Cent éclaireurs français ont été invités par les Strejers roumains à partager leur vie.
Un jour de printemps à Bucarest… Le ciel est si pâle, si haut qu’on l’aperçoit à peine. Et l’air est tout parfumé de la bonne odeur de roses et de jasmins qui s’échappent des magnifiques jardins et des parcs. Les tziganes, assises sur le trottoir, vous appellent. Et vous voudriez emporter toute la moisson éblouissante de leurs larges paniers plats. D’ailleurs, il y a comme une joie tout alentour. Et soudain, très haut dans l’espace, ronronne un avion. Un ami me touche le bras:
— Ecoulez, c’est juste comme il y a neuf ans. Notre roi revint d’exil en avion et atterrit à l’aérodrome voisin. Aujourd’hui, c’est le prince Michel, fils du roi Carol, qui fait ses premières armes dans le ciel. Car, le roi l’a voulu. Désormais, ce 8 juin est chaque année non seulement la fête de la Restauration, mais la fête de la jeunesse. Suivez-moi.
J’ai suivi mon interlocuteur. Sur le vaste plateau de Cotrocéni, en face du palais où la belle reine Marie vécut les dernières années de sa vie, le roi Carol assiste à une messe en plein air. On entend les oiseaux chanter, les popes noirs et dorés murmurer des paroles latines, et une jeunesse éblouissante, nombreuse, belle assiste à l’office. Après quoi le roi passe en revue les strejers (éclaireurs). Ils multiplient les exercices. Le roi sourit, complimente, commande le repos et parle familièrement aux jeunes commandants qui l’entourent.
— Aucun prince n’aime tant la jeunesse que notre roi, me murmure un officier.
Ce qu’il ne me dit pas, mais que je devine, c’est peut-être parce que le roi fut privé de son enfant pendant les longues années de l’exil qu’il marque un si vif intérêt à l’adolescence.
Quand le roi de Roumanie vivait au château de Bellême dans notre Normandie, une salle entière de la maison était comme une chapelle du souvenir où seul régnait son petit garçon. On le voyait photographié jouant, dansant, écrivant, habillé en petit paysan, puis en prince. Son père, mélancolique restait des heures à le considérer. Maintenant que grâce à la volonté de ses sujets. Carol a été restauré sur le trône de son père, il veut peut-être mettre les bouchées doubles et montrer plus d’amour qu’un autre père à son fils.
El comme toute cette jeunesse est belle et sympathique ! La devise des strejers roumains est : « Travailler avec foi, pour le pays et le roi. » C’est d’ailleurs le roi lui-même qui est le « Grand Strejer », et qui donne les directives au mouvement. Ils sont habillés de bleu et de blanc ; on leur apprend à rendre service, mais non pas isolément. Des équipes royales sont constituées et essaiment dans tout le pays. La Roumanie étant un grand pays agricole, on a observé que le paysan ne désirait guère changer ses modes et ses manières. Pour le persuader de l’excellence de la civilisation, non seulement les équipes royales lui font de beaux discours, mais les jeunes gens lui apprennent à réparer sa maison, à faire le charpentier, le maçon, le peintre, ils mettent aussi la main à la pâte pour reconstruire un pont écroulé par les dernières pluies de l’hiver, ils soignent un animal blessé ou malade, ils rentrent les récoltes du cultivateur dont le fils est mort à la guerre. Bien plus, les jeunes filles enseignent à la ménagère comment faire la cuisine, soigner les enfants, tailler les vêtements, parer la maison… Tout cela avec une bonne volonté, une gentillesse, une allégresse incroyables.
Vers le soir, on se réunit autour d’un grand feu de camp, on chante en chœur de ces doïnas mélancoliques qui parlent d’amour, de guerre, d’exil et de retour dans la patrie. Les voix des jeunes se mêlent à celles des anciens, et plus d’une grand-mère tient tout le monde en haleine par ses devinettes malicieuses :
— Qu’est-ce qui ressemble le plus à un chat et qui n’est pas un chat ?
On cherche. Les réponses les plus étourdies font éclater de rire les auditeurs… jusqu’à ce que la grand-mère murmure, aux applaudissements de l’assemblée :
— Ce qui ressemble le plus à un chat et qui n’est pas un chat, c’est… une chatte.
Pour donner une idée aux éclaireurs français de ces belles soirées roumaines au clair de la lune, pour leur montrer tout le travail que les équipes royales étaient capables d’accomplir, I’ O. T. E. R. avait invité cent éclaireurs, cinquante garçons, cinquante filles, à passer trois semaines en Roumanie. On les a promenés jusque dans les hautes Karpathes, couronnées éternellement de neige. On leur a fait visiter Mamaïa et les stations estivales les plus élégantes. Ils sont entrés dans les usines, ils ont admiré le Danube, les forêts prestigieuses. Ils ont dormi sous la tente avec leurs petits compagnons roumains. Mais le roi avait demandé surtout qu’on visite les villages, que les petits Français soient mis en rapport avec les paysans, ces paysans vaillants, rudes, bons, accueillants, qui sont l’armature de la nation, puisque sur 20 millions de sujets, il y en a 14 millions qui vivent auprès de la terre et qui la cultivent. Le strejer roumain a expliqué cela à ses hôtes… et en français, car ce n’est pas un des moindres étonnements du voyageur d’entendre parler couramment français tous ces jeunes gens, toutes ces jeunes filles, qui connaissent parfaitement notre langue.
Faut-il ajouter que ceux de chez nous ont été très frappés de la gaîté, du zèle, des bons sentiments du strejer et aussi de sa piété. Le peuple roumain a subi dans l’histoire de nombreuses vicissitudes, c’est sa foi qui le préserva du découragement. Actuellement, cette même foi emplit le cœur des jeunes et leur donnerait le courage qu’il faut pour se battre si les circonstances l’exigeaient.
Chère et charmante jeunesse roumaine. On comprend le sourire content de son roi quand il passe en revue ces troupes de vifs strejers.
— Sanatate… disent-ils en levant la main. — Sanatate…
C’est un souhait tout simple. Bonne santé traduit sanatate. C’est un souhait gentil, paisible, amical. C’est le dernier mot que les éclaireurs de chez nous entendirent quand, penchés à la portière de leur wagon, ils regardaient les adolescents roumains levant la main pour les derniers signes d’adieu à ceux qui regagnaient la France dont ils rêvent tous.
Michelle Deroyer. Jeunesse Magazine, 10/09/1939