L’espoir d’évasion a été, de tout temps, le remède à l’inquiétude humaine. Cette aspiration vague, immense, revêt les formes les plus diverses. L’âme insatisfaite cherche à se fuir elle-même dans la religion ou dans la boisson, dans le voyage ou dans l’amour. Spirituels ou matériels, les moyens importent peu, pourvu qu’ils aboutissent à donner à l’individu cette impression qu’il est, ne serait-ce qu’un instant, libéré de la vie, sorti de sa propre existence, c’est-à-dire qu’il a perdu la conscience précise de sa personnalité.
Les mouvements mystiques, si nombreux en Allemagne, ne sont que l’expression de ce besoin perpétuel d’évasion. C’est dans la jeunesse qu’ils ont pris l’aspect le plus curieux. Dans tout le Reich, les étudiants vivent aujourd’hui plus que jamais sous la contrainte d’une grande pauvreté, d’une dure discipline et d’un travail acharné. Est-ce par réaction qu’ils cherchent le grand air, la liberté et l’oubli en se groupant par bandes, qui partent pour de longs voyages à pied ?
Ainsi ils concilient leur désir d’échapper à eux-mêmes et l’économie forcée. Ils imitent ces vagabonds dilettantes qui, avant la guerre, allaient droit devant eux sur les routes, les poches vides, avec une guitare sur le dos. On les nommait les « oiseaux migrateurs » (Wandervögel). Contre un peu de musique, en échange d’une chanson, on leur donnait du pain et un peu de paille pour dormir dans la grange. Epris de cette idée d’absolu qui hante l’âme allemande, ces voyageurs déguisaient ou sublimaient ce vagabondage, cette « dromomanie » en faisant appel aux traditions du Moyen Age et à toutes sortes de philosophies. Dès 1910, mais surtout depuis la paix, ces « oiseaux migrateurs » ont eu d’innombrables imitateurs. Bientôt, tous les étudiants, tous les écoliers également, tous les jeunes ouvriers, tous les employés de bureau se sont envolés de la cage des villes pour errer dans la campagne, demandant aux paysans un peu de pain et une botte de paille. Des groupements multiples se sont constitués sur toute l’étendue du pays ; sous la conduite d’un chef, parfois élu, parfois reconnu spontanément, ils allaient à l’aventure. En 1922, le vagabondage est devenu, en même temps qu’une mode, un mouvement profond, impérieux, qui a atteint toutes les classes et toutes les générations. On a vu des familles déserter leur foyer pour courir à pied les provinces allemandes. Mari, femme, enfants, ils portaient chacun leur baluchon sur le dos, la petite casquette, des bas courts, des capes légères et l’alpenstock. Quelques-uns de ces vagabonds sont allés jusqu’en Sicile ou jusqu’à Constantinople. Naturellement, cette multiplication inattendue d’« oiseaux migrateurs » a excité la verve satirique des journaux ; ils sont devenus légendaires. On les a calomniés et mille histoires plus ou moins exactes ont couru l’Allemagne à leur poursuite. Les vieilles gens, les bourgeois dans les villes déclaraient qu’il leur était devenu impossible de dormir : durant les nuits du samedi et du dimanche des groupes de jeunes garçons et de jeunes filles, précédés de musique, chantant en chœur, défilaient jusqu’à l’aube à travers les rues. Les bois n’étaient même plus sûrs : ces bandes y étaient installées sous des tentes, paraissant vivre là en marge de la société organisée.
Non pas complètement en bohémiens, car ces groupements divers ne manquent pas, malgré tout, d’une certaine organisation.
Dans les grandes villes du Reich, d’importants locaux, casernes désaffectées, salles d’exposition momentanément vides, anciennes écuries, sont aménagés pour qu’ils puissent y coucher une nuit gratuitement ; en payant une cotisation minime, ils obtiennent du linge sur leur lit. Dans les lieux d’excursion, des refuges sont construits à leur intention. Certains hôtels populaires leur concèdent, à des dates fixées d’avance, une place également déterminée. Pour pouvoir gagner le peu d’argent dont ils ont cependant besoin, ils aident les paysans dans leur récolte, ils donnent des concerts publics qui se terminent par une quête. C’est ainsi qu’ils arrivent quelquefois à faire leur tour d’Allemagne.
Goût de l’association et goût du voyage à pied, qui appartiennent si profondément à l’Allemagne, il n’est pas étonnant de les retrouver dans la jeunesse et à la base de ces groupements. Il y a cependant autre chose : beaucoup d’entre eux ont adopté des doctrines diverses. Un idéal commun complète ainsi la satisfaction du besoin d’évasion.
Avant tout cette jeunesse revendique le droit à une existence autonome. Jusqu’alors, elle n’était, en quelque sorte, pas reconnue : elle vivait en marge du monde adulte, enfermée à l’école ou dans la famille, les éducateurs n’avaient d’autre but que d’amener l’écolier à devenir un homme, l’adolescent à vieillir. Désormais la jeunesse veut justement échapper aux théories du « devenir », du progrès : elle est ; elle ne cherche rien d’autre qu’à développer « l’être » en elle.
Des sociétés de lycéens créent les statuts de leur organisation et font paraître des revues. Dans l’une d’elles, les enfants déclarent qu’ils se font un honneur de ne pas ressembler à leurs parents et de fonder entre eux une société où ne régnera pas l’hypocrisie. « Plus de pitié fausse avec nos parents, écrit un lycéen dans sa revue, intitulée Début, plus d’égards craintifs envers eux ; nous les avons beaucoup trop gâtés… » Malgré la naïveté touchante de certaines de ces tendances, les générations adultes, qui venaient de subir la défaite après quatre ans de blocus, étaient toutes prêtes à admettre les prétentions nouvelles de la jeunesse. L’Empire avait été une magnifique construction, où tous les citoyens pouvaient mettre à l’abri leur existence morale. Quand il s’est écroulé, comme une fourmilière écrasée, tout le peuple s’est trouvé subitement en désarroi, flottant dans une liberté trop grande pour lui, dont il ne savait que faire, ne sachant plus à qui vouer respect, obéissance, admiration. C’est alors qu’une jeunesse sûre d’elle-même, a surgi, prête à remplacer les idoles brisées. Pure de toute compromission avec un passé détestable, symbole d’un avenir d’affranchissement, elle a permis aux aînés, dans le désarroi de la Révolution et de la fuite de l’empereur, de replacer leurs espoirs dans des forces nouvelles. La République n’avait pas encore le prestige de l’Empire, avec son passé historique et militaire, ses parades, sa légende, qui devait satisfaire l’imagination facile de l’Allemand moyen. Mais la jeunesse qui se formait à cette époque pouvait facilement s’identifier avec la République naissante. Elle a su profiter de ce moment d’incertitude et faire le procès des aînés, des guides qui avaient mené les vieilles générations à la guerre et à leur perte. Ainsi ceux-ci ont accepté, en théorie, du moins, la prétention des nouveaux venus à leur autonomie.
Les oiseaux migrateurs en recouvrant le pays ont créé partout une agitation idéologique étrange. Les partis d’extrême droite et d’extrême gauche ont voulu avoir chacun les leurs. Il y eut des « vagabonds » socialistes, des « vagabonds » nationalistes, de même qu’aujourd’hui les pangermanistes forment des associations diverses, parmi lesquelles celle bien connue du Casque d’Acier tandis que les républicains ont répliqué en créant également des groupements qui défilent dans les rues au son du tambour avec force déploiement de bannières.
D’autres bandes étaient animées de la plus vive ardeur poétique. Certaines d’entre elles se faisaient les adorateurs de la culture physique.
Jeunes gens et jeunes filles n’apercevaient plus, au cours de leurs promenades, un lac ou un fleuve, sans aussitôt, tous, se déshabiller pour le plaisir du bain mixte en commun. La contemplation de la nudité corporelle n’était plus un plaisir défendu et exceptionnel. Souvent aussi, des groupes composés de jeunes gens même à demi cultivés, ouvriers suivant les cours du soir, cherchaient à atteindre l’extase en lisant, enlacés par couples, mais enlacement chaste, les vers du poète allemand le plus difficile et le plus obscur, Stefan Georg, publié comme Valéry dans les éditions rarissimes. Parfois, au contraire, c’était le chef qui, dans l’ombre des forêts de sapins, déclamait des poèmes, que le groupe écoutait dans un état de quasi béatitude.
Des pédagogues, pseudo-philosophes pleins de cette prétention naïve, aux truismes nébuleux, si particulière en Allemagne dès que ce ne sont plus ses grands hommes qui parlent, des éducateurs et des théoriciens de toutes sortes, jouant au prophète, ont voulu édifier sur ces mouvements de la jeunesse, système, écoles et religions. Pour Wilhelm Jansen, ou Bluher, ou Wyneken, la pédagogie traditionnelle est morte, qui reposait sur le développement de facultés d’attention, de compréhension et de la mémoire. L’instituteur n’arrivait alors qu’à se rendre odieux, lui et son enseignement. Le maître moderne, au contraire, éveille la curiosité et l’imagination de l’enfant. Ainsi il se fait aimer de lui ; le maître représente le monde extérieur et il y a fusion entre le maître et son disciple, entre la personnalité de l’élève et les choses qui l’entourent. II y a enfin interpénétration complète entre ce que les philosophes appellent le sujet et l’objet, but suprême de toute aspiration. Poussées plus loin, ces doctrines aboutissent à un culte dont le dieu est l’adolescent et le prêtre l’adulte, à une religion dont le mystère est la subordination du disciple au maître. C’est par ce sacrifice, justement, que l’adolescent devient le dieu, en rachetant et en sauvant l’adulte, qui autrement resterait déchu à jamais.
Autour du poète Georg, presque ésotérique, plusieurs essayistes se sont rapprochés, en même temps mystiques, et poètes de talent et parmi lesquels domine Gundolf. Ils ont, notamment, au sein d’une philosophie très complexe, créé le concept de « l’éternel adolescent » et l’ont opposé à « l’éternel féminin » de Goethe.
Le Don Juan romantique de Musset, toujours déçu et toujours prêt à renouveler sa tentative, les Werther ou Faust épris de Marguerite et aspirant à la beauté d’Hélène, ne nous donnent-ils pas le spectacle de l’âme à jamais insatisfaite, incapable de combler un vide intérieur. Dans l’image du jeune homme, qu’ils se représentent comme un héros, ils voient une sorte d’ange, d’esprit pur, détaché complètement du milieu social, empli du sentiment de la gratuité de tous les actes et cependant plein d’ardeur et de ferveur.
Auprès de lui, l’homme mûr, le bourgeois, le citoyen, pauvre créature qui a perdu le sentiment de la plénitude, parce qu’il fait uniquement appel à son intelligence et à l’idée fausse qu’il se fait de l’expérience. Pour Gundolf, n’est-il pas évident qu’il y a certaines valeurs que l’expérience ne fait pas connaître et que nous tirons notre réelle expérience du fond de nous, de notre intuition, de notre être, en dehors du temps, dans cette éternité où se place justement l’adolescent. L’homme mûr, au contraire, ne pense qu’à affirmer davantage sa personnalité, forme vide et tyrannique, et qu’à étayer celle-ci sur l’évolution du monde extérieur. Socialisme, protestantisme, capitalisme, voici les systèmes auxquels aboutit l’homme mûr. Aussi la civilisation contemporaine démocratique, sans culture véritable, incapable de créer un style, dominée par le désordre, ne cherche que le progrès matériel qui conduira au néant. Seul, un paganisme rénové pourra nous sauver, où triomphera l’idéal hellénique du jeune héros. Gundolf et ses amis, qui, pour la plupart, ne cachent pas leur nationalisme, pensent que les Allemands, qui ont créé le type de Siegfried et du noble chevalier germanique, restent aujourd’hui les seuls continuateurs dignes des Grecs.
C’est à des conceptions aussi générales et aussi hautaines que celles-ci que prétendent se rattacher certains éducateurs nouveaux et leurs groupes d’oiseaux migrateurs. Si je me suis étendu sur l’exposé d’une partie, et encore bien fragmentaire, de ces doctrines, c’est pour faire ressortir le besoin d’embrasser l’univers qui se manifeste chez beaucoup de jeunes gens, parce qu’ils voyagent ensemble à pied.
Naturellement ces tendances cosmiques, ces idées magnifiques se dégradent dès que des maîtres improvisés veulent les réaliser dans un domaine pratique. Wyneken a créé, en 1905, à Wickersdorf en Thuringe la « Libre Communauté Scolaire », où il a essayé de faire entrer sa philosophie pédagogique en action. La Communauté était formée par un certain nombre de « groupes de Camarades », composés chacun d’un professeur et du Comité des élèves, ou plus exactement, d’un tuteur et de ses protégés. Contrairement aux lycées, où les « grands » sont séparés des « petits », ils étaient, ici, réunis. La force constitutive de ces groupes, c’était le principe de fidélité, et de fidélité au dieu Eros. Mais, dès 1910, Wyneken a été expulsé de son école par les fonctionnaires de l’Empire. Il rentre en 1919 à Wickersdorf en triomphateur, mais trois ans plus tard éclate un scandale dans la Communauté et c’est bientôt un procès qui rappelle, par bien des points, celui d’Oscar Wilde. L’issue pourtant en est différente, car Wyneken, qui a courageusement revendiqué la responsabilité de ses idées (1), est acquitté aux applaudissements des parents, dont beaucoup étaient cependant des plaignants.
Le mouvement de mysticisme était si puissant chez ces passionnés du « vagabondage » que Wyneken était admiré et cru avec le même aveuglement, qu’on rencontre dans la clientèle de certains guérisseurs, surtout justement lorsqu’ils sont traduits en justice pour exercice illégale de la médecine.
Sont-ce les excès de toutes sortes, promiscuités diverses poussées jusqu’au dévergondage, religiosité devenue fanatisme, qui ont amené peu à peu le relâchement de ces associations ? Peut-être, quoique l’indignation de quelques moralistes traditionnels ait eu tendance à exagérer de beaucoup l’importance des déviations dans ce mouvement très simple en soi. Je crois surtout que la période de folle inflation une fois passée, l’Allemagne entière est rentrée peu à peu dans l’ordre d’une vie sociale régulière. Les déplacements d’oiseaux migrateurs, dès lors, se sont aussi lentement ralentis. Tout désir de liberté tendue vers l’absolu ne peut se manifester longtemps sans que ne cesse toute vie, puisque l’évasion est elle-même une fuite d’un instant hors la vie. Aujourd’hui, quelques jeunes gens parcourent encore la province ; mais les groupements ne sont plus que des moyens de voyager plus facilement ou d’acquérir un peu plus d’indépendance.
Ce mouvement, qui semble si spécialement germanique, n’est pourtant pas sans analogie, dans sa partie idéologique, et dans ce que celle-ci a de plus élevé, avec ceux qui se sont formés, aussitôt après la guerre, dans d’autres pays. Nous avons connu, en France, le culte du héros, l’amour de la guerre idéalisé par le sentiment de la fidélité. On trouve dans des romans comme « Le Songe » de Montherlant, dans les premiers poèmes de Drieu La Rochelle, un certain dédain pour l’éternel féminin, auquel est opposé la mâle camaraderie. Idéal factice, bien vite tombé ; l’erreur étant reconnue par les promoteurs éphémères de ces tendances d’un moment : il suffit de lire les derniers ouvrages des mêmes auteurs, de Drieu La Rochelle (« Sans remède » et le « Jeune Européen »), par exemple, ou de Montherlant. Ce dernier me signale une phrase fort impressionnante d’un critique italien, Adriano Tilgher : « Toute cette civilisation de sport [j’ajouterai : ou de guerre idéalisée] aboutira dans un délai plus ou moins long, et déjà on en voit les signes précurseurs dans les pays où le sport est pratiqué depuis plus longtemps que chez nous, en Amérique, par exemple, à une formidable crise d’ennui et de désespoir. » L’évasion par le voyage ou la course à pied fait donc faillite ; il faut chercher ailleurs la manière de se fuir soi-même.
Léon PIERRE-QUINT.
(1) « Je ne juge, a-t-il déclaré, l’acte sexuel que par son intention, que par l’intensité du caractère spirituel qui l’anime ! » Ou encore : « Un baiser ? C’est une extase, une idée, le gage d’un serment, le talisman d’une trahison. »
1927-09-10 – Les Nouvelles Littéraires, artistiques et scientifiques