Comediens… Sans doute, puisqu’ils jouent la comédie, encore qu’ils ne la jouent pas comme tout le monde ! Mais : « Routiers » ?
Pour deux raisons.
D’abord, signe d’incessants échanges spirituels, le mot, comme beaucoup de compagnons à l’origine, vient des éclaireurs, chez qui les aînés, les grands, s’appellent scouts-routiers.
Puis, la compagnie est souvent sur les routes. Ils partent aujourd’hui même pour l’Allemagne, jouer du Molière. La Duse, qu’ils aiment, disait : « Fuyez la ville. » Et Jean-Baptiste Poquelin, comme tous les comédiens du XVII, n’a-t-il pas couru la province pendant des années, avant de débuter à Paris?
Ils sont quatorze, dont trois femmes. Mais ils accueillent souvent des amateurs, pour ne pas perdre le contact. Tous savent tout faire. Entendez bien, non pas tous les rôles, mais tous les métiers : acteurs, cela va de soi, mais régisseurs, décorateurs, accessoiristes, machinistes, colleurs d’affiches : Olivier Hussenot, chef de troupe, conduit aussi la voiture. Ils confectionnent même leurs décors, si le mot n’est pas trop ambitieux — leurs costumes, quand ne suffit pas leur sobre tenue de scène : large pantalon bleu de nuit, serrant haut la chemise bleu ciel — leurs masques, enfin, car ils jouent sous le masque. Ils mettent leur coquetterie à ne rien présenter qu’élégant, et achevé, quoiqu’ils soient très pauvres.
Car vous pensez bien que, sans subvention d’aucune sorte, ils ne « bouclent » pas. De là vient qu’ils ne sont pas encore célèbres, malgré la qualité de leurs spectacles. Pas de campagnes de presse, pas de publicité. Qui a su qu’ils jouaient à Pleyel, à Sarah-
Bernhardt, à la Maison de la Chimie, surtout ?
Leur règle ? Elle vient de Copeau, par Léon Chancerel qui fut son disciple, avant de fonder en 1929 leur compagnie, quand fut épuisée l’expérience du Vieux-Colombier : repartir du commencement, revenir au tréteau nu.
Leur répertoire ? Des divertissements souvent impromptus, inspirés des thèmes de la Commedia dell’Arte italienne, des grands farceurs français, des traditions scoutes — le Molière des farces : la Jalousie du Barbouillé, le Mariage forcé — ou, pour les enfants, au Théâtre de l’Oncle Sébastien, dont ils sont les créateurs : Une aventure de Babar, le Papillon chinois, Piphagne — ou encore ces « chœurs parlés », qui seraient mieux dits « chœurs parlants » : la Ballade des Pendus de Villon, une Complainte de Cornouaille, des vers de Verlaine.
Leurs moyens ? Modestes, ce qui ne veut pas dire insuffisants. Si l’art dramatique meurt de facilité, les difficultés le raniment.
J’ai vu Léon Chancerel. Dans un visage d’une mobilité extrême, il possède de beaux yeux intelligents. II parle de ses compagnons, loue leur foi, leur désintéressement. Ils ne sont pas venus là chercher des engagements sur des scènes plus connues, mais collaborer à une œuvre qui n’est pas pour eux du théâtre d’avant-garde, mais le Théâtre. C’est unique en France, et peut-être en Europe…
En me levant, mon geste fait paraître, sous le verre dont le reflet la cachait, une belle gravure aux teintes naïves comme d’une image d’Epinal et qui représente — par hasard? — le Juif errant.
Pierre Pieuchot. Marianne, le 31/03/1937 – Retronews