Alors que novembre 1924 touche à sa fin, Heisenberg demande à ses parents de lui offrir en cadeau d’anniversaire un livre du poète Walter Flex, dans lequel il publia en 1917 ses expériences de la Première Guerre mondiale. Ce livre vendu à plus d’un million d’exemplaires est connu sous le nom de Der Wanderer zwischen beiden Welten (Le Pèlerin entre deux mondes, Les Amis de la Culture Européenne, 2020). Le livre contient entre autres le poème « Wildgänse rauschen durch die Nacht » (Des oies sauvages vers le nord…). Flex lui-même est mort au cours d’une escarmouche insignifiante peu après la publication de ses récits de guerre à l’automne 1917.
Quand Heisenberg demande le livre à ses parents, il est négligent avec le titre, qui pour lui est le « Pèlerin entre deux mondes » (en fait la traduction correcte du titre en français serait : Le Pèlerin entre LES deux mondes ; le jeune Heisenberg se préparait peut-être déjà à son futur travail sur la physique quantique). Il veut lire ce livre, comme il l’écrit, car il a nécessairement besoin d’un certain « idéalisme immature ». Malheureusement, aucun autre commentaire sur la lecture du Pèlerin n’apparaît dans ses lettres ultérieures. Dans son récit de guerre, Walter Flex décrit sa rencontre avec un étudiant en théologie et Wandervogel, qui veut être proche de deux mondes à la fois, comme il est écrit dans le livre. D’une part, la vie et la mort et, d’autre part, la terre et le ciel.
L’avide pèlerin entre les mondes demande alors à participer à un assaut avec tous les périls qui s’en suivent. Ce sont « sa volonté et sa joie », comme le dit l’étudiant Ernst Wurche, qui porte dans son sac à dos les poèmes de Goethe et la Bible. Il passe un début d’été idyllique avec le narrateur avant de tomber lors d’un assaut en août 1915. Non seulement Flex peut éloigner de lui le désespoir de la perte de son camarade, mais il apprend même à voir la mort comme un ami de l’homme. Si l’auteur avait utilisé la musique à ce moment-là, le quatuor à cordes de Franz Schubert La mort et la jeune fille, appartenant à l’époque romantique, lui serait probablement venu à l’esprit.
Le Pèlerin entre deux mondes est plein du romantisme Wandervogel ; le livre raconte l’amitié intense entre deux camarades dans ces temps forts de la première guerre mondiale et fut un succès littéraire jusque dans les années 60. Il aurait été utile qu’Heisenberg décrive son expérience de lecture, mais le bref résumé donné ci-dessus révèle facilement des parallèles avec la vie racontée ici, et Heisenberg a toujours été un pèlerin entre deux mondes, bien qu’il ne soit jamais nécessaire d’expliquer à qui que ce soit en particulier à quel point le motif du pèlerin ou vagabond est romantique, comme par exemple, dans la célèbre Voyage d’hiver de Schubert.
Le vagabond Heisenberg se retrouve à l’hiver 1924/25 à la fois entre les deux mondes qui peuvent être séparés comme la musique et les mathématiques ou comme le mouvement de jeunesse et la science, et entre les deux mondes qu’il distingue comme la tête et le cœur. On ne peut que s’émerveiller du fait que ces tensions ne l’aient pas déchiré mais l’aient rendu vraiment créatif. Il est maintenant prêt pour l’assaut, et il y survivra.
Extrait du livre de Ernst Peter Fischer : Der Wanderer zwischen beiden Welten – Springer Verlag – Traduction: wandervogel.fr