Graves ces vers de Kipling dans ton cœur comme un précepte intangible ; ils seront, à la conduite de ta vie ce que le tuteur est au jeune arbuste qui poussera droit et vigoureux. Les années s’écoulent rapidement, bientôt tu seras un homme. Réalise ce que ce mot contient d’espoirs et de possibilités. Être véritablement un homme, voilà ce qu’il y a au monde de plus difficile, voilà ce qui apportera à ta maturité le plus de joie, si tu le réalises.
Ne dis pas : j’ai le temps ! Le temps fuit comme un fantôme insaisissable, bientôt on voit poindre la mort qui vous demande : qu’as-tu fait ? Et les regrets, sinon les remords, s’emparent de vous.
Tu es rempli de cette sève qui provoque les explosions d’enthousiasme, qui élabore les folies imaginatives. Saches rester calme et pondéré. Ne te leurre pas de dangereuses illusions. Nous ne sommes plus, hélas ! peut-être, à l’époque romantique, le présent, l’avenir sont aux hommes d’action, aux hommes vertueux qui regardent fixement le destin. Tu es au seuil d’une civilisation nouvelle, l’ancienne, tu la vois crouler de toutes parts. En quelques mois de ta jeunesse, tu vas assister à l’effondrement d’un mode d’existence que tu avais peut-être jugé parfait à travers le prisme de la facilité. Aujourd’hui, déjà, tu sens infusément que les idées que l’on ta inculquées, sciemment ou non n’étaient pas toutes l’expression de la vérité; tu comprends maintenant que le lucre, la paresse, la veulerie, l’incompétence, peuvent avoir un masque séduisant, mais qu’il est éphémère, tel un joyeux carnaval qui vous plongerait le lendemain dans l’austère réalité…
Ardent, animé du feu de la jeunesse, vas-tu, comme un être fallot, t’abandonner au désespoir parce qu’un monde corrompu va disparaître ? Je ne le crois pas ; entre la vie facile, mais immorale — car la facilité n’est pas une loi de la nature — et l’effort constructif, tu choisiras ce dernier sans hésiter. Tes jeunes forces n’attendent que l’épreuve pour s’affirmer.
Regarde devant toi, ne retournes pas la tête vers un passé flétri. Peut-être portes-tu on toi les germes morbides d’une période malheureuse. C’est de toi cependant que naîtra une phagocytose rédemptrice. N’attends rien de tes ainés, ils ont fourni la preuve de leur incapacité.
Jeune, c’est de toi seul que la France attend le salut. Non pas d’une vendetta imbécile, et combien inutile, mais de ta probité, de ton énergie, de ta volonté, qui, sur le plan du travail, affirmeront sa maîtrise.
C’est par ton effort personnel que tu serviras la collectivité et que la France retrouvera son vrai visage.
Imbu de ce principe, tu te dois en exemple. Elèves le goût de l’effort à la hauteur d’une institution. Aies la religion de la beauté, le culte de la force. Mais que cette virilité n’altère pas une bonté foncière. Sois dur envers toi-même et compatissant pour les autres.
N’accorde au savoir que la place qu’il mérite, la force de caractère et les aptitudes physiques sont plus nécessaires. Toujours cherches à te parfaire moralement, mentalement, physiquement ; que ta vie soit une suite d’activités, le plaisir, le farniente, la torpeur morale ne doivent pas t’être habituels, mais seulement constituer une exceptionnelle détente.
Et si cette conduite de la vie te parait parfois difficile, relis les vers de Kipling, il est ardu d’être un homme…
Marcel ROUET, Camping – Plein air – 6 juin 1941
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie,
Et, sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir,
Ou perdre en un seul coup le gain de cent parties,
Sans un geste et sans un soupir.
Si tu peux être amant sans être fou d’amour,
Si tu peux être fort sans cesser d’être tendre,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Pourtant lutter et te défendre.
Si tu peux supporter d’entendre tes paroles
Travesties par des gueux pour exciter des sots,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles
Sans mentir toi-même d’un mot.
Si tu peux rester digne en étant populaire,
Si tu peux rester peuple en conseillant les rois,
Et si tu peux aimer tous tes amis en frère,
Sans qu’aucun d’eux soit tout pour toi.
Si tu sais méditer, observer et connaître,
Sans jamais devenir sceptique au destructeur,
Rêver, mais sans laisser ton rêve, être ton maître,
Penser sans n’être qu’un penseur.
Si tu peux être dur sans jamais être en rage,
Si tu peux être brave et jamais imprudent,
Si tu sais être bon, si tu sais être sage.
Sans être moral ni pédant.
Si tu peux rencontrer triomphe après défaite,
Et recevoir ces deux menteurs d’un même front,
Si tu peux conserver ton courage et ta tête
Quand tous les autres les perdront.
Alors les Rois, les Dieux, la Chance et la Victoire,
Seront à tout jamais tes esclaves soumis,
Et, ce qui vaut bien mieux que les Rois et la Gloire,
Tu seras un Homme, mon fils.
KIPLING