La nation allemande n’a réalisé son unité que fort tard ; aussi l’idée de patrie n’est-elle pas pour l’Allemand une notion primaire. Elle n’est pas liée, comme elle l’est chez le Français, à une certaine image du pays, à une vue précise de ses traits essentiels, à des traditions directement issues du sol.
Pour réaliser la personne politique à laquelle il appartient, l’Allemand doit recourir à des notions plus lointaines : mythe de la race, puissance de l’Etat, prestige d’une dynastie régnante, force d’une caste ou d’une armée. « Aujourd’hui encore, écrit Kayserling, l’Allemand se sent bien plus membre de sa tribu ou de son parti que de son peuple. » Ces symboles excitent en lui plus d’orgueil national que de cette tendresse et de cette passion irraisonnée qu’éveille en chacun de nous une patrie dont nous croyons saisir la présence réelle.
Si nous cherchons l’expression concrète et immédiate de l’amour que l’Allemand éprouve pour son pays, ce n’est pas dans le mot Vaterland (patrie) que nous le trouvons. Cette possession mystérieuse, fondée sur une connaissance intime, nuancée d’une indicible tendresse, l’Allemand l’exprime par un autre mot, qui n’a point d’équivalent français : Heimat.
Qu’est-ce exactement que la Heimat ? Pour le Français la patrie est une figure vivante, et le mot France évoque à ses yeux à la fois des paysages chers, des formes d’existence, une certaine image de clarté et d’intelligence des souvenirs d’histoire, une certaine conception de la liberté, des fleuves, des ciels et des hommes. Vues de l’esprit, qui peuvent prendre, selon les époques et les circonstances, plus ou moins de force, mais qu’il ne saurait dissocier. Les parties qui composent ce tout quest la patrie n ’ont pas de nom illuminé par un sentiment aussi fort. La province, c’est une notion historique ou géographique ; le département n’est qu’une subdivision administrative. Il faut remonter jusqu’au cercle plus restreint de la famille pour trouver un lien sentimental aussi puissant, capable d’orienter l’action et les pensées de l’individu dans le sens d’une communauté.
Sans doute arrive-t-il aussi au Français de parler de « pays natal ». Mais cette expression n’a pas la force naturelle et primordiale qui appartient aux mots de patrie ou de famille. L’image du pays natal n’a pas pour tous les hommes un égal pouvoir d’évocation. Le Français ne connaît pas la Heimat.
Pour l’Allemand, la terre allemande dans son ensemble ne parle pas avec autant de force qu’au Français son pays, ou du moins elle n’en est qu’à ses premiers balbutiements. Nombre de Bavarois connaissent sans doute les landes de Luneburg, les montagnes de Souabe ou les bords du Rhin mieux que le Provençal ne connaît les canaux d’Amiens, les étangs de Lorraine ou les plages de Bretagne. Mais ces images ne sont pas liées à des habitudes de vie, à des formes de civilisation coordonnées par un système de pensée et de sensibilité, autant que l’horizon de sa terre natale. Le pays où il est né, où il s’est éveillé à la vie du cœur et de l’esprit, c’est là pour l’Allemand la Heimat. Encore que les divisions régionales aient été abolies par le régime national-socialiste, la Bavière, le Wurtemberg, la Franconie, la Thuringe ont pour le Bavarois, pour le Wurtembourgeois, pour le Franconien ou le Thuringien une existence plus réelle que l’entité allemande. Cet attachement à la Heimat, qui est d’abord une survivance du particularisme allemand, du morcellement séculaire d ’un empire trop vaste, n’est pourtant pas limité à la région ou à l’ancien Etat souverain. Le contenu de ce mot est avant tout sentimental. « La Heimat, écrit Otto von der Taube, s’étend aussi loin que porte le regard et que conduit le pied de telle sorte que l’on soit de retour chez soi avant la tombée de la nuit. » Délimitation toute physique, à la différence de la patrie qui, d’après le même auteur, n’est qu’une « image de l’esprit ». Conversant sur ce sujet avec le poète Rudolf Alexander Schroder, le baron von der Taube reconnaît pourtant que cette définition de la Heimat est peut-être trop étroite. « Font partie de la Heimat non seulement la ville natale et ses environs immédiats, mais tous les lieux et les régions dont les noms sont mêlés à la vie quotidienne : le village d’où est originaire la servante, la chasse que le père a louée à bail, etc… » Du périmètre délimité par une journée de marche, elle peut s’élargir ainsi jusqu’au pourtour d’une journée de voiture ou même d’automobile.
La Heimat a donc varié. Elle s’élargit avec l’extension des relations humaines, avec le progrès matériel qui étend lui-même le cercle de nos impressions directes. Un jour, peut-être, lorsque l’Allemagne aura pris sa figure définitive et réalisé son unité, la Heimat finira par se confondre avec la grande patrie. Ce qu’il faut retenir en attendant, c’est que la Heimat est l’image vivante, concrète d’une terre, l’impression immédiate d’un, paysage où l’homme s’est toujours senti chez lui et où il verra se lever, après une longue absence, des visages et des souvenirs qui parlent à son âme.
Erst Gräber
Schaffen uns Heimat…
« Seules les tombes nous créent une Heimat », écrit Ernst Bertram, dans un poème intitulé : Vom deutschen Schicksal (Du destin allemand), rejoignant sans le savoir le culte des morts sur lequel Maurice Barrès fondait son régionalisme.
Ce contenu, plus sensible et sentimental que national ou politique, du mot Heimat, d’autres exemples permettent de le préciser. Une jeune Allemande, née en Alsace sous le régime allemand, et qui, après la guerre, a dû retourner en Allemagne, écrivant à un ami d’enfance alsacien redevenu français, parle de sa nostalgie de « notre chère Heimat ». L’Alsace est donc la Heimat commune de la jeune Allemande et de l’Alsacien de nationalité française, parce que tous deux sont liés à ce pays par des souvenirs d’enfance ineffaçables et par les premières émotions de leur jeunesse. Exemple plus caractéristique encore : si nous en croyons les dires de Thomas Mann dans la Montagne magique, les malades allemands qui ont longtemps vécu à Davos dénomment volontiers Heimat ce pays qui fut le théâtre de la plus grande expérience de leur vie : la maladie. « Un tel, s’écrivent-ils, a quitté la Heimat ; un tel a dû retourner dans la Heimat. » Dans Heimat, il y a le mot Heim, le home anglais que nous traduisons tant bien que mal par foyer, chez soi… Avec cette racine l’Allemand a formé l’adjectif délicieux heimisch qui exprime ces sentiments d’intimité paisible, de douceur abritée que l’on éprouve pendant les nuits d’hiver autour de la lampe ou près du poêle qui ronfle, en entendant au dehors siffler le vent. « Heureux qui comme Ulysse, après un long voyage… » Goût des paysages de l’enfance, sens de l’intimité, qui sont aussi profondément allemands que le dynamisme aveugle, l’inquiétude faustienne ou la religion de la vitesse. Tant il est vrai qu’en Allemagne, comme l’a dit Kayserling, toutes choses se polarisent, et que le mystère du caractère allemand tient d’abord à ses contrastes.
Portrait de l’Allemagne – Maurice Betz – EDITIONS EMILE-PAUL FRERES – 1939, p96