N’y aurait-il pas dans la pratique du camping cette prédisposition anthropologique à côtoyer ses lointains ancêtres et les populations natives essaimées aux quatre coins de la planète [Bidault et Giraud, 1946] ? Le caractère précaire du refuge perdu au sein d’une nature perçue comme entité cosmogonique semble en effet unir différentes époques et diverses expériences.
Pourtant, même si de tout temps on a su utiliser une science du campement – les armées, par exemple –, le camping reste une invention récente liée à l’urbanisation et à l’industrialisation de la société occidentale. Cette contradiction aux yeux de l’histoire fait déclarer à J. Bousquet : « Le camping est à la fois la chose la plus ancienne et la plus récente. » [1945 : 11] Pourtant le camping est un phénomène que l’on peut dater. Le mot apparaît en France en juillet 1903 à travers la presse sportive. L’article du journal L’Auto portant sur les campements sportifs des Anglais insiste sur l’origine et la culture britannique d’un mode de vie : « Les Anglais ont le génie de ces organisations en plein air. Depuis longtemps le goût du camping out et du bivouac lointain a pris dans le Royaume-Uni des proportions considérables. » [Uzanne, 1903 :1] Afin de caractériser cette culture de la nature, O. Uzanne utilise différents vocables : « une science de sauvages », un retour à la « vie primitive », l’expression d’une « gaieté excessive ». La convocation simultanée du bricolage [Lévi-Strauss, 1962] permanent, de l’intégration du savoir des populations natives, et des ambiances sensibles en prise à la nature tisse les caractéristiques du phénomène.
En outre, l’article fait référence au développement d’un tissu associatif pionnier dont les adhérents sont tournés vers la nature : « Les cyclotouristes anglais tendent à devenir de plus en plus des “Robin-Wood” de grand chemin. L’auberge ne peut leur suffire désormais car ces assoiffés de grand air ne peuvent gîter dans des chambres d’hôtels dès qu’ils sont carrément mis en rupture de logis. Ils veulent encore et toujours camper largement, en pleine nature, et ne plus s’enfermer dans des muraires où ils croiraient ressentir un début d’asphyxie. Il existe depuis quelque temps à Londres une association de cycle campers ou autrement dit de cyclistes amoureux du campement. Cette association compte déjà plus de 250 membres. » . C’est à ce contexte qu’il faut s’attacher pour comprendre l’émergence d’une pratique.
Sensibilités à la nature et contexte idéologique du camping
Dans le contexte de l’époque, le camping relève d’une double réaction au progrès technique et à l’atmosphère des grandes villes. D’une part, le camping sert les intérêts d’un hygiénisme moral. Camper revient à faire provision d’air et de soleil afin de se régénérer. En retour d’un séjour en nature, le campeur sort fortifié pour défendre les intérêts de la nation et être productif dans son travail ou assaini des plaisirs subversifs de la ville. L’acte de camper participe à sa manière aux luttes menées contre l’alcoolisme, la tuberculose ou la syphilis [Corbin, 1978, 1982]. D’autre part, faire du camping correspond à une démocratisation de l’attente sentimentale portée par le romantisme [Delon, 1995]. Les temps d’attente liés à la vie moderne et la multiplication pour tout un chacun des supports imagés et écrits contribuent à développer un sentiment de nature. Cette double perspective de construction de l’environnement social par la domestication de la nature ou en fusionnant avec elle s’épanche dans un large contexte idéologique où baigne le camping à sa naissance.
On trouve déjà ces visions de la nature dans les mouvements millénaristes et utopistes de retour à la terre mère au xixe siècle. Que ce soit dans le désir anglo-saxon de conquérir un nouvel éden ou dans la perspective germanique de former un nouvel Adam [Mosse, 1997] bercé par le primitivisme originel, ces mouvements convergent vers la même croyance en un monde nouveau et meilleur. En Grande-Bretagne et aux usa, ce sont les Young Men’s Christian Associations (ymca) qui développent cet idéal à travers des pratiques du corps en milieu naturel. L’un des protagonistes du mouvement, Luther Halsey Gulick, sur les conseils de son ami E.T. Seton, fonde les Girl Guides [Eells’, 1986]. Intervenant dans les établissements des ymca, Gulick établit un camp de quarante tentes à Thames River en 1887. Son programme se fondera sur l’indianisme, influencera le mouvement des Boy Scouts et jettera pour partie les bases du camping organisé aux usa. L’influence de ce mouvement sur le camping en France sera importante. Les Unions chrétiennes de jeunes gens (ucjg) contribueront à l’essor des nouvelles pédagogies anglo-saxonnes. Nombre de cadres partent se former en Grande-Bretagne ou à Springfield aux usa tels que S. Williamson [Cholvy, 1999 : 106-107]. Les conséquences de ces voyages de formation seront la mise en place d’une véritable pédagogie de la tente dans le but de former ce que l’on appelle alors l’« homme nouveau ». En 1906, la Fédération française des associations chrétiennes d’étudiants (fface) propose, sous l’égide de Charles Grauss, l’expérience du camp Domino où l’on emmène quelques jeunes vivre sous la tente. Par la présence cosmogonique des éléments naturels, les tâches ménagères, les bains de nature, les jeux collectifs et l’évangélisation organisent les journées. D’autre part, les ucjg servent de cadre de référence au développement des premiers mouvements français du scoutisme : les éclaireurs [Baubérot, 1997]. D’autres membres des ucjg tels que les frères Bonnamaux et L. Partridge fondent la Coopérative d’excursions qui participe largement à la mise au point du premier matériel de camping en France. Enfin, nombre de ces personnalités siègent à la commission de camping du Touring Club de France qui se crée en 1912.
La seconde influence nous vient d’Allemagne et de Suisse. Face à la montée des grandes villes, l’Allemagne et l’Autriche réagissent en proposant aux populations urbaines des pratiques corporelles telles que la randonnée et la cure de nature s’érigeant en véritable « contre-culture », si l’on peut user d’un tel anachronisme. Pratiquer l’hygiène naturiste, la marche en forêt, la baignade en rivière deviennent des façons de contester la société des pères dominée par le progrès. Le camping apparaît ici comme un habile outil pour prolonger les moments passés au contact de la nature. Des mouvements comme les Wandervögel [Blüher, 1994] et les Amis de la Nature alternent longues randonnées et moments de relâchement autour d’un feu de camp ou près d’un cours d’eau. En se séchant au soleil et en profitant des bienfaits de l’air, on pratique la nudité. Parfois les adeptes de ces cures de nature forment de petites communautés perméables aux idéologies contestataires de l’ordre social établi. Tel est le cas au début du siècle, à Ascona dans le Tessin, d’une communauté d’anarchistes qui investit quelques hectares qu’elle baptise Monte Verità [Green, 1986]. Le site devient vite un petit village où l’on pratique le naturisme, le végétarisme, la danse, le théâtre de plein air, les religions orientales, la psychothérapie et la cure de soleil. Ces idées et ces pratiques se diffusent à travers deux vecteurs dans les milieux des campeurs français : d’une part, il faut signaler l’importance du Club vosgien assujetti à l’occupation allemande de l’Alsace qui contribue à développer des adeptes des Wandervögel et des Amis de la Nature. D’autre part, ces idées sont reprises par les futurs organes du tourisme de masse en France que sont la Fédération sportive et gymnique du travail (fsgt) et Tourisme et travail . Il faut enfin souligner la paternité allemande des auberges de jeunesse, mouvement qui influencera largement les milieux du camping en France.
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Sirost Olivier, « Les débuts du camping en France : du vieux campeur au village de toile », Ethnologie française, 2001/4 (Vol. 31), p. 607-620. DOI : 10.3917/ethn.014.0607.