Le vent et les voiles sont divins
Mais les voilent et le gouvernail qui nous mènent à bon port sont notres
Gorch Fock
Je suis heureuse et émue de vous présenter, chers amis lecteurs de ces pages, un jeune (et encore inconnu) écrivain allemand dont les premiers écrits révèlent une forte et profonde pensée et nous laissent beaucoup d’espoir pour l’avenir. (Puisse la situation économique ne pas anéantir cet avenir !) Heureuse surtout de vous envoyer ces pages-ci pour leur contenu et leur symbole qui vous ira droit au cœur, sans rien dire. Emue, car nous avons (encore une fois on peut le redire), le même cœur pour aimer et pour souffrir. Et, comme le disait Rilke, le poète allemand dont ce jeune écrivain est un disciple : «comme s’il n’y avait qu’une seule mère…»
Peut-être ces pages perdent-elles de leur force et de leur sobriété poignante et évocatrice à la traduction. Pourtant collaborant avec Rudolf Luth, j’espère outre les phrases, vous avoir rapporté l’âme et la lumière de ces pensées dédiées à l’Immortelle Maternité.
Hélène Vernet
Le jour de printemps qui nous trouva à Finkenwärder, Hélène Vernet et moi, portait bien des promesses en lui, et une bonne chaleur sommeillait dans les branches chauves et par-dessus les pousses, à peine vertes encore des jeunes herbes- Nous nous sommes promenés sur la digue qui court autour de l’Île au ras des flots, et nous avons pu voir les maisons proprettes et aimables qui, de leurs longs toits de chaume, en couronne, regardent par dessus cette digue ; les hommes allant et venant sans hâte avec leur démarche balancée, laconiques et rarement expansifs — mi-gais, rai-sérieux— ; les femmes auxquelles l’éternelle angoisse et l’éternelle attente ont fait un visage grave comme sculpté dans le bois. Nous avons entendu les sons mélancoliques d’un harmonica et les joyeux propos des enfants.
Nous avons pu observer les « Kutter » embarcations larges et lourdes amarrées là comme depuis des centaines d’années, — cette sorte de bateau défavorable par une mer démontée, avec son pont du milieu trop large et trop profond et qui, malgré tous les malheurs et toutes les avaries dues à sa construction sera toujours conservé, vieil attachement obstiné au passé — ces « Kutter » qui comme un destin vivant dorment sur l’eau, toujours prêts à sacrifier leurs hommes sur le grand autel de la mer.
Le soir vint doucement comme les pensées de la mère qui cherche des yeux son fils dans le lointain.
Les rayons du soleil couchant, versant l’or et l’argent, couraient sur l’eau massive, doucement expirant sur la rive ; la brume estompait les contours du paysage et grandissait la silhouette des navires sur le fleuve.
Lentement apparurent les mille et mille yeux de lumière de la ville longue de plusieurs kilomètres assise en face de l’autre côté de l’Elbe. Le hurlement plaintif et traînant des sirènes élargissait l’espace autour de nous, et les rêves alanguis tombaient sur nous en tremblant, hésitant – comme des fruits mûrs tombent – dans le silence.
***
Le lendemain matin, un peintre, qui avait connu Gorch Fork et fréquentait ses parents nous déconseilla d’aller rendre visite aux vieux Kinau.
« Ce ne sont que des gens très simples – nous dit-il – sans prétention, et différant peu des autres familles de pécheurs de l’île, fermés aux étrangers et fatigués du mouvement extérieur. »
Nous avons néanmoins poursuivi notre dessein.
Comme chaque fois que l’on entre dans la maison paternelle d’un poète, nous fîmes nos pensées douces, endormies dans l’attente.
Je frappai timidement à la porte, qui portait sur une simple plaque d’émail cette inscription « Kinau, pêcheurs en mer. »
Je poussai la porte et nous nous trouvâmes en face d’une toute petite vieille aux cheveux tout blancs, qui portait justement une petite jatte de la cuisine à la cave.
C’était la mère de Gorch Fock.
En fait, simple oui ; peut-être sans prétention, d’aucune spiritualité quelconque empreinte comme le sont souvent, d’ordinaire, les mères de grands enfants. Seulement – et c’est peut-être tout, et la plus belle et la plus visible couronne d’une femme – frappante par une grande bonté et la fine tendresse de la maternité.
Peut-être le savons-nous, nous qui avons vécu la triste solitude de la nature humaine, surtout pour le mot « mère ». Peut-être savons nous que c’est notre belle et simple enfance que nous sentons enclose dans ce mot « Mère », – silencieusement, comme la rosée dans la fleur – ; qu’en lui nous éprouvons le parfum de toutes nos heures jeunes et vivantes ; nos pensées d’enfants, nos jeux d’antan, les contes du crépuscule, le soleil, les étoiles, les arbres, les herbes et les hommes de notre enfance ; peut-être le savons-nous, en ultimes et sanglottantes pensées, avant d’aller nous endormir dans la nuit, à l’Etranger, et nous avons l’ardent désir de revenir à ce bras le plus doux, à ce bras de la mère. Ah, cet amour de la mère toujours en éveil, qui toujours en nous se réveille au loin, – comme le doux bruit d’une source dans la nuit jaillissant, – et pénètre dans la chambre silencieuse !
Je crois que le jeune homme, – son fils – qui, là-bas, à Skagarrak luttait avec les flots a vu, à sa dernière minute, devant lui, l’image de cette vieille femme, de cette mère.
Les mères sont toujours auprès des mourants et les hommes mêmes les plus durs savent que la mort est bonne quand elle vient avec la pensée dernière, abandonnée, désespérée de cette femme qui nous a porté, qui façonna notre chair, qui nous donna son sang et nous insuffla son âme à notre premier souffle.
La mort de l’enfant est pour la mère la dernière et la plus douloureuse naissance. Le sang afflue une fois encore dans la blessure et ne veut plus trouver son chemin de retour.
Qui peut dire avec certitude si un tout dernier frisson ne traverse pas encore les cendres des mères déjà disparues quand meurt leur fils ?
Avoir une bonne mère est une bénédiction pour la vie.
Nous savons que « mère » et « bonté » sont des concepts identiques
Je l’éprouvais de nouveau avec bonheur dans la longue causerie avec cette mère, avec cette Vieille plus qu’octogénaire (fermée d’habitude aux visiteurs) et qui doit avoir senti d’une façon quelconque que, nous aussi, nous avions de bonnes mères, et senti ce que nous étions pour elle comme des enfants : enfants que l’on peut aimer, calmes, et qui écoutent volontiers ce qui vient d’une bouche que la souffrance rendit tendre pourtant.
Bien souvent en cet entretien les sanglots me sont montés à la gorge : quand cette femme parlait de son garçon jeune et vigoureux, plein de fraîcheur et de vie, de sa vie, de son amour pour la mer, de ses premières poésies qui parurent sous le nom de « Fock », parce que, comme elle le disait « il ne voulait pas le pendre à la grosse cloche » ; je sentais la fierté cachée que les femmes de la Mer du Nord ne manifestent pas. Je sentais les larmes d’une mère quand elle racontait que, quatre semaines avant sa mort, il avait quitté le front oriental pour aller combattre sur mer, pour suivre son destin ; et je fus tout retourné de la simplicité de cette phrase dite en dialecte du pays, simple comme les alentours : « il ne fut seulement que quatre semaines sur le bateau, et alors tout fut fini ».
L’homme en moi se pencha devant cette femme, cette mère et je baisai doucement cette vieille main.
Nous sommes partis doucement.
Mais je revois toujours le fin visage, si beau, si bon, si plein de souffrances vécues, de cette vieille, de cette mère d’un Grand fils, visage simple comme celui de toutes les mères, se retremper dans le souvenir : comme une lumière intérieure éclaire, venant des ombres crépusculaires, la tête douloureuse d’une Mère de Carrière.
Rudolph LUTH
Hamburg, septembre 1932
Note biographique sur Gorch Fock
Jean Kinau (« Gorch Fock » de son nom d’auteru) naquit le 22 août 1880, fils d’une famille de pêcheurs en mer. C’est dans sa maison natale, sur la petite île de Finkenwarder au milieu de l’Elbe, près de Hamburg, qu’il rçut les impressions qui devaient diriger sa vie et qui destinèrent sa poésie : la mer, qu’il apprit à connaître sur le « Ewer », le bateau de son père ; la vie du pêcheur, ce silencieux, robuste et travailleur coureur de mer, plein de confiance, dont l’âme, dans le vent incessant, est pure, vaste et claire comme ses yeux.
Les parents ne laissèrent point leur fils devenir pêcheur mais l’envoyèrent à Cuxhaven, chez un oncle, pour y faire son apprentissage de marchand. En tant que tel, il vécut ensuite quelques temps en Allemagne moyenne et revint alors à Hambourg où il continua d’exercer sa profession. Ses essais poétiques remontent à sa première jeunesse. Peut-être fut-ce justement la nostalgie de la mer, sur laquelle il ne vivait pas comme son père, qui l’excita à écrire, à chanter la louange de la mer.
Quelques-uns de ses livres sont (écrits en haut allemand et en dialecte) :
- Seefahrt ist Not : navigare necessere (en latin) (se laisse mal traduire en français)
- Nordsee : la mer du Nord
- Fahrensleute : les pêcheurs
- Œuvres complètes en 5 volumes : Glogau, Hamburg
La guerre ayant éclaté, Gorch Fock fut envoyé comme fantassin sur le front russe qu’il quitta en avril 1916 pour prendre le service dans la Flotte de guerre, sur son désir nostalgique de la mer. Quatre semaines plus tard, il partit sur le « Wiesbaden » prendre part aux combats maritimes qui se déroulaient à Skagerrak, où il mourut (le 31 mai 1916).
Ses restes reposent avec ceux de ses derniers compagnons dans le Grand Nord. Ses restes : « ce périssable » qui vit dans la poitrine de tous ceux qui aiment la mer, le vent, le danger et la force !
R. L.
La Mère éducatrice : revue mensuelle d’éducation populaire – Septembre 1932