides, de paysans, de commerçants… de l’autre côté.
— Oui, chez vous, c’est la liberté, mais chez nous, on ne peut rien dire, il faut se cacher ; nous ne savons rien et nous voudrions savoir, et les plaintes d’affluer : vie chère, militarisation, police secrète, manque de débouchés pour les jeunes intellectuels, etc., etc. On a pris aux enfants leurs jouets de fer, on manque de café, de viande et d’huile d’olive de bonne qualité ; on réquisitionne le plomb, le cuivre, même dans les églises.
Je hasarde un assez ironique : « Mais vous avez l’Ethiopie, les discours de Mussolini et les sourires photogéniques du comte Ciano. » L’Italien ne comprend pas, et malgré les gros yeux que roule un de ses compagnons, qui doute peut-être de moi, il continue et me questionne ; et ses amis se rapprochent, car ils ne veulent pas perdre un mot de mes réponses : « Nous ne lisons que des journaux fascistes ; alors, vous savez… »
« Qui a tué les frères Rosselli ? »
Je leur réponds que c’est l’Ovra et qu’en notre beau pays de France, Gestapo, Ovra, espionnage franquiste, agissent somme toute à leur guise, malgré leur dénonciation journalière par les organisations du Front populaire.
Le nom de Franco dirige la conversation vers l’Espagne, ce que je voulais.
J’apprends que le peuple Italien est travaillé à ce sujet par un sourd malaise, que dans la ville de… et ses environs, des centaines d’arrestations ont eu lieu : ouvriers, paysans, employés, intellectuels, bourgeois libéraux ont été enlevés et enfermés dans les prisons fascistes, avec quelques chemises noires, des syndicats surtout. « Et puis, je peux vous le dire, Monsieur, mes trois compagnons et moi, nous avons fêté la victoire de Guadalajara, la victoire du bataillon Garibaldi. Oh ! si le fascisme est vaincu en Espagne, il sera grièvement blessé chez nous, mortellement peut-être. Dites-le en France, répétez-le et agissez en conséquence. »
« Et La Rocque ? Est-ce vrai qu’il a derrière lui 2 millions d’hommes ? Et Doriot ? »
Je m’aperçois aussi que la victoire du Front populaire a éveillé de l’autre côté des Alpes d’immenses espoirs, même dans la bourgeoisie moyenne, à laquelle appartiennent mes quatre interlocuteurs. « Tenez ferme, ne vous laissez pas battre, soyez unis et surtout luttez. » C’est émouvant ces conseils qui viennent de là-bas, de gens qui savent et qui craignent que nous manquions de vigilance et d’activité.
« Et la guerre ? » J’apprends que les visites de Blomberg à Rome, les parades militaires ont fâcheusement impressionné la population qui craint un conflit et n’en veut pas. « Et l’U.R.S. S ?» Il me faut répondre aux questions les plus diverses. Les jeunes Italiens doivent tout réapprendre, tout inventer à nouveau, à partir de leur propre expérience, la suppression des organisations ouvrières, la police, la censure « atomisent » chez les jeunes l’opposition qui souvent prend inconsciemment des formes fascistes d’hier ; c’est pourquoi en appeler au premier programme de Mussolini, montrer les contradictions du fascisme, comme le fit l’an dernier le P. C. I., est une tâche nécessaire et efficace, n’en déplaise à certains émigrés, trop loin de la réalité italienne. Encore ces jeunes étudiants ont-ils une chance que beaucoup de leurs camarades n’ont point : « On nous fait des cours sur Marx, ou plutôt contre Marx » me dirent-ils, après que je leur eus recommandé quelques lectures italiennes qui, dans leur situation concrète pouvaient leur être utiles (les premiers livres d’Arturo Labriola, de Giovanui Geutile, l’œuvre de Benedetto Croce entre autres); « on nous dit tellement de mal de Marx sans jamais nous présenter son œuvre que nous avons cherché celle-ci, et ayant trouvé quelques volumes, nous les étudions en cachette… »
Mais le soleil monte ; la course est encore longue. 5 poings tendus et je m’en vais vers mes compagnons décordés qui attendent, sans trop d’impatience, car ils ont deviné. Bientôt, ce sera l’arête finale, le sommet, puis la descente rapide sur le glacier, les crevasses aux stalactites de glace, aux profondeurs bleues et blanches, aux ponts de neige fragiles, puis le refuge, où, surprise ! nous trouverons 6 ou 7 numéros de « Regards » ; le repos… avec la double joie d’avoir fait une belle course et d’avoir rencontré, là-haut, à 3.300 mètres, des antifascistes italiens, encore isolés certes, mais combattifs, courageux et, sous la chemise noire, avides de liberté.
H. Chassagne, Regards, 23.09.1937