Avec la belle saison, la montagne va revêtir sa parure d’été. Elle offrira le vent de ses sommets et les couleurs de ses Alpes à tous les vrais amis de la nature, à tous les travailleurs qui viendront puiser en son sein la santé pour toute une année et aussi le courage des luttes futures.
Certains s’attacheront à la montagne au point de désirer y passer toute leur vie. Ils envieront la vie des guides, leurs camarades de vacances, leurs amis de toujours.
Ils comprendront bien vite que la vie de ces travailleurs de la montagne n’est pas celle que l’on voit au cinéma dans les mauvais films ni celle qu’on lit dans les mauvais journaux (pour un journaliste qui cherche à étourdir ses lecteurs, quelle inépuisable source d’inspiration que la montagne).
Laissons plutôt parler un vrai montagnard, Gaston Rebuffat, guide lui-même et qui aime son métier :
« Le métier de guide est parmi les plus beaux, parce que l’homme l’exerce sur la terre restée vierge.
« De nos jours, peu de chose subsiste : la nuit n’existe plus, ni le froid, ni le vent, ni les étoiles. Tout est neutralisé. Où est le rythme de la vie ? Tout va si vite et fait tellement de bruit ! L’homme pressé ignore l’herbe des chemins, sa couleur, son odeur, ses reflets quand le vent la caresse.
« Quelle curieuse rencontre entre la pâte humaine et les reliefs de la planète : des hommes dans un silence d’oubli. Une pente de neige raide comme une vitre ? Ils l’escaladent en signant leur travail : une trace irréelle. Un rocher beau comme un obélisque ? Ils détruisent la pesanteur et gagnent le droit de passer n’importe où.
« Ils ne courent pas une aventure, ils vivent, ils font leur métier.
« Chaque jour de l’été, ils se lèvent de bon matin pour interroger le ciel et le vent. La veille, ils étaient inquiets : des nuages longs rayaient l’ouest. Ils craignaient une nuit gâtée : la Voie Lactée scintillait très crûment, le froid se faisait attendre. Mais le vent du Nord a pris le dessus, la neige et le ciel sont en ordre, le guide peut réveiller son client et partir. Alors une corde réunit deux êtres qui n’ont plus qu’une vie ; le guide, pour quelques heures, se lie à un inconnu qui va devenir un ami.
« Par la répétition inévitable des mêmes ascensions, le métier pourrait devenir fastidieux, mais le guide n’est pas seulement une machine à bien grimper les rochers et les pentes de glace, à connaître le temps et l’itinéraire. Le guide ne grimpe pas pour lui : il ouvre les portes de ses montagnes comme le jardinier les grilles de son parc. L’altitude est un cadre merveilleux pour un travail, escalader lui procure un plaisir qui ne le lasse pas, mais surtout il est payé par le bonheur de celui qu’il emmène. U sait que telle ascension est particulièrement intéressante, qu’à tel détour, soudain, la vue est belle, que telle arête de glace est une dentelle : il ne dit rien, mais sa récompense est dans le sourire de son compagnon quand celui-ci découvre. Si le guide ne pensait tirer son plaisir que de sa propre escalade, il serait volé et se dégoûterait vite de la montagne.
« Mais son bonheur vient d’un sentiment plus profond : sa parenté avec la montagne et les éléments, comme le paysan avec sa terre et l’artisan avec la matière qu’il travaille…
« Il aime la difficulté, mais déteste le danger, ces deux notions si différentes… »
L’ouvrage (1) dont est extrait ce poème rejoindra dans la bibliothèque de nos montagnards les récits des Vernet et Leininger. Sa langue est simple et vraie, comme les sentiments qu’il exprime.
Mais prenons garde de trop idéaliser la vie des guides. Dans la réalité, ils subissent comme les autres travailleurs, les rigueurs économiques et sociales et leurs soucis sont proches des nôtres tant il est vrai qu’on ne peut extraire de la vie en général, ni le sport, ni la montagne.
Certains guides, il est vrai, sont salariés de l’Union Nationale des Centres de Montagne, souvent à titre « saisonnier », subissant de nombreux mois de chômage chaque année. Parmi ceux-ci, rares sont ceux qui bénéficient d’une « délégation » annuelle de l’État. Groupés dans leur syndicat, ces travailleurs luttent pour leurs intérêts, inséparables de ceux des jeunes qu’ils ont pour tâche d’éduquer et d’initier à l’alpinisme. Us sont de vrais militants de l’alpinisme populaire et ont déjà leurs martyrs, les guides Roland Rioult et François Marzanesco tous deux membres de la F.S.G.T., tombés l’an dernier, entraînés par leur cordée.
Cependant, la masse des guides reste encore traditionnellement au service de la clientèle privée. Pour eux aussi les aléas sont nombreux : si la saison est pluvieuse, quel terrible manque à gagner. Et si à la fin d’une longue course votre guide semble très pressé, peut-être a-t-il encore à rentrer son foin avant la nuit. Car pour gagner leur vie, les guides doivent faire plusieurs métiers.
Mais cela est encore peu de chose auprès des corvées parfois un peu dégradantes que leur imposent certains clients un peu trop conscients du pouvoir de leur argent.
Ces guides aussi réagissent contre l’injustice et la protestation du Syndicat des Guides de Chamonix contre l’abus des réquisitions du secours en montagne est une expression de leur mécontentement.
Car le public doit savoir — puisque les accidents de montagne sont un des thèmes préférés de certains journaux — que les guides que l’on photographie à l’envi au cours des opérations de sauvetage sont bien mal dédommagés de leurs risques, de leur temps et de leur manque à gagner. Et il est effectivement abusif que ce soit finalement les guides — ces travailleurs — qui supportent le principal fardeau du secours en montagne. Celui-ci devrait être au contraire un service public largement aidé et subventionné par l’État.
Voilà donc le métier de guide avec ses aspects tour à tour agréables et rugueux et que l’homme change peu à peu à son gré, mais au travers de mille luttes. Ce métier reste passionnant, difficile et dangereux… mais hélas, il ne nourrit pas toujours son homme.
Par les responsabilités qu’il supporte, par le rôle d’éducateur qu’il assume pleinement (surtout au service de collectivités de jeunes), le guide possède une très haute dignité.
L’espoir — et l’avenir — de cette profession se trouve dans l’organisation nationale d’un enseignement alpin, parallèlement à un service public du secours en montagne, sous les auspices des associations de jeunesse et avec l’aide matérielle importante de l’État. Les guides doivent être assurés de leur gagne-pain et les jeunes de cet enseignement indispensable, tant il est vrai que le ski et l’alpinisme sont, comme les autres sports, de « matières essentielles d’éducation de la jeunesse ».
Aussi, sur un plan très large, c’est la santé publique et l’éducation nationale qui se trouvent directement intéressés et les guides devraient avoir leur place auprès de tous les autres enseignants : instituteurs et moniteurs d’éducation physique.
Le système de l’U.N.C.M. devrait être mieux encouragé et beaucoup plus largement subventionné de façon que se multiplient les centres de montagne et que soient rétribués dignement de plus nombreux moniteurs.
Il faut aussi abaisser les prix de pension en U.N.C.M. de façon à ce que la jeunesse travailleuse puisse venir en masse moissonner force et santé dans nos belles montagnes.
La F.S.G.T. appuiera de tout son poids pour que les sports de montagne soient organisés et subventionnés ainsi qu’il convient.
En même temps, ses montagnards s’honoreront d’apporter leur contribution maximum à la formation de l’immense cadre alpin nécessaire à notre pays.
André KOUBBI. L’Ami de la Nature, avril 1957
(1) « Etoiles et Tempêtes », par Gaston Rebuffat (Arthaud. Editeur).
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