Les tentatives de rapprochement entre anciens combattants français et allemands ont trouvé en Allemagne un partisan inattendu dans la personne de Arthur Mahraun, grand maître du « Jungdeutscher Orden » (Ordre de la jeune Allemagne). Jusqu’à présent, ces tentatives étaient l’apanage des groupements d’anciens combattants ayant pour but la défense de la République, comme la « Reichsbanner » ou se plaçant sur le terrain de la Constitution de Weimar, comme le « Reichsbund » des mutilés de guerre. C’est donc pour la première fois qu’une association dite nationale et tiède à l’égard de la République se prononce pour le rapprochement franco-allemand et envoie même en France un ancien raciste, A. von Koerber (ancien capitaine d’active aux Hussards de la Mort, comme il n’oublie pas d’ajouter à son nom) pour jeter le pont entre les anciens adversaires. Cette tentative curieuse rappelle à certains points les démarches de l’ambassadeur d’Allemagne à Paris. Après 1870, le comte von Armin, connu par ses démêlés avec Bismarck qui l’a fait poursuivre pour haute trahison, Von Armin était entré en relations avec les milieux monarchistes et a même envisagé une politique de collaboration entre les deux pays en cas de changement de régime en France.
Le « Jungdo » compte près d’un million d’adhérents, surtout en Allemagne centrale, en Thuringe, en Westphalie, au Hanovre et dans le Hesse, mais il est faiblement représenté en Prusse occidentale et orientale. Ce n’est pas une simple association d’anciens combattants, c’est un ordre avec ses mystères, son rite, sa mystique et son idéologie empruntée à la mythologie germanique avec le Dieu Wotan, les Walkyries, le Valhala où vont les héros après leur mort et la Sainte-Vehme. L’organe officiel de l’Ordre porte le titre de « Jungdeutsche » avec comme sous-titres « journal de la force populaire et de la paix des classes ». Il donne des suppléments comme « Der Orden », « Wehrstand » (Situation militaire), « Deutsche Treue » (La fidélité allemande) ou des cahiers mensuels portant les vieux noms germaniques de mois : Brachmond, Heumond, etc. Le « Jungdo » a à sa tête un grand maître, des maîtres, des chefs de chapitres et autres dignitaires dont les titres sont empruntés au Moyen Age. Il est en liaison étroite avec l’association « Artamanen » (ce qui signifie en vieux germain « gardiens de l’ordre ») laquelle englobe à la fois des groupements de paysans, de militaires et des sociétés de cavaliers de l’Allemagne centrale. Un journaliste a dit de Lord Robert Cecil qu’il s’appuyait d’un pied sur la féodalité et de l’autre sur la Société des Nations. On pourrait dire de même du Jungdo qu’il s’appuie à la fois sur la tradition du Moyen Age et sur les principes modernes.
Suivant Rivarol : « annuler les différences, c’est confusion ; déplacer les vérités, c’est erreur ; changer l’ordre, c’est désordre ». Le programme du « Jungdo » est un tissu où s’enchevêtrent des contradictions, des oppositions, des préjugés, des prophéties, des idées pratiques et des rêveries. Le « Jungdo » est partisan d’une dictature qui tient à la fois des seigneurs féodaux, de Napoléon et de Mussolini et adversaire du régime parlementaire, « la dictature des cinq cents », mais il est réfractaire à l’idée d’un coup d’état. Le « Jungdo » déclare que le régime est une question secondaire, mais, en fait, il est monarchiste et von Koerber parle avec une sympathie non dissimulée du fils du Kronprinz, âgé de 20 ans, qui poursuit à Berlin des études militaires et générales. Le « Jungdo », dans la question du drapeau, cherche à ménager la chèvre et le chou, mais, en fait, c’est toujours le drapeau impérial qu’il arbore. Le « Jungdo » ne se livre à aucune attaque contre l’ancien régime et c’est pourquoi il a fait campagne pour Hindenburg, considéré comme un des meilleurs serviteurs de la monarchie. Le « Jungdo » déclare se dresser contre la ploutocratie internationale et, surtout la finance israélite, mais cette répugnance d’argent ne lui empêche pas de compter des amis dans la grande industrie. Le « Jungdo » fait appel à tous les Allemands afin de travailler pour la grandeur de la patrie, mais en même temps il mène des campagnes antisémites. Le « Jungdo » s’élève contre les gaspillages du nouveau régime, tout en donnant à ses membres l’ordre de s’abstenir lors du plébiscite sur les biens princiers, c’est-à-dire qu’il a adopté la même attitude que tous les partis de la droite. Le Jungdo évoque sur les pages de son organe les guerres en dentelles du Moyen Age en un langage de Landsknecht et à la fois parle en faveur de l’exécution du plan Dawes et de l’accord de Locarno avec des arguments empruntés au dictionnaire pacifiste.
Dans ce programme touffu, le rapprochement franco-allemand représente presque une anomalie ; on peut le comparer à un arbuste qui a poussé sur un terrain envahi par les parasites et dont la racine sera bientôt atteinte. Ce n’est que sur le tard que Mahraun est venu à l’idée du rapprochement avec le voisin d’outre-Rhin, pour parer au péril bolcheviste. C’est à la fin de 1924, lors du voyage en Allemagne de M. Sauerwein du « Matin » que Mahraun a eu les premières hésitations sous l’influence de l’industriel Rechberg, ex-officier d’ordonnance du Kronprinz et partisan de la collaboration économique franco-allemande. Bientôt, l’évolution s’est accentuée et, en juin 1925, le grand-maître a fait des déclarations qui ont provoqué une campagne du « Stahlhelm » (Casque d’Acier). Dans sa polémique, Mahraun a reproché aux dirigeants du « Casque d’Acier » leur « esprit de caste et l’orgueil des positions acquises », leurs « intérêts personnels mis en avant et leur corruption. » Là, où les ressources arrivent, écrivait-il, la politique des intérêts de vos pères joue toujours un grand rôle. Pendant longtemps une grande partie du mouvement nationaliste n’a été qu’un organe d’exécution de grands groupements économiques… Il faut mettre fin à ce système dans lequel un groupe de personnalités est commandité par la haute banque et par des consortiums qui, faisant appel à l’intérêt général, conduisent les militants nationaux en vogue vers la solution d’une question du jour, pour ensuite les disperser.
La guerre a été ainsi déclarée entre les deux frères ennemis. Encore en novembre 1925, le « Jungdo » a pris part à une conférence secrète des Associations patriotiques (Vereinigte Vaterländische Verbände), mais bientôt éclata dans le camp nationaliste une crise provoquée par les incartades de Ludendorff, la retraite de Hitler et une opposition contre les excès des ultras. Au cours de l’inauguration d’un monument à la mémoire de Schlageter, le représentant du « Loup Garou » (Wehrwolf), a demandé, dans son discours, de « tracer aussi nettement que possible une ligne de démarcation contre tous ceux qui ont pénétré dans le mouvement patriotique parce qu’ils poursuivent des tendances réactionnaires et ne sont noir-blanc-rouge que parce qu’ils espèrent reconquérir les privilèges perdus par leur faute ».
Depuis, sans rompre ses relations avec les groupements nationalistes auxquels le « Jungdo » est apparenté par sa doctrine, Mahraun, dans des interviews, discours ou articles, s’était prononcé pour le rapprochement avec la France. D’autre part, il y a plusieurs mois, il a présenté à Hindenburg une note confidentielle sur certains groupements nationalistes dits activistes, leurs projets de coup d’état et leurs relations avec les Soviets. Au dernier congrès du « Jungdo », à Cologne, en juillet dernier, Mahraun déclara qu’après Tannenberg, il y avait eu une autre victoire définitive, celle remportée après la guerre par la fidélité rhénane contre la politique de Louis XIV. « Si les derniers événements ont ainsi montré que le peuple rhénan tient immuablement au Reich, il faut aussi qu’en France, il se produise un changement. Il y est, en effet, née une notion nouvelle dont le dictionnaire s’est enrichi : le vainqueur mourant. » Le vrai ennemi, d’après Mahraun, est la Wall Street. Une alliance contre elle est possible, mais elle suppose que les chaînes de Versailles tombent. A ce prix « nous pouvons, nous et nos enfants, oublier bien des choses, les souffrances rhénanes ». Mais s’il est impossible d’avoir à la fois la paix et la liberté, Mahraun préfère renoncer à la paix et non à la liberté.
La campagne de Mahraun n’est qu’un tableau de la politique de ballons d’essai faite par des représentants de la droite comme Rechberg. L’initiateur du cartel de fer, pour qui l’armée française est « l’épine dorsale de l’Europe » ou le général Hoffmann, l’auteur de la paix de Brest-Litowsk, qui envisage une alliance franco-allemande comme la meilleure garantie contre une invasion bolcheviste. « Il y a une infinité de conduites qui paraissent ridicules, a écrit La Rochefoucauld, dans ses Maximes, et dont les raisons cachées sont très sages et très solides. » L’insistance avec laquelle ils veulent faire de la France le gendarme européen n’est-elle pas un argument pour demander le réarmement de l’Allemagne que certains se plaisent à considérer comme un poste avancé de l’Europe contre le péril soviétique ?
Sans être une panacée universelle, le raffermissement d’un régime républicain en Allemagne est une des conditions sine qua non d’une politique de détente à son égard. Le « Reichsbund », ainsi que la « Reichsbanner » ont fait des efforts, parfois même méritoires, pour tirer enseignement des leçons de la guerre et pour modifier la mentalité allemande. Il est à se demander si le « Jungdo » offre les mêmes garanties qui, sans être complètes, nous donnent un minimum de sécurité, ou si campagne en faveur d’un rapprochement avec la France ne pèche pas à la base par une erreur qui risque de causer des fissures à tout l’édifice.