PREMIÈRE PARTIE – I – FEU DE CAMP
Répéter les gestes les plus anciens de nos pères… Se mettre, comme eux, à la recherche de la piste… S’assurer d’un emplacement propre au campement… L’arbre est un compagnon. Mais il faut le tenir à une certaine distance. Pas trop d’intimité avec lui. Il a ses parasites : les moustiques. S’il pleut, longtemps après le nuage passé, ses feuilles pleurent larme après larme. Ce tapis de mousse, si tentant, n’est-ce pas une éponge à retenir l’humidité ? Fuyons ce lit de bruyères. Il donnerait de la mollesse à nos couches. Mais il attirerait la visite des fourmis… Il faut se garder, à la fois, du vent et de la trop grande chaleur. La tension des cordes est matière à réflexions. Pleuvra-t-il ? ne pleuvra-t-il pas ? Une bonne brise exige une forte tension. Le moindre brouillard nous ordonne de détendre l’ensemble. Mais, quid de la pluie qui surgit avec le vent ?…
Autre problème : le feu ! Obtenir une flamme claire d’un bois plus ou moins sec n’est pas toujours chose facile. On y parvient si l’on a la patience de se servir de son couteau pour tailler des copeaux. La plus grande erreur, — mais que de temps il faut pour l’apprendre ! — c’est de vouloir allumer un grand brasier. Le feu est un élément sacré qui réclame une adoration perpétuelle. Il faut le faire naître petit à petit, l’entretenir avec prudence. Autrement, il s’étoufferait lui-même. A moins qu’il n’échappe à votre contrôle. C’est pour avoir jadis campé avec les Indiens que j’ai appris cette chose si simple : un grand feu vous rôtit d’un côté, tandis que vous gelez de l’autre. L’art véritable, c’est de faire et d’entretenir un tout petit foyer, entre vos jambes écartées. Un peu d’écorce, quelques brindilles sèches y suffisent.
Paul Coze, le peintre, est passé maître en l’art d’allumer du feu à la mode esquimaude. Nul instrument n’est plus précis que cet archet, grâce auquel on fait tourner rapidement un morceau de bois dur sur une plaque de bois tendre. Mais, il y faut la manière.
Que sommes-nous, nous autres campeurs ? Des hommes tout court ! De vrais hommes, ceux du plein air. L’automobile, si nous nous en servons, n’est plus pour nous que ce qu’elle devrait être pour tout le monde : une servante. Une humble servante. Nous abandonnons volontiers la route pour suivre le torrent. Au champ cultivé, nous préférons la clairière, ou l’arête de rochers. Et la civilisation — dont nous sommes si fiers, et pourquoi ? Grand Dieu ! — la civilisation est tellement superficielle que nous en oublions bien vite ce qu’on est convenu d’appeler ses bienfaits. Après quinze jours passés sous la tente, ma fille, ma femme se retournaient en vain dans leur lit, cherchant un sommeil qui ne venait pas. Elles regrettaient le tapis de mousse. Elles avaient si bien dormi par terre. Pour moi, je pris le parti de m’étendre sur le tapis…
Il n’est pas mauvais de vivre comme le faisaient nos lointains ancêtres. Le grand air est encore le meilleur moyen d’éliminer les toxines amassées dans la Cité. Notre mauvaise graisse fond un peu. Nos muscles se durcissent. Notre peau se hâle. Nos poumons s’élargissent. Sans paradoxe, nous devenons plus intelligents. Je veux dire que nous prenons mieux connaissance de nous-mêmes. Comment pourrions-nous nous trouver dans le tumulte des villes ? Le voudrions-nous sincèrement, le klaxon de l’automobiliste, le haut-parleur du voisin nous en empêcheraient.
… J’avais planté ma tente auprès d’un arbre géant. J’étais assez loin de lui pour qu’un orage éventuel ne risquât point de le transformer en gouttière sur ma toile. Assez près, cependant, pour jouir pleinement de tout ce qu’un bel arbre peut nous donner de matière à songer.
A voir de telles racines — comme Gustave Doré aimait à les représenter — on a l’impression que le géant a enfoncé profondément ses griffes en terre, par un prodige de force brutale. Rien n’est plus faux. Le développement des racines s’est fait, au contraire, de la façon la plus insinuante, et selon les lois de la moindre résistance. La Nature ne gaspille point l’effort. Le gaspillage est un vice de la civilisation. Ces racines se sont glissées doucement en terre, cellule par cellule, suivant, sans hâte, le chemin frayé par Line goutte de rosée. Tant il est vrai que « la loi qui préside au moulage d’une larme est aussi celle qui a donné leur forme aux planètes ».
Tout cela suppose une lutte patiente et silencieuse. Car la croissance de l’arbre est une lutte territoriale. La Nature n’est pas paisible. L’état de guerre existe entre la plante et l’homme, entre la plante et les autres plantes. Et cela commence avec une sorte d’infinie douceur.
Sans doute, la force brutale a fait, quelque jour, son apparition. Mais les racines étaient déjà bien formées et suffisamment vigoureuses. Leur pression, lentement développée, a fait craquer le sol, afin de permettre aux radicelles de se loger à leur tour. Ces racines énormes ont rencontré plus de résistance de la part du sol que les branches n’en ont éprouvée de la part de l’air et du vent. Ne négligeons pas pourtant la guerre à l’air libre. Ici apparaît un curieux travail de symétrie, qui illustre le besoin qu’a la Nature d’un commandement unique. Chaque branche répète, à une échelle réduite, le type même de l’arbre entier. Avec des variantes, cependant. Les variantes inspirées par la nécessité de trouver l’air, l’espace et la lumière. Il faut bien croire à l’intelligence des plantes. Et, aussi, à leur sensibilité.
Chose bizarre, cet arbre, si sain, est issu d’une pourriture. On sèmerait en vain la graine qui le produit, si elle ne se décomposait dans le sol. Amidon, fécule et albumine qui enveloppent le germe doivent périr et pourrir pour que naisse l’arbre. Telle est la Vie, fille de la Mort. D’organique, l’amidon passe à un état inorganique — en partie, du moins — pour former de l’acide carbonique au contact de l’air. De là, en forêt, ces émanations lourdes que l’on perçoit souvent.
A peine le germe atteint-il l’air libre, que le soleil vient jouer son rôle. Cet acide carbonique, que son poids force à demeurer dans les couches les plus basses de l’air, les feuilles, aidées du mystérieux travail de la lumière, le décomposent pour en tirer du carbure, le combiner avec l’hydrogène, et en former les cellules. Cet admirable travail ressemble, n’est-ce pas, à une sorte de digestion.
Ainsi, paresseusement étendu devant ma tente, — mais j’ai marché une partie de la journée — je prends une leçon d’histoire naturelle, qui me renvoie à une juste appréciation de mon moi. C’est une leçon de modestie et de fierté tout à la fois.
Il se trouve encore, aujourd’hui, des gens ahuris de nous voir camper, préférer notre liberté saine à leur esclavage. Ils se sont attachés ou laissés attacher à un chalet, à une villa. Ils nous disent : — Et les bêtes ? — Quelles bêtes ? — Mais, les insectes ?… Je n’ose leur dire qu’il m’est moins désagréable de trouver une jolie coccinelle égarée sur mon sac de couchage que d’être réveillé par les punaises, ou par les puces. Et puis, moyennant quelques précautions faciles à prendre, on vit en paix avec les bêtes du bon Dieu. A quoi bon se tracasser pour si peu… — Mais, vous n’avez pas froid ? — Eh bien non ! pas plus que chez moi, parce que, hiver comme été, je couche avec la fenêtre grande ouverte… — Ah ! vous devriez être perclus de rhumatismes, perpétuellement enrhumé… Vous êtes un drôle de corps, tout de même… Et vous vivez de boîtes de conserves ? — Vous voulez rire… Rien ne m’empêche de faire griller mon bifteck, de faire cuire de vrais légumes. Sans compter que la nature nous fournit un tas de choses délicieuses. En beaucoup d’endroits, les cèpes abondent, il n’y a qu’à les chercher. Ou, encore, les lactaires, que beaucoup méprisent à tort… Au mois d’août, dans les Alpes, il n’est pas de jours où, tout en nous promenant, nous ne ramassions un plat de cèpes, un seau bien plein de framboises parfumées. Je sais tels endroits de notre France où pousse, dans le sable, l’exquise asperge sauvage. Ignorez-vous que la jeune pousse de houblon, cueillie au bord des haies, cuite à l’eau, fait une salade délicieuse ? Et le pissenlit qu’on mange avec des lardons ? Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier les ressources de la ferme voisine, où je vais chercher mon lait, mon pain, mes œufs, mes pommes de terre, mes carottes. Tout cela tient dans mon sac… — Et quand il pleut ? — Quand il pleut ? je me déshabille volontiers, un instant, pour recevoir la pluie, riche en ozone et en effluves électriques. Mais ma tente supporte très bien la pluie… — Oui, admettons cela pour la nuit. Mais le jour ? — Le jour ? si vous avez peur de vous mouiller (une peur que je n’ai pas, au contraire !), qui vous empêche d’endosser un ciré, et de gros souliers de chasse ? Il n’est pas moins agréable de se promener sous la pluie qu’au soleil. — Mais c’est malsain ! — Quelle erreur ! Quand il pleut, il n’y a pas de poussière. Jamais l’air n’est plus pur que pendant et après une bonne averse. — Vous êtes un original…
Laissez donc parler les gens. Et campez, non seulement en été, mais aussi en hiver. Oui, en hiver ! Une tente à double paroi ; un sac de couchage en eider. Et, si vous êtes vraiment frileux, pourquoi ne pas chauffer votre tente pendant le temps de votre toilette ? Rien de plus facile. Amundsen s’est chauffé sur la banquise par —40° dans une carlingue d’avion, avec un Thermix, du type employé pour empêcher les radiateurs de geler. Le modèle, plus important, ne figure pas dans le commerce. Mais que les marchands d’articles de camping y pensent maintenant. Je leur fournis une indication qui contribuera à augmenter leur fortune.
Au surplus, je veux beaucoup de bien à ces honnêtes commerçants. On trouve, sur le marché, un matériel d’excellente qualité. J’ai une tente qui a encaissé le vent et la pluie, sans dommage. La plupart des maisons — toutes les maisons sérieuses — vous en livreront une aussi bonne, si vous y mettez le prix. Prix vite rattrapé sur une saison de vacances. Je tiens rarement mes comptes. Mais il m’est arrivé de le faire. En douze jours de camping au mont d’Arbois, j’ai dépensé, pour trois personnes, trois cent soixante-quinze francs de nourriture. Et nous avons fort bien mangé. Il est vrai qu’entre nous et les fournisseurs, il n’y avait point l’intermédiaire d’une cuisinière. Si votre femme se plaint de ne pas « joindre les deux bouts », faites-la camper. Elle découvrira peut-être la raison de ses déboires en matière de tenue de maison ! Elle verra qu’on nourrit très bien trois personnes avec une livre de bifteck, quelques pommes de terre, un excellent pain de ménage, du beurre frais et des fruits. Vous voyez qu’il n’est pas question de conserves.
Je dois au camping — il me faut bien, faute d’un équivalent, accepter le mot anglais — je dois au camping, dis-je, des heures délicieuses, qu’aucun palace ne saurait me donner… Et la veillée aux braises palpitantes du feu de campement n’est pas la moindre.
extrait de l’ouvrage « LE FLANEUR SOUS LA TENTE » – Chap I – Maurice Constantin-Weyer