Les années qui ont précédé la guerre furent, en Allemagne, une période de tension extraordinaire. Il y avait, d’une part, le développement énorme de la puissance matérielle du pays, les vastes perspectives qui s’ouvraient pour lui sur tous les champs d’action, l’intensité fiévreuse de l’activité du peuple, l’accroissement rapide de l’influence de l’Allemagne dans le monde. On observait, d’autre part, la tendance de l’État à prendre une place de plus en plus grande dans la vie du pays, la pression qu’il exerçait sur l’individu et la naissance d’un conflit entre celui-ci et l’État.
Cette tension se faisait particulièrement sentir dans la jeunesse, partie la plus impressionnable de la population, et qui reflète les tendances variées et souvent contradictoires du milieu.
La guerre et la révolution qui l’a suivie ont sensiblement accru la fermentation des esprits. La catastrophe qui a frappé le pays a fait réfléchir. Elle a mis à jour les « défauts du mécanisme », elle a réveillé le sens critique engourdi par la discipline, et remis en question des doctrines considérées jadis comme indiscutables. Partout, dans les partis politiques, dans les milieux intellectuels, un effort de rénovation est à signaler. Partout on voit des gens qui s’efforcent de briser le moule traditionnel et de rompre les chaînes des idées canoniques.
C’est encore dans la jeunesse que l’influence de la débâcle matérielle et morale se manifeste avec une acuité particulière. On assiste là à une désorientation complète. La jeunesse répugne à s’engager dans les voies que l’école de l’État, les créateurs de l’idéologie étatiste, les partis politiques lui indiquaient naguère avec tant d’assurance. De nouvelles voies ne sont pas encore tracées. Aussi voit-on les différents groupements sociaux rivaliser dans leur effort pour conquérir l’esprit de la génération qui vient. Il se produit actuellement une véritable lutte pour la Weltanschauung (façon de concevoir la vie) de la jeunesse, les différents partis cherchant à profiter du désarroi de celle-ci pour l’attirer vers telle ou telle doctrine. La notion que la reconstruction de l’Allemagne sera opérée par les jeunes gens, que ce sont eux qui détermineront les destins de l’Allemagne au cours des décades qui viennent, prête à cette lutte un caractère singulier de passion et d’âpreté.
Le mouvement qui, par suite de l’ébranlement causé par la guerre et la révolution, ne fait que s’accentuer a pris naissance en 1904-05. Il a été inauguré par le groupement Wandervogel (oiseau migrateur). Peu après on vit surgir un certain nombre d’autres associations poursuivant des buts analogues et s’inspirant d’un état d’esprit semblable. C’est ainsi que naquirent, au cours de la période 1905-13, les groupements Jungwandervogel, Freideutsche Jugend, Jungdeutscher Bund, Neupfadfinder, Weisser Ritterbund, Deutscher VortruppBund, Akademische Freischar, etc. À côté de ces associations, qui étaient surtout des groupements de la jeunesse bourgeoise (employés de commerce, fonctionnaires, élèves des écoles secondaires et supérieures), on vit se former des organisations de la jeunesse ouvrière, groupée dans des unions comme l’Arbeiterjugend, les Jungsozialisten, etc. En 1913, le mouvement ayant pris un certain développement, les unions et associations qui en faisaient partie décidèrent d’organiser une manifestation solennelle destinée à établir la communauté de vues de ces groupements séparés et de souligner les traits caractéristiques de ce qu’on appelle la Jugendbewegung (mouvement de la jeunesse). Cette manifestation, à laquelle participèrent des délégués de chaque groupement, eut lieu le 11 et 12 octobre 1913 au Hoher Meissner près de Cassel. La date choisie — centenaire de la libération de l’Allemagne de la domination étrangère (1813), — devait faire ressortir l’analogie existant entre l’état d’esprit de la jeunesse actuelle et l’enthousiasme prêt au sacrifice d’il y a cent ans. La manifestation du Hoher Meissner est considérée depuis comme une ère dans l’histoire du mouvement de la jeunesse.
Comme il a été dit plus haut, le mouvement a été inauguré par l’organisation du Wandervogel. Le but de cette association est indiqué dans ses statuts : encourager dans la jeunesse allemande le goût des voyages à pied, lui faire connaître le caractère et la population du pays au moyen de l’observation directe, stimuler l’intérêt pour la nature. Mais il s’agit dans l’occurrence, non pas tant de réveiller le goût pour le côté esthétique de la nature, — comprendre ses beautés et en jouir, — que d’encourager un état d’âme particulier consistant à communier avec la nature et à ne faire qu’un avec elle. Jeunes filles et jeunes gens parcourent ensemble le pays, guidés par un « chef », élu par eux parmi eux-mêmes. On couche sous des tentes ou dans des greniers à foin. Le « voyage » est destiné à sortir la jeunesse de l’atmosphère abrutissante des cafés et autres lieux de « réjouissance », à la ramener à la source première de la vie et à l’aider à se défaire, au contact de la nature, des traces indésirables de la culture urbaine. Il doit l’arracher au matérialisme et l’orienter vers les biens idéaux de la vie, écarter l’opposition entre la forme et le contenu, aider la jeunesse à vaincre le mensonge, représenté par l’Europe. La tâche de chaque membre et du groupement entier est de chercher les voies qui mènent à travers un monde plein de beautés au « Nouveau Royaume », — association humaine digne de l’univers (Kosmos).
Dans toute l’Allemagne, on vit bientôt naître d’innombrables Wandervogel-Vereine et autres organisations semblables, où la jeunesse de toutes les classes et de toutes opinions politiques se trouvait réunie. La présence dans ces groupements de jeunes gens différant aussi bien par le milieu social auquel ils appartiennent, que par leurs idées politiques, s’explique par le caractère même de ce qu’on appelle maintenant la Jugendbewegung (mouvement de la jeunesse). Ce mouvement tend vers une tâche qui n’a rien à voir avec les buts de tel ou tel autre parti politique et se trouve sur un plan totalement différent. Cette tâche est plus vaste et plus profonde et ne saurait être résumée dans une formule. Il s’agit ici non plus de réformes à introduire dans la vie, mais de la création d’une nouvelle culture.
C’est la notion de l’insuffisance du Menschentypus (type humain), créé par la culture allemande des dernières décades, qui a servi de point de départ au mouvement. Cette culture s’était développée sous l’influence dominante de l’État. C’est l’État qui devait fournir une réponse à toutes les questions. C’est lui qui devait donner satisfaction non seulement aux besoins extérieurs, mais encore à tous les besoins intérieurs du citoyen. Le résultat de ce développement fut un nivellement de la vie intellectuelle, politique et économique. Dans tous les domaines, on vit apparaître un type moyen : l’ouvrier et le fonctionnaire moyens, le maître et l’élève moyens, un grand nombre de savants et d’artistes moyens, des parlementaires, des diplomates et des hommes d’État moyens. Certes, le niveau de ce type moyen était relativement élevé (il suffît de songer au soldat et au fonctionnaire prussiens, à l’ouvrier organisé, etc.), — peut-être même plus élevé que le niveau correspondant dans d’autres pays. Mais, par-ci par-là dans la population, et surtout dans la jeunesse, on commença à comprendre que ce n’est pas, le tüchtiger Fachmann (spécialiste compétent), produit essentiel de la wilhelminische Epoche, qui conduira le pays vers de grands destins. On commença à comprendre que l’avenir d’un peuple ne dépend pas uniquement de la situation économique du pays, de l’importance et de la qualité de son armée et de sa flotte ou de l’activité de l’ouvrier ou du fonctionnaire moyens, mais de l’abondance d’esprits indépendants, d’individus qui osent et qui créent, bref de la richesse de la vie individuelle.
Les événements des dernières années ont considérablement accéléré le développement de cette notion. De plus en plus on voit poindre l’idée que la guerre était un symptôme et non pas la cause du malheur actuel, que, dans son ensemble et dans d’innombrables détails, elle était le résultat d’un déclin des idéals essentiels de la nation ; que, tandis que le bien-être du pays augmentait, le niveau éthique et intellectuel baissait. De plus en plus, on commence à s’apercevoir que la Kultur des dernières décades n’avait enrichi la vie que de matière et de fictions matérielles et n’avait abouti qu’à assurer la prépondérance du tüchtiger Fachmann, esprit subalterne pourvu de connaissances spéciales, au lieu de créer des personnalités douées d’une certaine résonance, condition première pour exercer une influence morale.
Or, c’est vers de telles personnalités qu’aspire l’Allemagne actuelle et notamment la jeunesse allemande. — Tous les jours, dans la presse quotidienne, dans les revues, dans d’innombrables brochures, dans des conférences, dans la société, on entend s’élever l’appel aux « chefs » (Führer). Le peuple allemand traverse une période caractérisée par une recherche nostalgique des personnalités qui prendraient la direction morale, sinon matérielle du pays, qui imposeraient leur volonté aux masses désorientées, assoiffées d’enthousiasme. Cette nostalgie, d’ailleurs, n’est pas nouvelle. Elle est une aspiration essentielle de la nature allemande, exaspérée seulement par la misère de l’heure présente. Nous en voyons maintenant des manifestations variées, soit qu’elles se présentent sous la forme naïve de légendes dans le genre de Du fehlst uns ! (Tu nous manques !) ou Kehre wieder ! (Reviens !) accompagnant les portraits de Bismarck et de Frédéric le Grand, soit dans le rêve de certains milieux de voir une « personnalité forte », dictateur ou monarque, s’emparer du pouvoir par un coup d’État, soit enfin dans le désir passionné de la jeunesse de suivre un chef qui répondrait à sa conception de « l’homme nouveau ».
En parlant de « jeunesse », il faut toutefois ne pas perdre de vue qu’il s’agit ici de certains éléments de la jeune génération, de ceux qui tendent vers un nouvel idéal, des « chercheurs », des Stürmer und Dränger, et non pas des jeunes gens dont l’âge est l’unique symptôme de jeunesse. Ceux-ci, — et ils sont la majorité, — ne « cherchent » rien. Ils désirent revenir à ce qui a existé avant la révolution. Ils s’enrôlent dans des associations réactionnaires formées d’élèves des écoles secondaires ou d’étudiants qui attendent la libération de tous les maux actuels d’une restauration de l’ancien régime. Ils lancent le cri de guerre du nationalisme, du traditionalisme et de l’antisémitisme. Mais ces éléments, de même, d’ailleurs, que les associations de jeunesses socialistes ouvrières, qui suivent en tout le programme et la tactique des vieux partis socialistes et des organisations syndicales, sont en dehors de ce qu’on entend actuellement par Jugendbewegung. Ils n’ont pas un caractère propre à eux ; ne s’efforcent pas de se frayer, au prix de douloureuses recherches, des voies répondant aux aspirations de la jeunesse, si tant est que jeunesse signifie éclosion de nouvelles vitalités, abandon de ce qui est vieux, évangile de nouvelle création.
Mais où sont les « chefs » dans l’Allemagne actuelle ? et surtout où sont ceux qui pourraient attirer vers eux l’immense besoin de foi et d’enthousiasme amassé maintenant dans l’âme de la jeunesse et qui tente vainement de s’objectiver ? L’ancien régime ne favorisait nullement l’éclosion des personnalités marquantes. Il se produisait, au contraire, une sélection à rebours, qui poussait sur l’avant-scène des individus falots, démunis de caractère et d’originalité, fonctionnaires admirablement dressés, connaissant leur ressort dans la perfection, mais se mouvant uniquement d’après le schéma de l’obéissance vis-à-vis des supérieurs et de l’exigence de l’obéissance de la part des subalternes. Ce ne sont certes pas ces fonctionnaires parfaits, expression symbolique de l’époque précédente, qui sauraient capter l’attention de la jeunesse ardente d’aujourd’hui. De là l’esprit de révolte qui pénètre la Jugendbewegung. Celle-ci est, au fond, une lutte des « fils » contre les « pères ». La jeunesse « réduite jusqu’ici à n’être qu’une annexe de la génération aînée », maintenue en dehors de la vie sociale et condamnée à une passivité relative, commence à réfléchir sur elle-même. Elle tente de se créer une vie à elle, indépendante des prescriptions conventionnelles et répondant à l’essence même de la jeunesse, mais qui, cependant, la ferait participer comme facteur spécial à l’œuvre générale. Elle se refuse à n’être qu’un objet de législation. Elle ne veut plus être le récipient recevant passivement les idéals et les conceptions qu’il plaît aux aînés d’y verser. Elle se juge assez forte et assez consciente pour créer une culture à elle, qui l’exprimerait totalement.
Cet état d’esprit devait pratiquement aboutir à une révolte contre les parents et contre l’école existante. Notons, cependant, que cette lutte contre les « parents » ne prend nullement le caractère d’une protestation contre l’autorité en général. Elle n’est dirigée que contre l’autorité d’autrefois. Celle-ci est nettement discréditée. La jeunesse d’aujourd’hui ne croit plus aux principes canoniques. Elle veut se charger elle-même de l’élaboration des principes sur lesquels elle entend guider sa conduite. Ou plutôt, elle veut en confier l’élaboration aux « chefs » (Führer) qu’elle choisira elle-même parmi les siens. Le rôle du « chef » est énorme dans le mouvement de la jeunesse. Chaque groupement a un chef auquel il obéit spontanément. C’est de la présence d’un chef que dépend l’existence du groupement. Le chef disparaissant, celui-ci cesse d’exister. Et si, malgré cette construction des Jugendvereine, ceux-ci échappent à une dissolution, la raison en est l’apparition toujours renouvelée de « chefs » qui unissent le groupe.
Ce rôle du « chef » dans les associations de la jeunesse prouverait que le principe qui sert de base tout à le système prussien, à savoir le principe de l’ordre et de l’obéissance (Befehl und Gehorsam), a pris si profondément racine en Allemagne, que même le mouvement de la jeunesse, issu d’un esprit de révolte contre l’état de choses établi, n’a pas songé à le supprimer ; il s’est contenté de le modifier un peu en l’adaptant aux exigences des temps modernes. La discipline qui règne dans les associations de la jeunesse est très stricte. Elle ne diffère de celle qui existait dans les organisations traditionnelles que par le fait que l’ordre émane d’un chef, approuvé par la jeunesse elle-même.
La révolte contre l’école existante a commencé, ainsi d’ailleurs que le mouvement entier, avant la guerre, mais c’est au cours des dernières années qu’elle a pris le caractère d’une lutte à outrance. Il faut dire que la révision de la question scolaire est maintenant à l’ordre du jour, non seulement parmi la jeunesse, mais aussi dans les conseils du gouvernement. L’école allemande, dont la réputation paraissait solidement établie depuis la guerre de 1870 qui, soi-disant, avait été la victoire du maître d’école allemand, passe maintenant un mauvais quart d’heure. De tous les côtés, on entend récriminer contre elle. La guerre de 1914-1918 a détruit l’auréole créée par la victoire de 1870. L’école qui se contentait de préparer des tüchtige Fachleute, qui négligeait la culture générale et dont l’éducation civique se bornait au développement d’une foi illimitée dans le monarque, accompagnée d’une stricte discipline militaire et d’un respect de courtisan, paraît avoir fait son temps. N’ayant pas contribué à préparer des hommes qui, au moment nécessaire, auraient fait preuve d’initiative personnelle, de sens politique et d’un ascendant moral qui en imposerait aux masses, cette école est jugée insuffisante. Aussi le gouvernement procède-t-il maintenant à des réformes tendant à une transformation de l’école. Il s’efforce de remplacer l’ancien personnel enseignant, imbu de l’esprit qui régnait du temps de Guillaume II dans les grandes organisations nationalistes, comme les Flottenverein, le Wehrverein, le Alldeutscher Verband, etc., par des cadres plus démocratiques et plus modernes. Il cherche à développer l’éducation civique et politique. Il est décidé à modifier l’enseignement de l’histoire, en faisant une place prépondérante aux considérations sociales, économiques et culturelles, négligées naguère au profit du point de vue dynastique.
Mais cette transformation de l’école que le gouvernement voudrait réaliser en procédant d’une façon calme, méthodique et forcément assez lente, la jeunesse, dont il est question ici, voudrait l’obtenir par une liquidation radicale de l’ancienne école. Et résolument, elle a entrepris contre elle une attaque à fond, destinée à assurer la conquête de l’école par la jeunesse. Renonçant à ne voir en celle-ci que l’intermédiaire entre toute la culture léguée par les générations antérieures et celle d’aujourd’hui, la jeunesse est d’avis que l’école doit préparer une génération orientée vers la création d’une nouvelle culture. Mais il faut pour cela qu’elle ne se contente pas d’être uniquement un établissement d’enseignement. Il faut qu’elle s’assure un Tôle éducateur, qu’elle tende vers l’organisation « de toute la vie de la jeunesse », en amenant celle-ci à coopérer largement à cette œuvre. A l’opposé de ce qui existait jusqu’ici, la vie individuelle des élèves s’étant déroulée entièrement en dehors de l’école, celle-ci doit aider les jeunes gens dans la recherche de leur personnalité et devenir proprement « la maison de la jeunesse ».
On assiste là au commencement d’une lutte qui, tout en comportant une part très considérable d’exagérations et d’erreurs, est néanmoins le symptôme d’un mouvement sérieux, destiné à se poursuivre au cours des années qui viennent.
Il est tout naturel que la révision entreprise par la Jugendbewegung dans tous les domaines de la vie intellectuelle et morale n’a pu laisser de côté une question aussi importante que celle des relations sexuelles. La solution sanctionnée par la tradition, à savoir une double morale, l’une, — étriquée et hypocrite, — pour la galerie, l’autre, — extrêmement « large », — pour l’usage personnel, ne saurait évidemment contenter des gens qui luttent pour leur existence intérieure. Il faut constater que la Jugendbewegung est fortement teintée d’érotisme, sans toutefois avoir formulé jusqu’ici avec précision son attitude vis-à-vis de la question sexuelle.
Nous avons noté plus haut que la Jugendbewegung a pris naissance dans les milieux bourgeois (les classes moyennes instruites), et en ce sens elle pourrait être appelée un mouvement bourgeois. Mais par son esprit, par les aspirations qui lui sont propres, par ce qui constitue sa « force motrice », elle est anti-bourgeoise et nettement révolutionnaire, quoique ses buts n’aient rien à voir avec ceux d’une révolution marxiste. A ce point de vue, il est très intéressant d’examiner l’attitude des jeunesses ouvrières associées au mouvement, vis-à–vis des buts poursuivis par les « vieux » partis socialistes et les syndicats. Assurance du bien-être matériel, augmentation des salaires, amélioration des conditions du travail, tendance vers l’accaparement du pouvoir politique, instauration d’une république démocratique ou d’un régime communiste, — tout cela n’intéresse guère la jeunesse dont il est ici question. C’est à peine si elle y prête une attention mitigée. Quelle importance la réalisation de ces buts aurait-elle, si l’homme devait rester ce qu’il est ? Aussi la Jugendbewegung ne s’arrête-t-elle pas à ces choses qui lui paraissent secondaires. Certes, elle ne méconnaît pas les efforts orientés vers l’établissement de conditions extérieures qui contribueraient à assurer à l’homme une existence digne de lui. Elle est même prête à y coopérer eu s’enrôlant dans les différentes organisations socialistes et syndicales qui luttent pour une amélioration immédiate de la vie matérielle. Mais c’est autre chose qui capte son attention. Son regard va plus loin et plus haut. Elle aspire à l’approfondissement du contenu intérieur de la vie, à la création d’un nouveau « style de vie », d’une nouvelle religion, d’une nouvelle morale, d’un nouvel art, bref, d’une culture socialiste de « l’homme nouveau ». Le mouvement n’a pas de but politique nettement défini. Son orientation est en dehors de celle des partis et des doctrines politiques. Il est dirigé vers l’élaboration d’une Weltanschauung (conception du monde) capable de donner un sens élevé à la vie et d’inspirer toute l’action intellectuelle et morale de l’homme.
Telles sont les aspirations de la Jugendbewegung, les sources de sa force dynamique. Qu’a-t-elle réalisé jusqu’ici ?
En essayant d’apprécier les résultats pratiques ou plutôt la « concrétisation » de la Jugendbewegung, il s’agit de ne pas perdre de vue son origine. Le mouvement que nous avons tâché d’analyser est né du besoin de fuir l’insuffisance, l’absurdité et l’amoralité de l’état de choses existant. C’est par là qu’il se différencie surtout de l’aveuglement ou des tendances réformatrices des « pères ». Mais après avoir abandonné les anciens « dieux », la jeunesse s’est arrêtée, indécise. Où aller ? Certes pas vers le libéral, le démagogue, le bohème, l’athée, le dispensateur d’instruction ou d’autres « sauveurs » analogues. Ce n’est pas chez eux que la jeunesse aurait pu trouver le breuvage capable d’étancher sa soif. Aussi assiste-t-on à une dislocation chaotique. Les uns se jetaient dans le passé : dans le romantisme, dans le moyen âge ; d’autres reculaient encore plus loin, dans l’antiquité ; les troisièmes se donnaient pour les adeptes de Rousseau, de Tolstoï, de Bouddha ; d’autres encore se réfugiaient dans le mysticisme. C’était, en somme, la découverte de « nouvelles » voies, qui, au fond, sont extrêmement vieilles. Il n’est que trop naturel que ces expériences finissent presque toujours par une déception navrante, le Katzenjammer étant en proportion directe de l’enivrement primitif. En même temps on assiste, comme cela se passe toujours aux époques de crises, à l’éclosion d’un nombre indéfini de doctrines fournissant un Ersatz de la philosophie, telles que la théosophie, l’occultisme, etc. On demande à ces doctrines de nouvelles Weltanschauungen en remplacement de celles qui ont croulé ; on entend parler plus haut que jamais le messianisme, accompagnement habituel des périodes d’esclavage et de, misère : tous les jours on voit apparaître des « Jésus » caricaturaux, entraînant un certain nombre d’adeptes, qui, le lendemain, sont prêts à suivre un autre guide indiquant la route qui conduit au « Nouveau Royaume ». Le changement fréquent et précipité de Weltanschauungen témoigne de l’ébranlement de toutes les bases *de la vie intellectuelle et morale. Mais il dénote en même temps 7e désir ardent de la jeunesse de trouver des hommes, des « héros », qui puissent capter l’enthousiasme amassé dans les âmes et resté vaterlos (orphelin). Le type du « héros » s’est infiniment différencié depuis Carlyle, mais l’aspiration vers lui subsiste dans le cœur des hommes et s’exalte dans le malheur.
Un autre trait qui caractérise la Jugendbewegung et qui découle de la même source que celui signalé plus haut, c’est l’esprit de sacrifice. Jeunes gens et jeunes filles quittent la maison paternelle, laissent passer le moment propice pour le choix d’une profession, se condamnent à une existence pleine de privations, parce qu’ils jugent tout cela « peu important ». Se refusant tout, jusqu’au nécessaire, ils sacrifient leurs modestes ressources pour entretenir des publications qui, au bout d’un temps généralement très court, cessent de paraître faute de fonds.
On parle fréquemment de la Jugendbewegung comme d’un mouvement fortement teinté de religiosité. Mais cette affirmation manque de justesse, prenant pour le fonds ce qui n’est que signes purement extérieurs. La participation de certains congrès de la jeunesse à des cérémonies religieuses et l’attachement aux vieux chants d’église peut aussi peu être pris pour un symptôme de vraie religiosité, que l’affection pour les anciennes chansons des Landsknechts pour une tendance au militarisme. Ce n’est que par deux côtés que la Jugendbewegung rappellerait un mouvement religieux : par le profond sérieux et la concentration intérieure avec laquelle elle tend à la révision de toute la culture moderne, et par les rapports des membres de chaque groupement entre eux, rapports ressemblant à ceux qui existent entre les personnes faisant partie d’une même secte religieuse.
Il faut dire que, lancées dans les masses, les aspirations de la Jugendbewegung n’ont guère échappé au sort fatal qui guette souvent un mouvement dont la source première était d’inspiration élevée : c’est de tomber dans la platitude ou plutôt dans ce que les Allemands appellent Verflachung, la perte de la profondeur primitive. La Jugendbewegung en fournit de nombreux exemples. C’est ainsi que les colonies rurales (Siedlungen) où des jeunes filles et des jeunes gens essayent de vivre d’une vie commune — « nouvelle » — dégénèrent fréquemment, deviennent des foyers d’excès érotiques et conduisent à un total écroulement moral, qui parfois a le suicide pour épilogue. Un autre résultat, assez fréquent également, est le Philistertum, — mentalité répandue en Allemagne, en général, et qui atteint parfois, chez certains Jugendbewegung degré supérieur à celui des Bildungsphilister habituels, ce degré étant en proportion directe avec le détour fait pour y arriver…
Mais ce qu’on constate surtout dans la Jugendbewegung, c’est une dépense infructueuse des forces intellectuelles et morales dans une lutte contre le « problématique » de la vie, une tendance à ériger toute chose eu « problème », à chercher des « solutions » et à n’en pas trouver, à perdre son temps à couper les cheveux en quatre et à souffrir de la stérilité des efforts…
Cependant, pour apprécier la Jugendbewegung à sa juste valeur, il faut voir en elle ce qu’elle est réellement, à savoir un « commencement » et non pas une « fin ». Ce mouvement est ein Werdendes, un devenir, un phénomène qui évolue. Et comme tel, il est sujet à des changements très importants, tout en conservant l’idée première qui est la nécessité d’une révision de la Kultur actuelle. Il serait exact de dire que la jeunesse dont nous parlons sait nettement ce qu’elle veut quitter. Mais elle ne sait pas au juste à quoi elle veut en venir. Toutefois on pouvait constater déjà, tout récemment, une modification assez caractéristique. : le déplacement du centre de gravité des jeunes gens de vingt ans aux hommes de trente. On voit s’accentuer l’influence d’hommes suffisamment jeunes pour posséder la souplesse nécessaire pour une régénération intellectuelle et morale, et assez mûrs pour tirer les conséquences de l’expérience tragique des dernières années. Le type du romantique rêveur, qui se dissout entièrement dans des recherches stériles, paraît avoir déchu et semble devoir céder la place à l’homme d’action.
L’avenir seul pourra montrer si la Jugendbewegung est capable de créer de nouvelles forces culturelles. La jeunesse actuelle est un pèlerin errant entre deux mondes. Ses mouvements sont chaotiques et — manquent de cohésion. Ses excès, son ivresse extatique alternant avec un profond désenchantement, son impatience de détruire pour recommencer selon de nouvelles données, sont autant de signes du cataclysme qui vient de ravager l’âme allemande. Mais ce qui est particulièrement symptomatique et pour cela même mérite d’être observé avec attention, c’est le fait suivant : une notion qui, autrefois, germait dans l’esprit de quelques individus, en les mettant en opposition avec leur temps, à savoir l’idée que la direction dans laquelle le développement du peuple allemand était orienté depuis un demi-siècle ne saurait s conduire à un grand avenir humain, se trouve admise et proclamée par une génération entière.
RÉGINA ZABLOODOVSKY. Le Mercure de France – 1er octobre 1923