Cette histoire des loisirs se déroule comme un conte. Dans le surgissement des initiatives un mouvement spontané a pris sa place. Phénomène en marge des plans et des doctrines il a certes un inspirateur, mais ni cadres, ni chefs. Il est le loisir à l’état pur, une revanche de la poésie sur la prévision.
Je veux parler ici de Jean Giono, de Contadour et des Contadouriens.
Ils étaient en septembre cinquante qui venaient à Manosque, en Haute-Provence. Ils ne se connaissent pas. Un lien solide les unissait sans les contraindre : leur amour pour l’œuvre de Jean Giono.
L’auteur de Colline, Regain, Que ma joie demeure, Le grand troupeau peut dire et l’histoire littéraire le retiendra sûrement que ses lecteurs sont ses amis. Et ses lecteurs sont aujourd’hui partout dans le vaste monde. Justement le groupe qui tournait sur la place de Manosque devant le grand portail en venait du veste monde. L’un arrivait du Tonkin, l’autre de Constantine, celui-ci d’Alger, cet autre de Bretagne. Us ne projetaient rien sinon que d’avoir pour berger à travers la Provence, leur Giono. Ils lui avaient demandé de bien vouloir les conduire par les plateaux et les vallées, aux sources de son œuvre.
Jean Giono qui vit fièrement dans sa ville natale fièrement et sans fatuité accepta bien entendu, avec enthousiasme. Saurait-il jamais faire un geste sans enthousiasme ?
Les cinquante amis inconnus se groupèrent bientôt autour de leur ami, sac au dos. Pour bien écouter le chant de la Terre, hôtels et auberges furent écartés. L’aventure commençait, elle ne devait jamais finir…
La marque du destin
Trois étapes d’abord, trois nuits dans les granges avec l’accueil joyeux des paysans, leurs prévenances, trois soirs sous un ciel peuplé d’étoiles, au langage mystérieux. La vieille et noble terre de Provence se révélait telle que Giono la magnifie : riche de sève et de senteurs, farouche et susceptible pour l’inconnu désinvolte et soudain enthousiaste devant l’homme de bonne volonté. On allait vers Lure, vers les sommets un peu connus de là-haut ; rendez- vous avait été pris avec le monde des étoiles et son camp tendu de bleu velouté. En route, on traversait des villages morts, des fermes abandonnées, aveugles coquillages humains vides, vestiges de joies révolues. Autour comme jadis, comme toujours, la terre épanouissait ses fleurs odorantes, ses boqueteaux, ses bois.
Le troisième jour, le berger du troupeau ébloui, Jean Giono glissa sur un chemin et se luxa la cheville. On était entre Forcalquier et Lure, sur un plateau vaste ; le ciel voisin s’humanisait. Il fallut s’arrêter, camper chez l’habitant. L’habitant ? Contadour désigné par le destin rappelait les belles pages de « Regain », ce village qui renaît sous l’effort d’un couple. Contadour n’avait plus sur quarante fermes que trois familles. Huit jours de vie des champs, huit jours pendant lesquels les « cinquante » respirèrent jusqu’à la pâmoison, l’enivrant parfum des monts provençaux. Giono guérit. Partir ? Le sortilège opérait. Les femmes et les hommes pleuraient. Une explosion de reconnaissance envers la joie, sans souci, sans argent, retenait les cinquante à Contadour.
— Nous voulons rester… Nous voudrions être sûrs de revenir.
Contadour naît
Giono, bien inspiré, ému comme sait l’être le poète jeta son chapeau au sol.
— Que chacun verse ce qu’il peut, et nous achetons une maison.
Enthousiasme. Les Contadouriens naissaient. On découvrit vite une vieille maison délabrée, sans portes ni fenêtres, avec un hectare de terre : prix, 2.000 francs. L’achat conclu, il fut décidé qu’il n’y aurait pas d’organisation. Tout de même, un achat en commun, la loi l’exige, nécessite une existence légale. Comment, dès lors, conserver la liberté complète ? On convint qu’aucune adhésion ne serait admise, mais pour ceux qui le peuvent, une participation de 50 francs aux achats de maisons et de terres libres. Pour la vie de chaque jour, un prix de base : 5 francs. Un seul principe : recherche de la joie en commun. Pas de chefs, ni de défilés. La bonne volonté. Un seul souci : la paix du monde.
Sous le signe de l’amitié
L’expérience, en ces temps où le mot autorité fait recette, n’était-elle pas une gageure ? Quoi ! pas de sports autres que le rythme de la joie et pause du rêve ? Pas d’enquête de moralité ? Pas de charte, de programme avec pointe précis ?
La tentative spontanée, cependant, grandit en force. Les deux dimanches permettent aux Contadouriens voisins, ceux de Nice ou de Marseille, de venir achever la réfection de la maison. L’un sait faire fenêtres et portes, l’autre décorer. Pendant les fêtes et les vacances, viennent les groupes. On achète aux paysans des légumes et des bêtes. Tout se fait sans encombre. Les repas sont prêts. On applaudit. Les cuisiniers amateurs sont souvent les meilleurs.
Les « resquilleurs », les profiteurs, si vous aimez mieux, et aussi les snobs que le nom de Giono attire ?
— Qui fait aujourd’hui la cuisine ? demande-t-on.
— Moi ! moi !
Chacun se désigne spontanément. Les mauvaises volontés s’éliminent d’elles-mêmes. Le pacte tacite d’amitié isole les grincheux ou les dédaigneux, les laisse choir dans la solitude. Ils s’ennuient et s’en vont. S’ils persistent, ils peuvent lire sur le « Journal du bord » collé aux murs des inscriptions qui les affligent, les corrigent ou les éloignent. Parfois on leur réserve « en douce » les bonnes corvées. Ils finissent souvent par comprendre. L’amitié est contagieuse, heureusement.
Toutes les positions politiques, religieuses et culinaires sont admises…
Initiation à la terre
On couche sur la paille, bien sûr, ou sous la tente. On fait de la musique, on discute, on « alpinise », selon l’humeur, spontanément.
La gageure s’est réalisée. Une seconde maison de Contadouriens est née, par collecte, au pied du Lautaret. Ceci pour les amants de la montagne. Leur troisième va naître au bord de la mer.
Initiation à la nature, à la terre, certes. Déjà neuf Contadouriens sont devenus fermiers. Des étudiants et des étudiantes. Ils ont quitté la ville. Ils élèvent des troupeaux et cultivent des légumes. Les autres Contadouriens sont leurs clients. Spontanément toujours. Cependant les fermiers néophytes n’ont pas abandonné l’étude. Au contraire. La joie des travaux frustes répare la tension nerveuse de l’esprit. Les deux cultures se rejoignent symboliquement et médicalement : celle de la terre et celle de l’intelligence.
L’intellectuel n’est-il pas le moins sédentaire des hommes ?
De notre envoyé spécial Stéphane MANIER – 3 février 1937 – Paris-Soir