Pour le garçon, le voilà avec un bon métier dans les mains. Pour la fille, on ne peut pas dire, elle est bien mariée. Quand notre grand-père paysan avait dit cela de ses enfants, il savait bien que tout n’était pas fini. Il y a dans son sourire, dans ses yeux, une sorte de plénitude. Après la femme, avec elle, il a mené à bien sa tâche d’homme. Pour le reste, que le fils se débrouille comme lui. La pierre d’angle est posée.
Il dit : un bon métier. Non pas un beau métier, car il se moque du prestige. Ni une bonne gâche, car il ne pense pas au gain en ce moment. Ni une planque, ni une situation, ni une affaire, ni un filon. Un bon métier, bon comme le pain est bon, et comme un homme est bon, un métier qui est un ami, qui ne trompe pas et qui n’ennuie jamais, qui console parfois et qui réconcilie avec la vie.
AVOUE-LE : TU N’AIMES PAS TON METIER
J’entends l’un d’entre vous qui me répond : « Mais si » avec cet empressement qu’on met à étouffer une voix dont on a peur. Celui-là se raconte des histoires, il se monte la tête pour se consoler Je lui dis : voyons, aimes-tu ton métier comme tu aimes ta femme, le sport, le jeu, la photo, que sais-je ? Si tu le disais en toi : « mes amours », en comptant les vraies joies de la vie, ton métier viendrait-il se jeter sur les rangs avec la spontanéité de toutes les autres ? Pour beaucoup, c’est non. n’est-ce pas ?
J’en entends d’autres qui avouent avec violence, avec cynisme. Attention : Ne les rejetons pas. Quand quelque chose est pourri, une certaine violence, un certain cynisme dans l’aveu nous approchent bien plus nettement de la guérison que les brouillards des belles paroles.
Nous ne sommes plus cette fois dans le chromo. Il suffit de regarder cet ouvrier qui tourne un treuil au bord d’un lent beau fleuve, pour une manœuvre cependant habile, dans un paysage que des milliers d’ouvriers d’usine envieraient comme cadre de travail : il suait tout entier l’ennui, il était tout entier absence et mauvaise humeur. Il suffisait de laisser parler le professeur, le médecin, le gratte-papier, le commerçant, le décolleteur, que sais-je. A les écouter, il semblerait que toute la méchanceté des hommes s’est donné rendez-vous avec toutes les malices de l’organisation sociale pour faire, de ce métier précis qui est le leur, de ce chien de métier, le carrefour de toutes les malédictions.
A la vérité, ce qui nous répugne d’abord c’est le train-train. Le dimanche, c’est de l’imprévu. Le dimanche, les vacances, c’est de l’aventure. Mais toujours ce même geste à faire, ces mêmes odeurs d’atelier ou de bureau, ces mêmes copies à corriger, ces heures fixes, ces tâches attendues… Nous sommes faits pour la création, pour la vie, pour la surprise, et nous trouvons que notre métier est morne.
Et nous croyons évidemment que celui du voisin ne l’est pas. Nous croyons au métier rêvé.
Interroge autour de toi. Tu entendras chacun raconter sa même petite complainte. Les plus hauts placés connaissent autant d’automatisme que moi-même. N’est-il pas aussi ennuyeux de s’habiller ou de marcher chaque jour ? Seulement, je m’habille allègrement, ou je marche léger, parce que je pars en excursion ou en voyage. Ou simplement, je n’y pense pas, parce que j’ai la tête ou le cœur pleins d’autre chose. Ce n’est que dans la mesure où ma tête ou mon cœur sont vides que je me laisse ainsi halluciner, démonter par les automatismes do mon métier. Qu’ils soient noyés dans quelque amour, je ne les verrai plus.
NOUS VOULONS ACCOMPLIR DES TACHES AUXQUELLES NOUS CROYONS
Peut-être est-ce que je n’aime pas assez les choses, les choses que je fais ? Un beau pied de table, bien tourné, un travail propre, agréable à l’œil, une surface où joue la lumière, voilà les petites, les grandes joies de l’artisan. Il ne voit pas sortir l’objet qu’il a fait sans un petit serrement. Et ensuite, il se promène dans un monde où il trouve qu’il y a de beaux projets et des malfaçons, une sorte de monde moral élémentaire, déjà coupé en deux mondes.
Est-ce que nous n’avons pas trop lu de journaux, glissé sur trop d’opinions sans arêtes, manipulé comme des sons trop d’idées inconnues, ou trop de laideurs, trop peu lutté quand la résistance se présentait, pour aimer cette solidité unique de l’œuvre victorieuse, fruit d’une ardeur et d’une lutte, dont chaque détail est le monument d’une bataille, et qui nous donne la grâce d’une beauté inattendue ? Aimons-nous, ouvrier, l’œuvre comme le loisir, la conquête comme la détente ? Sommes-nous un peu poètes ?
Il faut à un homme un grand amour. Et si beau soit- il, le métier ne peut remplir le cœur d’un homme. Cette évasion hors du mesquin, que nous demandons aux voyages, à l’amour, à la route, à l’action, ce n’est pas vers elle que nous avons conscience de nous diriger quand 8 heures sonnent, le matin, à la porte de notre bureau ou de noire usine. Pourquoi ?
Parce qu’on s’est ingénie à le rendre malingre, notre métier. Les uns nous ont poussé, en nous payant peu, à n’y voir que la corvée gagne-pain. Les autres nous l’ont peint en images d’oppression et de fatalité. Le malin nous a soufflé : enrichis-toi. Une société mal fichue a accumulé le sordide autour de nos tâches. Enfin et surtout, nous ne l’avons vu préparer comme œuvre collective grandiose que ses guettes de plus en plus destructives. Voilà : nous avons besoin, à nouveau, de faire des cathédrales. Nous aimerons ce petit geste mécanique quand il cessera d’être un geste absurde de fourmi pour collaborer à une cathédrale. Que le monde nouveau nous donne des cathédrales à construire auxquelles nous croyons, et on verra nos cœurs se détendre.
Nous n’aimons plus nos métiers parce que nous n’avons plus de foi. Ou si nous en avons une, nous n’avons plus de lien entre elle et notre vie professionnelle. Il faut qu’à nouveau, pour le non-chrétien comme pour le chrétien, travailler ce soit prier. Il « prie », l’ouvrier qui accélère son tour, pour son pays en guerre à vie ou à mort, elle « prie », celte femme qui coud, coud encore, coud encore une fois pour ses trois enfants et elle pense à chacun d’eux tout en cousant, voit un peu s’écarter tant de misère. Il faut trouver en ce moment une « prière » pour toute la France, une grande rage ou un grand espoir qui rendent un à un à tous, nos métiers.
L’univers de notre vie quotidienne en sera changé. Des hommes qui sont ensemble, pour gagner des sous, ou pour gagner des places, ou pour tuer l’ennui, ce n’est pas beau. Des hommes se mettent ensemble pour communier, sinon pourquoi les tirer de leur solitude ? Il nous faut restaurer l’esprit d’équipe ou d’atelier, le travail collectif du petit groupe. Il nous faut restaurer l’esprit de compagnonnage ; celte camaraderie unique du travail ne règne pas là où règnent la corvée ou le travail marchandise, ou l’esprit de gain.
Il n’y a pas de joie, là où il n’y a pas de justice
J’entends bien une voix, qui me dit qu’il n’y a pas de joie, là où il n’y a pas de justice, pas de bon métier là ou ne règne pas la bonté tout court. Elle a raison, cette voix, mes amis. Ce n’est pas seulement avec de l’enthousiasme et avec de bonnes paroles, que nous entreprendrons la restauration de notre joie d’ouvrier.
Emmanuel MOUNIER – Compagnons, n°1 – Samedi 19 octobre 1940