« Nous sommes jeunes », « l’Allemagne est jeune », « la force de notre jeunesse », ces mots reviennent sans cesse dans les livres et les discours où l’Allemagne essaie de se représenter à elle-même et aux autres nations. « Le terme jeunesse est dans toutes les bouches, écrit Friedrich Sieburg, et le simple fait d’être jeune semble constituer un acte national ou du moins un acte doué d’une valeur propre. L’expression « nous, les jeunes » exige un crédit illimité. Leur vie s’ouvre comme une perspective de possibilités grandioses, et personne n’ose concevoir leur incapacité puisqu’elle ne s’est pas encore révélée… »
D’où vient cette mystique de la jeunesse allemande, tout à la fois cette confiance que montre l’Allemand en la vitalité de ses jeunes générations et la foi qu’il manifeste en la jeunesse du peuple allemand lui-même ? L’Allemagne est-elle un peuple plus jeune que la France ou l’Italie, par exemple ? La jeunesse allemande est-elle vraiment différente des jeunesses d’autres pays ?
L’Allemagne n’est pas plus jeune que la France, ont objecté certains. Les deux peuples n’ont-ils pas le même âge, la même origine ? L’empire de Charlemagne a confondu les deux pays. Leur vie historique, du moins pour l’Allemagne de l’Ouest, a été de même durée, sinon de même nature. Ce n’est pas son âge qui vaut à l’Allemagne la jeunesse dont elle s’enivre, explique M. Pierre Vienot. C’est une renaissance provoquée par une crise caractéristique d’un âge plus avancé, au contraire, que celui de la vie française : l’âge de la critique et du relativisme historique. La jeunesse que semble attester le dynamisme allemand a été en réalité reconquise. « Elle n’a rien de commun avec celle des peuples sans passé, comme le peuple américain, par exemple. Elle est une conséquence, non une cause. Elle ignore sa voie, que ne lui dicte pas une spontanéité véritable. Elle est liée à un fait psychologique qui dénonce l’âge vrai de l’Allemagne en même temps qu’il divise son élan : l’hyper-conscience. »
A la vérité, il y aurait pourtant quelque arbitraire à vouloir réduire à un fait purement psychologique le débordement évident d’une jeunesse dont la multitude éclate aux yeux, à simplement parcourir les routes du Reich. S’il est possible que cette jeunesse n’ait pris conscience de sa force qu’à la lumière de l’Histoire, elle n’en existe pas moins très réellement, et c’est la conséquence de l’accroissement rapide de la population allemande jusqu’au début de la guerre.
Un fait s’impose à notre attention : le peuple allemand, qui ne comptait que 25 millions d’âmes en 1816, était passé en 1910 à près de 65 millions. Or, lorsqu’un peuple est en accroissement continu, les générations jeunes sont toujours les plus nombreuses et la figure qui représente les différentes classes d’âge superposées est une pyramide. Sans doute les statistiques nous apprennent-elles qu’après la guerre cette progression ne s’est pas poursuivie et que, depuis 1932, un fléchissement s’est fait sentir qui entraînerait vers 1960 une diminution de la population allemande. En attendant, il n’en est pas moins vrai que l’Allemagne est dans le plein de cette progression qui assure depuis une dizaine d’années une prédominance croissante aux générations entre 18 et 30 ans. Est-il besoin d’une autre explication pour faire comprendre la part de plus en plus large que la jeunesse prend à la vie morale et publique du Reich ?
Mais d’autres faits accentuent encore ce déplacement du centre de gravité. Dans un pays comme l’Allemagne, où la richesse se fonde moins sur les avantages naturels que sur le travail, l’initiative et l’exploitation intense des ressources d’un sol pauvre, le pouvoir a nécessairement tendance à passer aux mains de la partie la plus active, la plus robuste de la population, c’est-à-dire de la jeunesse. Cette fraction la plus vigoureuse de la nation avait commencé dès avant la guerre à secouer le joug des représentants d’un étatisme desséché. Les castes fermées des fonctionnaires et des officiers de l’ancien empire, le matérialisme épanoui d’une période de prospérité économique l’irritaient confusément. Par le « mouvement de la jeunesse », invention d’un groupe d’adolescents romantiques, elle réagit contre l’embourgeoisement fatal d’une ère industrielle. « Nous en avons assez de nous payer de valeurs toutes faites et de données établies, proclame un des leaders du mouvement de la jeunesse. Il nous faut de l’immédiat, qui soit né avec nous, avec quoi nous puissions être à tu et à toi ». Sac au dos, jeunes gens et jeunes filles s’en vont, poussés par l’espoir d’un volontaire retour à la nature, obéissant à l’absolu de leurs instincts. Ils veulent oublier la richesse, la culture, le progrès, ne vivre que pour eux-mêmes et par eux-mêmes. Cette évasion est la première phase du rajeunissement spontané de l’Allemagne.
Le « mouvement de la jeunesse » proprement dit ne devait pas survivre à la guerre. Ceux de ses animateurs qui avaient résisté aux persécutions officielles, tombèrent pour la plupart sur le front ; d’autres allèrent terminer une existence d’aventures dans de lointaines colonies. Mais le signal avait été donné, une volonté s’était affirmée. Bien plus, cette jeunesse a imposé ses conceptions, ses façons de vivre, libres et sportives, son goût de la nature, son réalisme ambitieux à toute l’Allemagne d’après-guerre. Lorsque les vieillards chargés de rédiger en 1920 la Constitution de Weimar accordent aux Allemands le droit de vote à partir de l’âge de dix-huit ans, ils ne font qu’enregistrer cette victoire, très réelle malgré les apparences. Mais la force de la jeunesse allemande n’est pas seulement dans les paragraphes d’une loi électorale ; elle réside dans les organisations par quoi elle tente de superposer aux cadres étrangers imposés par la République d’autres formes de relations, plus conformes à son besoin de communauté et de camaraderie entre cœurs et esprits semblables. Elle est dans les efforts entrepris pour faire déboucher un rêve d’adolescence assez gratuit, — cette chimère d’une « jeunesse éternelle » qu’avaient caressée les Blüher, les Wyneken, — dans la vie réelle.
L’existence quotidienne, d’ailleurs, s’est chargée de les prendre au collet, ces jeunes gens épris de Nietzsche et de Langbehn. La guerre, la « honte de Versailles », les corps de volontaires, les coups d’Etat qui se succèdent à partir de 1918 leur donneront la trempe qui leur manquait encore. L’inflation de 1923, en prolétarisant la bourgeoisie allemande, achève d’affranchir une jeunesse que la coutume allemande n’avait du reste jamais été de dorloter selon l’usage français, et que ses parents ont toujours livrée à ses jeux et à ses batailles, en se bornant à la nourrir et à la vêtir sommairement. Ainsi est éclose cette jeunesse détachée des idéaux utilitaires du vieux libéralisme économique, pleine de mépris pour les idoles bourgeoises et les attrapes parlementaires, qui donne à l’Allemagne d’aujourd’hui son visage caractéristique.
« Le monde a beau progresser dans son ensemble, écrit Gœthe, il faut que la jeunesse reprenne tout, depuis le commencement, et que chaque individu parcoure les diverses périodes de la culture universelle. » Cette jeune Allemagne possède à la fois la puissance du nombre, la vigueur physique et la lucidité désabusée d’une race très ancienne. Elle a tout à la fois la pétulance de la jeunesse et la dangereuse clairvoyance que prête un passé séculaire. Elle allie au goût de l’héroïsme et de l’action le mépris des paroles vaines. Elle est à la fois dans cette phase de l’enfance où l’on veut satisfaire tous ses désirs, et en proie à cette méfiance de l’âge où l’on sent partout des entraves et où l’on soupçonne de toutes parts de l’hostilité. Comme Zarathoustra dont elle a écouté les leçons, elle découvre un soleil nouveau, mais voit enroulé autour de lui le serpent de la connaissance.
Portrait de l’Allemagne – Maurice Betz – 1939