Le costume lui-même se met à cette rusticité : la tête nue, des culottes larges et courtes, une blouse de toile à la russe, aux couleurs vives, serrée à la taille par une ceinture de cuir, largement échancrée sur la poitrine, que déborde autour du cou le blanc Schillerkragen, qui s’appelle chez nous col Danton. Et cet habit, on ne le garde plus seulement sur la route, on le porte désormais à la ville ; et il est de tous les jours et de toutes les saisons, pour le riche comme pour le pauvre.
Pourquoi ce costume original ? « Serait-ce simplement pour ces jeunes gens, dit Georges Hoog, une manière de se singulariser, une sorte de snobisme ?… Comme ce serait mal les connaître ! Ce qui, en effet, caractérise essentiellement cette jeunesse, c’est l’absence de tout ce qui, de près ou de loin, peut ressembler à du snobisme, c’est même le mépris de toute convention surannée, de tout formalisme creux… qui, à tort ou à raison, lui paraît contrecarrer sa passion d’absolue sincérité : le costume n’est donc ici que le signe extérieur d’un tempérament rebelle aux préjugés et qui va d’instinct aux formes simples, directes et vraies ».
Wahrhaftigkeit, « passion d’absolue sincérité », on ne saurait mieux traduire, ni mieux dire, car nul mot ne revient plus souvent dans la littérature de ce mouvement.
Cette jeunesse, qui rêve de ressusciter une race harmonieuse et puissante, ne veut rien garder du « plaqué » de notre civilisation moderne, qui cloisonne les âmes et les sépare. Elle sait que cette simplicité agreste, ignorante des dissimulations comme des compromis, lui refera une âme humaine, celle qui vit sous les chaumes comme sous le toit princier, et seule détruira ces haines de classes qui naissent des incompréhensions. Cette jeunesse veut aimer. « Nous avons assez de nouveaux Marx, disait quelqu’un en 1917 ; il nous faut un nouveau Christ, car nous avons surtout besoin d’amour, d’amour vrai, d’amour instinctif, de bonté ». « Être homme », c’est l’idéal de ces jeunes, hommes dans le sens plein du mot, « homme de vérité, de loyauté, de bien, de pureté ».
Oui, de pureté ! Même outre-Rhin, jamais l’immoralité ne fut pire qu’aujourd’hui, mais qu’on ne dise pas que la jeunesse ne veut plus être pure : on la calomnierait. Jamais, au contraire, elle ne sentit plus douloureusement ses défaites ; jamais son idéal ne disputa sa conduite à ses désirs avec autant d’âpreté. Oui, elle veut être pure, même si elle ne possède aucune religion, — car c’est beau, noble, « chic ». Et « cette jeunesse socialiste et même communiste, que l’on considère dans les milieux bourgeois comme une horde d’apaches, lutte, parfois avec passion, contre la plaie des grandes villes, contre les mauvais lieux » ; ici ou là, c’est même elle qui prend l’initiative de cette épuration. Et dans la revue Wandervogel qui n’est pas catholique, on lisait en 1919 : « Celui qui ne sait pas que la pureté est pour un jeune le plus grand des biens peut aller où il voudra… Celui qui s’affranchit de la pureté s’affranchit par là même de nos groupes ». Car, pour avoir le droit de blâmer, on se doit de n’avoir soi-même aucune tare. Prêchant « l’homme nouveau », ces jeunes veulent en montrer le type en eux-mêmes : « Commencer par soi, se renouveler soi-même, vivre comme on parle, montrer la nature dans toutes ses actions ». Aussi a-t-on pu dire que rien de plus pur que ce « mouvement » ne s’était encore élevé sur la terre allemande.
Voit-on maintenant le but de ce « mouvement » ? Il ne s’agit point, pour un Wandervogel, de respirer un autre air que celui de l’école, de satisfaire l’exubérance de son être en fleurs ; non, le mouvement, s’inscrit avant tout comme une protestation « contre l’ordre sans idéal et sans âme de la vie moderne », comme une résurrection au milieu de la décadence de l’Occident. En somme, on veut instaurer une civilisation nouvelle répondant à l’idéal du Poverello d’Assise, qui laissait l’opulente maison des siens pour s’endormir sous le ciel ou la hutte de neige. Les Wandervögel méritent donc bien leur nom « d’anachorètes de la civilisation moderne ».
A ses débuts, toutefois, la chose n’eut pas cet aspect conquérant. Les écoliers de Steglitz n’arrivèrent à fuir les austères disciplines qu’aux jours de fêtes et de vacances. Et leur mouvement fut, en fait, une fuite devant l’ennemi, — le professeur ! —, une fuite d’oubli… Mais, dès l’origine, ils trouvèrent leur voie : mener une vie simple et saine, renoncer aux plaisirs de la ville, passer leur temps libre dans la nature. Et sur leurs traces se précipita la jeunesse allemande. Car le Wandervogel n’est pas un mouvement pour la jeunesse, il est le mouvement de la jeunesse, la réalisation concrète et vivante de ses aspirations et de ses besoins. On ne pouvait pas ne pas le suivre.
Le succès pourtant devait lui créer ses premières difficultés, surtout dans les Allemagnes, car le proverbe ne ment pas : « où il y a deux Allemands, il y a trois associations ». En effet, il fallait bien formuler un programme net, approfondir les méthodes d’éducation nouvelles, dégager l’idéal : les nécessités de l’action l’imposaient, si on ne voulait disperser ses forces.
Tous désiraient une réforme, une rénovation, — mais laquelle ? mais comment ?… Evidemment, on ne devait pas tomber d’une réglementation dans une autre ; il fallait cependant préciser quelque chose. Or, en même temps qu’il révélait l’importance du mouvement, le Jugendtag de 1913, qui réunit au Meissner en Thuringe des milliers de Wandervögel, montra aussi la divergence de cette jeunesse ardente et son impuissance à réglementer cette vie en ébullition. En effet, prendre comme ordre du jour que « la jeunesse veut façonner sa vie à son gré, sous sa responsabilité, et profiter de toutes les circonstances pour acquérir cette liberté », ce n’est pas se donner un programme ; ce n’en est que le cadre : il eût fallu le remplir. Pour ce faire, on discuta ; et même on se disputa durant les années qui suivirent cette assemblée. Et cette jeunesse avide d’action se mit à jongler avec les idées et les formules comme les adultes exécrés.
Mais la guerre vint. Tout se tut. Et des 10 000 Wandervögel qui furent mobilisés, 2 000 tombèrent sur les champs de bataille…
Pendant les années qui suivirent l’armistice, « agir » devint le mot d’ordre, et « agir vite », car jamais on n’avait encore vu pareille ruée au gain et pareilles jouissances.
La plupart des chefs étaient tombés, les groupes désorganisés. Les cadets se montrèrent dignes de leurs aînés.
Mais la paix ramenait les combats… Jusqu’alors, aucun parti n’existait parmi les Wandervögel. Dans leurs associations fraternisaient nationalistes et communistes, catholiques, protestants et athées. Quand on voulut préciser ce mot « agir », la discussion fit craquer l’unité nécessaire à l’action. L’année 1920 marque le point culminant de ces disputes, car les explications rendaient les divergences chaque jour plus profondes, si bien que tout se brisa. Chacun s’en fut de son côté, emporté par le flot ; des îlots surgissaient sans nombre, hostiles en apparence, mais portés par le même courant et baignés par les mêmes eaux. Cet éparpillement gardait un lien : même idéal, tendances semblables, à défaut d’un programme commun. Tous voulaient rénover « par l’esprit » la nation allemande, les uns s’appuyant sur l’Eglise, les autres sur le nationalisme ou le communisme.
Si elle est un retour aux traditions, à l’âme de la race, qui s’exprime dans les Lieder populaires, les danses rustiques et la naïveté des vieux mystères, la « Jugendbewegung » revenait, sans y penser, au Moyen-Age catholique. Aussi peut-on deviner l’attitude de l’Eglise. Au lieu des oppositions et des résistances qui se manifestaient chez les protestants effrayés de cette réaction radicale, les catholiques suivaient les Wandervögel avec la bénédiction de leurs pasteurs, car ils partaient à la conquête du patrimoine germain, qui dormait oublié dans l’Eglise. Aussi, dès le début, les catholiques furent-ils à l’aise ; ils se trouvaient chez eux. Alors qu’autour d’eux on hésite et cherche encore, leurs désirs s’expriment avec une clarté qui révèle une longue expérience. Qu’on ne croie pas à trop d’optimisme, car j’exprime ici tout simplement l’opinion de Foerster, ce protestant si sympathique et si près de nous. D’ailleurs voici quelques textes pris dans les revues catholiques de la « Jugendbewegung ».
« Aux jeunes de refaire le pays : les aînés y sont impuissants. Le catholicisme est rajeunissement : qu’elle nous transforme, cette jeunesse éternelle que le Christ apporta sur terre, afin qu’à notre tour nous puissions transformer notre peuple… »
« Être homme et chrétien, voilà l’essentiel du mouvement. Chants, marches, etc., sont des moyens nécessaires, mais des moyens. L’objectif, c’est de démolir les empiétements contre nature de l’autorité, c’est de rejeter l’accessoire, les modes, les besoins inutiles, l’esprit de caste, le nationalisme (non le patriotisme). Tout ceci, un mot le résume : être homme ».
L’accent est aussi jeune que chez les Wandervögel, mais le catholicisme y a mis sa note claire. Le Christ est passé au milieu de ces groupes, qu’ils s’appellent Quickborn, Neudeutschland ou Normannstein. Leur idéal se nimbe déjà d’éternité.
Voilà pourquoi, sans doute, la jeunesse catholique ne répandit pas trop ses activités comme un sauvageon.
Elle a évité en général les déviations du mouvement.
Déviations de la liberté, d’abord. Der Sohn dut son succès à la scène à autre chose qu’à sa beauté intrinsèque. Trop de jeunes, vers 1916, reconnurent leur état d’âme dans ces paroles que Hasenclever met dans la bouche du fils en révolte contre son père. « Nous ne sommes pas des déments, mais des hommes, oui, des hommes ! Et nous vivons… Parce que vous voulez nous tuer…, donne, donne la liberté », crie le fils en menaçant du revolver son père, qui tombe, à ce coup d’audace, frappé d’apoplexie. Et combien d’écrivains reprenaient le thème de la rébellion contre la famille et bientôt contre toute autorité…, imitant le brutal Wedekind, qui évoquait en 1891 « l’adolescence que tourmente son rêve sensuel et opaque, étranglé par les pères et les maîtres entêtés à imposer une discipline de fer, des principes, une contrainte morale ». Sans doute, l’enfant doit pouvoir se développer, mais il en ferait un monstre, celui qui, pour avoir fait naître chez l’enfant une confiance excessive en lui-même, lui donnerait l’illusion d’être compétent sur tout et, partant, le droit de traiter de haut tous les sujets.
Avec raison, la Jugendbewegung se détache des « sociétés qui font des automates…, des écoles où l’on n’enseigne qu’à vieillir ; la jeunesse n’est pas un stade de préparation à refaire ce que faisaient les pères ». Mais quelle sottise, s’il fallait, sans même les examiner, rejeter, pour n’en garder absolument rien, les œuvres des devanciers, sous le futile prétexte qu’elles sont les œuvres des devanciers ! Et quel piétinement, si le monde devait recommencer à chaque individu !…
Dans un livre de 45 pages in-8°, Jeunesse nouvelle et esprit catholique, qui est une merveille de psychologie, de sagesse et de catholicisme éclairé, un professeur de l’université de Berlin, Romano Guardini, traite à fond le délicat problème qui semble opposer jeunesse et discipline, autorité et liberté. L’auteur est connu, comme d’ailleurs sa maîtrise dans les questions concernant la jeunesse, dont il est un des chefs les plus en vue. Après avoir décanté tout ce que pouvait contenir de trouble la formule « autonomie des jeunes », Guardini se demande : « Peut-on être jeune et catholique ? » Certes ! Un catholique c’est l’homme complet, qui voit toutes les faces d’un problème, qui sait admettre les conséquences d’une position. Or, si jeunesse appelle liberté, jeunesse n’est pas Dieu : il faut admettre ce fait avec ce qui en découle, admettre aussi qu’un être unique ne saurait recouvrir la totalité de la vérité et qu’une certaine tradition doit s’estimer autant que notre fond propre. Car « la jeunesse représente un morceau de la vie : elle n’est pas la vie totale ». Attention donc ! Ne chargeons pas la jeunesse de travaux qui la dépassent… Et la jeunesse n’est elle-même que si elle sait se courber devant plus grand qu’elle ; nulle vertu ne lui convient mieux que l’humilité. Ce mot ne signifie pas « platitude de valet » : non, l’humilité, c’est la tyrannie de la vérité. Et, sous la plume artiste de Guardini, l’Eglise qui semble confisquer la liberté des siens apparaît au vrai comme la seule gardienne des aspirations juvéniles, qui se trouvent orientées, mais non comprimées. Et cette autorité, que d’aucuns accusent, concourt vraiment à développer l’adolescent ; cette autorité ne tue pas « l’autonomie de l’esprit », elle coupe simplement ses frondaisons anarchiques, ces pampres touffus qui donnent un vain ornement et épuisent en réalité la sève vitale.
Sans doute, ces lignes laissent soupçonner que la jeunesse catholique elle-même ne se garde pas complètement de la contagion. Et c’est vrai. Elevée en l’absence des pères mobilisés, la jeunesse a pris un goût d’indépendance difficile à détruire. Ici ou là, chez les Normannsteiner par exemple, on remarque des tendances inquiétantes. Une crise de l’autorité apparaît vraiment à l’horizon…
Ce que certains catholiques évitèrent moins, c’est un naturisme sentimental et pieux. Tel jeune, à qui son chef reprochait l’an dernier de n’avoir pas assisté à la messe dominicale, répondit sans se troubler : « Et pourquoi aller à la messe ! Je trouve à l’église de l’obscurité et de vieilles bigotes, qui m’écrasent l’âme. La religion, c’est l’union à Dieu, et je trouve Dieu bien mieux dans la nature. Aussi, ce matin, suis-je allé assister sur la montagne à un lever de soleil. Là, je sentis vraiment Dieu, alors qu’à l’église… » Voilà qui montre un des côtés dangereux du « mouvement », du moins pour de jeunes Allemands.
Déviations de la moralité elle-même. Notre civilisation est tarée, « les institutions pourrissent les hommes » ; il faut revenir à la simplicité primitive. Parfait, mais n’exagérons rien. N’allons pas conclure que la civilisation prise en bloc est mauvaise, et que toute la nature est bonne. Après Rousseau, certains vont dans ce sens : « Le corps a sa sainteté, sa nudité se doit exposer ; sa beauté est joie et vertu ; sa liberté va avec celle de l’esprit ». Ainsi on établit une vie champêtre qui ne court pas le danger des refoulements. C’est la plaie de la Nacktkultur (naturisme) et des parcs organisés pour la vivre. Mais « qui veut faire l’ange fait la bête », et tel chef du mouvement expie à l’ombre plus que des joies esthétiques…
La jeunesse catholique a su éviter aussi le radicalisme du mouvement. « Plus de trains », disait un Wandervogel qui avait marché de Fribourg-en-Brisgau jusqu’à Munster en Westphalie ! « Plus d’automobiles », lançait un autre ! « Plus de rasoirs, ni de ciseaux », s’écriaient de jeunes adolescents, dont les joues s’ornaient d’un duvet sale ! « Loin des villes, loin des fabriques !… Plus d’alcool ! Plus de tabac !… »
Ce retour fanatique à la nature rendrait bientôt la vie impossible. Et ces fantaisies feraient de la Jugendbewegung le club de quelques originaux. Non, du bon sens, répond-on chez les catholiques. Contre ceux qui mécanisent la vie, nous devons lutter, non par des utopies, mais par le faisable. Point n’est besoin de tout rejeter : un choix s’impose entre le bon et le mauvais. Il ne faut pas convier les autres à fuir toute civilisation, mais se délivrer soi-même des nécessités provenant d’un excès de civilisation ; il ne faut pas la nature à tout prix, mais la simplicité et le naturel dans les relations selon les circonstances. Ne nous libérons pas de la civilisation moderne pour nous faire les esclaves d’une autre, même si nous l’avons créée.
Compromis, en somme ?
Non, pas de compromis. « Nous ne cédons pas, mais nous voulons noyer le mal sous le bien… Plus de vin, plus de tabac, oui… Mais pas d’anathème, si telle circonstance exigeait… » L’esprit doit diriger, non la lettre, l’esprit qui nous enseigne que toute créature est bonne en soi et devient mauvaise seulement quand elle se détourne de Dieu.
Avec une telle mentalité, quelle joie de vivre peut rayonner dans ces groupes catholiques ! On ne pourrait pas leur reprocher de bouder la vie dans ce qu’elle a de plus noble. Le créé ne leur fait pas peur : ils l’aiment, comme l’aimait le Poverello, possédant assez de sens chrétien pour deviner sous la matière le mystère divin qui palpite.
A. GIRAUDET – Le correspondant – 1939 (2ème partie et fin)