Mais voici un cas typique, celui du collectionneur allemand Hanns Heeren qui possède exactement 114 ex-libris à son nom (ou au nom de sa femme, ces derniers très peu nombreux). Lui-même, dans un essai intitulé Exlibris und Familiengraphik, nous apprend de quelle façon il en est arrivé là. Ecoutons-le.
Il nous raconte d’abord comment, bien avant la date fatale d’août 1914 — à laquelle il n’avait pas encore 21 ans, — il s’était enrôlé avec enthousiasme dans ce grand mouvement des « Wandervögel » (mot à mot : oiseaux de passage) qui, s’il n’était si foncièrement allemand, pourrait être rapproché de celui qui entraîne les boy-scouts anglais et français. Jeune lycéen, il parcourut ainsi, à pied, une bonne partie de l’Allemagne, et c’est au cours de ces excursions que, dans son esprit curieux, se développa le goût de la collection, goût qui se tourna d’abord vers le folklore. Comme, en même temps, il était très musicien, on ne s’étonnera pas qu’un des premiers résultats de son activité de collectionneur ait été un recueil de chansons populaires, avec airs notés, qui parut en 1916. Sur ces entrefaites, devenu étudiant, Hanns Heeren se préparait aux fonctions de bibliothécaire, il avait même, durant un stage à la bibliothèque municipale d’Elberfeld, fait connaissance avec les ex-libris et commencé à en rassembler quelques-uns, sans encore penser à une véritable collection lorsque survint la guerre, qui, finalement, devait le transformer en aviateur.
Le mouvement des Wandervögel avait un côté artistique bien marqué. Non seulement on y pratiquait le chant, souvent accompagné de la mandoline ou du luth, mais ces jeunes gens avaient leur journal, auquel collaboraient des artistes comme Hermann Pfeiffer, Rudolf Sievers et Willi Geissler. Or, dans les abris souterrains, que faire, lorsque l’on est Hanns Heeren? Se laisser aller au lent anéantissement moral et physique que nous a décrit un livre récent ? Non ! Réagir ! C’est donc en pleine guerre que ce jeune homme d’alors, vingt-trois ans publie son Niederrheinisches Liederblatt, suivi, l’année d’après, d’un autre recueil groupant les mélodies les plus populaires composées sur des poésies d’Hermann Löns (et parmi ces mélodies il en est plusieurs d’Hanns Heeren lui-même, dont les plus anciennes datent de 1912). Pour l’ornementation de ces deux recueils, tout naturellement, il s’adresse à l’un des illustrateurs qu’il a connus par le journal des Wandervögel, à Willi Geissler, à qui il demande aussi, en 1917, un ex-libris. Geissler lui dessine à la plume une petite composition tout à fait gracieuse que Hanns Heeren utilise encore aujourd’hui. En même temps que ce dessin, d’une charmante simplicité, l’artiste lui envoie toute une série d’épreuves d’autres ex-libris composés par lui. Aussitôt, pour ces œuvrettes qui, jusqu’alors, n’avaient fait que lui plaire, en notre combattant l’intérêt grandit. Geissler lui ayant communiqué les adresses de toutes les personnes pour qui il a créé des ex-libris, Hanns Heeren essaie de les rassembler tous, et il en vient à bout, à quelques exceptions près. « Mais, dit-il, je n’étais pas encore, pour cela, collectionneur ; ces gravures m’intéressaient avant tout en tant que productions d’un artiste ami ».
Soudain, la situation change. Dans le journal des Wandervögel, qui continue à atteindre jusque sur le front ses abonnés, sont publiés en 1917 des dessins d’un certain Robert Budzinski, originaire de la Prusse orientale, « de petites œuvres pleines de vie et témoignant d’un humour rare ». Un jour, le journal recommande un tout récent album de Budzinski. Hanns Heeren s’empresse de le faire venir. Il y trouve, entre autres, des ex-libris, des faire-part, etc. Cette fois, il s’enthousiasme, écrit à l’artiste, apprend de lui qu’il existe une société groupant les amateurs de ces petites estampes, le « Deutscher Verein für Exlibriskunst und Gebrauchsgraphik », et reçoit un numéro spécimen de la belle revue que cette société publie. Alors c’en est fait : le voici collectionneur… in ceiernum, collectionneur surtout d’ex-libris et de ce qu’on appelle en allemand « Familiengraphik », c’est-à-dire les travaux d’art graphique commémorant les divers événements de la vie familiale.
Enfin la guerre se termine. En décembre 1918, Hanns Heeren se marie (bien entendu, c’est à Robert Budzinski qu’il demande de lui graver sur bois son faire-part) et, par son mariage, l’ex-candidat aux fonctions de bibliothécaire devient un industriel, mais un industriel qui ne négligera rien de ce qu’il a aimé jusqu’ici, ni la musique, ni le livre, ni l’art graphique. Au contraire ! Un de ses premiers actes, en 1919, est de fonder, avec Budzinski et Geissler, les « Neudeutschen Künstlergilden » (Ghildes artistiques néo-allemandes) et d’organiser, pour un grand congrès des Wandervögel tenu à Cobourg, une exposition réunissant tous les dessinateurs, graveurs, etc., qui, de près ou de loin, participent à ce mouvement. Il entre ainsi en relations avec de jeunes artistes maintenant en renom, comme Karl Blossfeld, Theodor Schultze-Jasmer, Gerhard Wedepohl et Anton Wendling.
Revue internationale, L’ex-Libris – 1er trimestre 1930