A la découverte du monde
Nous sommes en 1907, dans un village des régions industrielles de Westphalie. L’instituteur, R. Schirrmann, constate avec douleur, voire avec révolte, la misère des enfants des grandes villes, et il entend par là celle qui condamne la jeunesse à vivre au milieu d’une civilisation malsaine parce que trop technique et de plus en plus factice. Quelle grande et magnifique imbécillité que ce prétendu progrès qui, sous prétexte d’une vie plus facile et plus confortable, enferme l’homme dans un univers où le soleil est remplacé par des ampoules électriques, la voûte céleste par des rideaux capitonnés, et la nature par des constructions de fer et de béton. « Si l’on peut facilement, déclare-t-il, chauffer les pièces, les nettoyer, les éclairer, préparer des mets, apprêter un bain, appeler une automobile, monter trois ou cinq étages en appuyant simplement sur un bouton, on a tout de même oublié une chose très importante : un royaume pour les enfants bien portants. Tout comme les plantes, les hommes aussi ont besoin de beaucoup de soleil et d’air pur pour croître, et tout particulièrement la jeunesse. »
Les premiers « oiseaux-voyageurs »
Ce n’étaient pas paroles en l’air, puisque les jeunes eux-mêmes ressentaient ce besoin d’évasion à un point tel que, depuis quelques années déjà, ils en avaient pris spontanément l’initiative hardie. Hardie, parce qu’elle rejetait délibérément la plupart des conventions sociales admises à l’époque, mais aussi parce qu’elle avait pour tout soutien la seule bonne volonté de ceux qui, isolément, tentaient l’aventure. Ces jeunes Allemands furent nommés « Wandervögel » : les oiseaux-voyageurs. Et c’est ainsi que l’on vit sur bien des routes d’Allemagne plusieurs centaines de Wandervögel marchant, chantant, faisant leur cuisine sur des feux de bois et, à la tombée du jour, pénétrant dans les fermes pour y demander l’hospitalité d’une nuit.
Voilà ce qui, sans doute, fit s’écrier à Schirrmann : « La jeunesse du peuple entier doit voyager sur les routes ! »
Et notre instituteur se mit au travail. L’été de 1907, il installa dans sa classe des couchettes de paille pour permettre à ses élèves de passer leurs vacances en commun, dans cette école de village et de là, rayonner alentour en de joyeuse et vivifiantes promenades à travers la campagne. En 1910, désireux d’offrir à ses pupilles un cadre plus agréable, il aménagea à cet effet le vieux château-fort de Burg Altena, où il vint habiter lui-même. Il y reçut les enfants et les instituteurs des bourgs avoisinants qui désiraient suivre son exemple. La première « auberge de la jeunesse » (c’était le nom qu’il lui donna) était née.,
Un vertigineux essor
Dès lors, l’activité de Schirrmann en ce sens ne va plus cesser. Il forme le projet d’étendre sur tout le pays un réseau d’auberge distantes d’une journée de marche, où seraient accueillis les jeunes voyageurs. Et l’argent ? Il n’en a pas, mais qu’importe ! Une série d’articles parus dans la presse lui vaut presque aussitôt de quoi créer les deux auberges suivantes, et l’année d’après, quatorze autres.
Lorsqu’éclate la guerre de 1914, c’est- à-dire quatre ans après la fondation de Burg Altena, il est à la tête de 200 auberges totalisant 21 000 nuits d’hébergement. Pour leur donner plus d’homogénéité, il groupe bientôt ses auberges en une « Ligue allemande des Auberges de la jeunesse ». Le deuxième pas important est franchi : désormais; les auberges sont devenues une réalité sociale, une force, une autorité reconnues. De nombreuses municipalités ont à cœur de soutenir, moralement et financièrement, la leur et, grâce à cette sympathie agissante, l’année 1934 voit franchir le cap des 2 000 auberges en Allemagne.
Pendant ce temps, dès 1920, le mouvement faisait tache d’huile à l’étranger, gagnant successivement la Tchécoslovaquie, la Pologne, les pays baltes, l’Autriche, la Suisse, la France, les pays Scandinaves, la Hollande, l’Angleterre.
En France, un retard vite comblé
Malheureusement, il faut le dire, c’est dans notre pays qu’il eut le plus grand mal à s’installer, car il lui fallut combattre, beaucoup plus que partout ailleurs, l’apathie de la jeunesse qui ne concevait pas de loisirs agréables et bien compris dans un autre cadre que celui d’un dancing ou d’un cinéma. Oui, mais voilà : toute la force d’inertie réunie d’un peuple entier ne suffisait pas à contrecarrer la volonté d’un Marc Sangnier qui, lui, avait décidé de réveiller la jeunesse française. Cette idée lui était venue en 1926, au cours d’un congrès international de la jeunesse organisé par lui ; c’est là qu’avec effarement il avait pu constater le contraste saisissant entre nos jeunes dandys et les garçons solides et éveillés de la majorité des autres pays. « Ces derniers, écrit-il, respiraient la jeunesse, la gaieté, la fraîcheur. Nous causâmes avec eux, et ils nous expliquèrent bien vite qu’il y avait en Allemagne, qu’il y avait dans presque tous les pays d’Europe centrale déjà, des auberges de jeunesse et que c’était cela qui leur permettait de vivre cette vie au grand air qui semblait réaliser chez eux un tel épanouissement physique et moral. »
Tout comme Schirrmann vingt ans auparavant, Marc Sangnier, entreprend de lancer en France les Auberges, avec l’ardeur d’un pionnier. Le 24 août 1930, il inaugure la première à Bierville, près d’Etampes, et, quelques jours plus tard, fonde la « Ligue française pour les Auberges de la jeunesse ». Après avoir végété quelque temps sans grand succès, le mouvement prend corps brusquement et attire jeunes gens et jeunes filles, à tel point que trois ans plus tard naît, à côté de la Ligue, un « Centre laïque des Auberges de la jeunesse », coexistence fâcheuse pour l’unité du mouvement. Mais toute tentative de fusion restera vaine. Le nombre des Ajistes croît cependant de jour en jour, le nombre des auberges aussi, qui atteint en 1939 un total de 900.
A défaut d’une union nationale, cette entente se fera à l’échelle internationale, et ce, sur l’initiative de la Ligue hollandaise. L’année 1932, qui restera dans nos mémoires comme l’une des grandes dates du mouvement ajiste, réunit â Amsterdam les représentants de douze nations, marque le point de départ de conférences annuelles réalisées chaque année dans un pays différent et donne naissance à I’ « Union internationale des Associations d’Auberges de la jeunesse », qui se fixe comme but de coordonner les efforts de toutes les nations, en vue de faciliter les rapports et les voyages des Ajistes à travers le monde. Cinq ans plus tard, 1’ « Union internationale », qui avait trop tendance à s’ingérer dans les activités des Ajistes, est remplacée par un organisme purement technique, le « Bureau international de travail des Auberges de la jeunesse » dont l’esprit d’entente amicale demeure cependant le même.
La bataille se précise
La guerre, malheureusement, et l’occupation de notre territoire qui s’ensuivit, devaient fortement ébranler cette belle organisation, tout d’abord divisée en deux parties, la France vit se dissoudre en zone Nord les mouvements existants, se créer en zone Sud les « Auberges françaises de la jeunesse » (A. F. J.) et les « Camarades de la route ». De nouvelles transformations s’étant produites à la Libération, il demeure aujourd’hui, en France :
— L’ « Organisation centrale des camps et auberges de la jeunesse » (O. C. C. A. J )
— La « Ligue française des Auberges de la jeunesse » (L. F. A. J.), l’ancien mouvement relancé en 1946 ;
— Le « Centre laïque des Auberges de la jeunesse » (C. L. A. L) ;
— Le « Centre laïque des Auberges de la jeunesse et du plein-air » (C. L. A. J. P. A.), inspiré par la Ligue de l’enseignement ;
— L’« Union française des Auberges de la jeunesse (U. F. A. J.), qui est un organisme technique, à qui a été confiée, assez arbitrairement d’ailleurs, la gestion des biens des A. F. J. pendant l’occupation.
Il serait digne de M. de la Palisse de déclarer nuisible à l’unité du mouvement ajiste cette pluralité d’organismes, agissant chacun dans leur sens. Mais, trêve de plaisanteries. Des événements graves sont venus assombrir le ciel jusque-là si prometteur du mouvement ajiste, sous la forme d’un projet ministériel. En face de ces événements, les Français de toutes tendances et de toutes opinions ont su réaliser l’union indispensable à une autodéfense efficace. Les Auberges ne veulent pas mourir ou, ce qui revient au même, se laisser entraîner par un courant politique à sens unique et dont un seul organisme s’était, jusqu’alors, fait le champion.
La bataille s’annonce dure. Elle se déroule ces jours-ci. Nous vous tiendrons au courant de ses épisodes qui nous intéressent tous, nous, les jeunes, au premier chef.
Schirrmann et Marc Sangnier ne seront pas déçus. Unie, la jeunesse de France saura montrer qu’elle a compris et quelle veut maintenir coûte que coûte l’idéal de fraternité sportive nationale et internationale qu’avaient rêvé de réaliser ses fondateurs.
NOËL GlVELET. A la page. 20.04.1950