“Leni!”
“Non, elle n’écoute pas. Oh ! cette voix, comme elle la connaît, oh! comme elle la déteste !
“Leni ! n’oublie pas ta leçon de piano !”
“Leni, comment tu sors sans chapeau ni gants ?”
“Leni, n’oublie pas que nous sommes invitées pour le thé chez le Kommerzienrat Olb !
“Leni, ne fronce pas les sourcils comme ça !”
Leni.Leni. Leni. Toujours des ordres, toujours des reproches.
“Leni, tu n’es quand même plus une enfant !”
ça, oui, elle le sait. C’est une “vraie jeune fille” depuis hier. Elles ont fêté l’évènement et, pour l’occasion, elle a eu le droit d’inviter toutes ses camarades de classe.
“C’est à quatorze ans et sept semaines environ
Que l’alevin est devenu poisson.”
Voilà ce qu’a écrit Lore, sa meilleure amie, d’une jolie écriture, dans le livre de poésie et elle lui a donné une chaîne de cou avec un petit poisson d’argent comme pendentif. Toutes les autres l’ont félicitée et lui ont apporté des cadeaux. Elles ont pris le café dans la chambre de Leni. Elles ont eu droit de mettre la belle vaisselle et même une des nappes blanches damassées. Personne n’a compris pourquoi Leni, le lutin de la classe, était restée si silencieuse, le jour où elle était à l’honneur. Elle-même ne peut se l’expliquer. La seule chose qu’elle sait, c’est que, depuis peu, elle ne supporte plus la voix de sa mère ni tous ses ordres et voilà pourquoi, maintenant, elle claque la porte d’entrée derrière elle pour ne plus l’entendre .
Enfin dehors ! C’est un jour de grand vent, début mars. Leni laisse ses cheveux lui fouetter le visage. Mais pourquoi donc personne ne comprend qu’elle ne veut pas porter de chapeau ? “Les fenêtres ont des yeux”, se plaît à dire sa mère. C’est sûr qu’il y aura bien un voisin ou un autre pour la voir passer et secouer la tête après son passage. Et bientôt Leni fera l’objet de la conversation de maman et ses amies (elles s’invitent régulièrement les unes chez les autres à prendre le café). Et comme tout devient difficile avec elle, ces derniers temps. Dire qu’elle est sur le point de faire sa Confirmation et qu’elle n’a toujours pas pour un sou de raison! Maman soupirera : “C’est un garçon manqué mais on va y mettre bon ordre !”
La Confirmation : L’aube longue et sombre qu’elle doit porter le jour des Rameaux est déjà sortie.
“Tu ne t’en fais pas une joie ?” lui a demandé Lore, il y a quelque temps. “Non”.
Une image de son premier livre de lecture lui vient soudain à l’esprit : c’est un enfant qui court sur un chemin de campagne, il est suivi par une énorme cloche d’église menaçante et dessous cette maxime qu’elles eurent à apprendre par cœur :
“Voilà un enfant qui, le chemin de la messe du dimanche, évite
Furieuse, la cloche de l’église va l’y ramener bien vite.”
Autrefois, Leni-la-Petite, avait peur de cette image ; elle mettait ses deux mains dessus pour la cacher et se mettait à pleurer en pleine classe. Oui, c’est bien ça, se dit Leni-la-Grande : J’ai encore peur de la cloche, peur qu’elle ne me courre après pour m’étouffer comme un couvercle. Des fois, j’ai l’impression que c’est toute la vie qui est une cloche qui m’étouffe. Mais est-ce qu’il y a seulement quelqu’un avec qui elle puisse parler de cette angoisse, si grande ces derniers temps ?
De cette angoisse qui la tient parfois éveillée, le cœur battant, pendant des heures ? Et aussi de ce qu’elle ne supporte plus la voix de sa mère, toujours après elle.
“Tu peux tout me dire, mon enfant”, lui avait dit un jour Madame Runte, la femme du pasteur, Madame Runte est veuve et vit seule, retirée, dans la Johannisstrasse, non loin du presbytère.
Lorsqu’elle était petite, Leni allait souvent chez elle. Elle lui racontait ses problèmes d’école tout en l’aidant à un quelconque ouvrage. Leni aimait bien l’odeur de sa chambre. On se sentait bien dans ce léger parfum exotique de cannelle et de clou de girofle.
“J’ai été moi-même une sauvageonne comme toi”, lui dit Madame Runte, “c’est pourquoi je te comprends si bien. Viens me voir quand tu veux si tes parents sont d’accord.”
Leni y alla toutes les semaines.
Mais c’était bien loin maintenant. Ces deux dernières années, Leni s’était fait rare chez elle. Il y avait tellement de choses plus importantes. Surtout le Trèfle à Quatre Feuilles. C’est comme ça que Leni, Lore, Erni et Else ont appelé l’association d’amies qu’elles ont fondée. Elles se sont juré une fidélité éternelle et font bande à part aux récréations. Quand elles auront fini l’école, elles feront ensemble une section ménagère.
“Mais au fond, ce n’est pas ça que je voulais !” se dit-elle tout fort.“ça, c’est l’idée de Maman, pas la mienne !”
La voilà qui passe en courant les murs de cette ville où elle est née. En 1912, qu’une jeune fille, destinée à devenir une dame, erre, comme ça, dans les rues et, pis encore, en tenue négligée, c’était tout à fait inconvenant ! Mais ce n’est pas le problème du moment pour Leni. Elle va chez la femme du pasteur. Que n’y a-t-elle pensé plus tôt ! Là, elle trouvera réponse à ses questions. Du reste, Maman ne la grondera pas pour y être allée : la femme du pasteur est une bonne fréquentation.
“Entre ma chérie, tu as l’air toute transie !” La voix de Madame Runte est aimable, douce et amicale comme toujours. “Comme c’est bien que tu sois revenue me voir. J’étais déjà à penser que de devenir une jeune dame te faisait oublier ta vieille amie.”
Maetzchen, le canari dans sa cage, la couverture à fleurs sur le sofa, l’odeur chaude et familière de la pièce, tout était comme avant.
“Veux-tu une tasse de thé ?”. Le tic-tac paisible de l’horloge murale qui semble dire :
“T’inquiète-donc-pas ! t’inquiète-donc-pas !”. C’est déjà ce qu’entendait Leni quand elle était petite et elle est contente d’en reconnaître le bruit.
Maintenant, elle peut enfin tout dire et il y aura quelqu’un pour l’écouter. Après avoir parlé longtemps, elle entend la voix de la femme du pasteur lui dire : “Ce que je ne comprends pas, mon enfant, c’est pourquoi il faudrait que tu sois en désaccord avec ta mère ? Pourquoi ne peux-tu pas te réjouir à l’idée de ta Confirmation ? Ce sera un tournant dans ta vie. Tu deviens adulte.”
“Et si je…” Leni insiste encore,“ …si j’en ai peur quand même ? Je ne veux pas d’une vie ennuyeuse comme celle de Maman. La sieste, l’ouvrage, les visites, mettre un corset et…“ Elle ne sait plus quoi dire. “ …Mais je pourrais être peintre…” dit-elle désemparée. “J’aimerais bien mieux peindre que faire la cuisine.”
“Mon enfant, je sais que tu as un joli talent mais pourquoi es-tu tout de suite si excessive ? Dieu a prévu pour toi de tout autres tâches. Un jour, tu rendras un homme heureux et tu auras des enfants. Sois reconnaissante à tes parents s’ils t’aident à t’y préparer.” Leni se rencogne dans le sofa.
“De beaux jours t’attendent. Après ta Confirmation, tu auras des tas de nouvelles amies à l’Union Evangélique des Jeunes Filles
Puis viendra le temps des cours de danse. Je me souviens encore de la petite collation matinale entre amies qui avait suivi le bal de fin d’année … on avait bu du punch… mangé des petits gâteaux… Leni pourquoi fronces-tu les sourcils comme ça ?”.
La voix de Maman venait de la rattraper.
C’était donc vrai pour la cloche, elle ne pourra y échapper. Sa vie est déjà toute tracée. “Ce serait bien si tu apprenais suffisamment tôt qu’une femme ne s’appartient jamais,” ajouta la femme du pasteur d’une voix aimable mais ferme. “J’ai dû l’apprendre à mes dépens avant de m’en rendre compte. Tu es comme une fille pour moi. Je voudrais t’épargner de faire les expériences que j’ai faites”. Lorsque Leni revint à la maison, elle portait sous son bras un cadeau :
Le livre que venait de lui donner sa vieille amie sur le chemin de retour s’intitulait : “Guide de la vie domestique et mondaine à l’usage des dames et des jeunes filles.”
Jamais temps n’avait semblé passer aussi vite, pour Leni, que les deux semaines avant sa Confirmation. Peu à peu, les paroles de la femme du pasteur faisaient leur chemin en elle. N’était-ce pas réellement un événement important dans sa vie ? Les parents, les deux petites sœurs, la bonne, on ne parlait plus à la maison que de la fête à venir. ça faisait drôle d’être le centre de tout ça. Et même le père prenait part aux conversations qui tournaient autour du grand jour pour Leni. Sinon, c’était toujours : “Votre père est fatigué quand il sort du bureau.”
“Les enfants, ne le dérangez pas ! Vous savez bien que les enfants ne doivent parler à table que si les adultes leur adressent la parole.” Les trois filles s’y tenaient. Pourtant, Leni ne fut pas réprimandée, pour une fois, lorsque, tout excitée et la bouche pleine, elle enfreignit la règle en demandant au cours du dîner :
“Est-ce qu’on aura aussi une cuisinière pour mon repas de Confirmation ? Lore m’a dit que ses parents en prenaient une pour l’occasion.”
“Oui, une cuisinière fera la cuisine le Dimanche des Rameaux.Elle viendra aussi la veille aider Maman”, lui répondit-on.
“Pour les mauvais jours
Et tes vieux jours
Epargne toujours.”
Telle était, en fait, la devise paternelle. Néanmoins, la Confirmation de son aînée méritait d’être fêtée comme il convient. “Ce qu’elle va être gâtée” se chuchotèrent Trude et Ilse. La jalousie, c’est souvent le fait de sœurs plus jeunes. A leur endroit, Leni se sentait pleine de supériorité.
C’est de sa plus jolie écriture qu’elle signa les invitations qui furent envoyées à la famille : la tante Hitta, l’oncle et parrain Wilhelm, la tante Dora, l’oncle Heinrich, la cousine Malchen et bien sûr les grands parents.
“Et Ernst, on invite aussi Ernst ?”
Le cousin Ernst de Berlin, Leni ne l’avait pas vu depuis des années. Petit écolier, celui qu’on n’appelait encore que Ernsti passait parfois ses vacances chez les parents de Leni. Aujourd’hui, ça faisait beau temps qu’il était au lycée. Il y avait une photo de lui où il porte une casquette d’étudiant et un monocle. De temps à autre, Leni contemplait discrètement cette photo quand c’était son tour de faire le ménage au salon.
“Est-ce qu’on ne pourrait pas aussi inviter Ernst ?” demanda-t-elle.
“Il n’aura pas le temps”, dit Maman, “mais on peut toujours lui envoyer une invitation.”
C’était une bien belle scène que Leni s’était imaginée là. Elle, en tête de table, de la grande table de la salle à manger avec les parents tout autour. Les yeux de tous sont tournés vers elle. Même le cousin Ernst qui va au lycée à Berlin. Il ne prête pas attention aux petites Trude et Ilse. C’est avec elle, Leni, qu’il fera une promenade hors des murs, avant le café du goûter. Et du coup, même la longue aube sombre et le corset (Il faut mettre un corset, mon enfant, ta taille s’épaissit l’exhortait Maman depuis quelque temps) lui semblaient moins terribles.
“Fais que j’accomplisse mon devoir avec zèle…” Cette deuxième strophe de “Oh Dieu de piété”, Leni n’en voulait tout simplement pas retenir les paroles alors qu’elle savait par cœur tous les autres textes, psaumes ainsi que les passages des Proverbes.
“Fais que j’accomplisse mon devoir avec zèle…”. “Fais que j’accomplisse…” Leni se boucha les oreilles.
C’est le dimanche d’avant la Confirmation que doit avoir lieu la réception des confirmants. Ils seront présentés à la communauté des fidèles. Alors qui pourrait bien vouloir s’y couvrir de honte ?
“Leni, c’est ton tour pour le ménage au salon !” Une telle injonction ne pouvait guère mieux tomber qu’en ce moment. Plutôt qu’apprendre les paroles de nouveaux chants, elle préférait jouer avec les bibelots dans la vitrine, regarder les photos exposées au mur et fureter dans la bibliothèque paternelle (c’était un de ses petits secrets pendant le ménage).
“L’Homme et la Femme” n’était pas exposé à la vue dans la bibliothèque. “L’homme est la Femme” c’était deux gros volumes avec beaucoup d’illustrations, qui se cachaient au second rang derrière “les bons livres”. Leni les découvrit pourtant. Dans le premier tome, Leni lut ce qu’il y avait sur la “masturbation” et en eut le visage tout empourpré et les mains brûlantes. Elle referma le livre, retourna le chercher quand elle fut à nouveau seule au salon. Elle lut : “L’adolescente s’adresse en toute innocence à sa mère et lui demande : “Maman, d’où viennent les enfants ? La réponse de la mère ne doit être autre qu’indirecte, à savoir par un renvoi à l’observation de la nature”.
Et Leni lut plus loin : “La mère doit-elle faire l’impasse sur l’évènement de la puberté féminine alors même qu’elle se manifeste chez sa fille ? Sur ce point, il faut dire qu’on peut en parler de façon concrète mais brève en ce qui concerne leur manifestation en s’abstenant de tout commentaire sentimentalo-lubrique. Dire simplement ceci : “Cet événement se répète tous les mois chez les femmes et les jeunes filles”. Il en est ainsi, il faut “faire avec”.
C’est avec une sensation d’humidité poisseuse, un mal de tête, des douleurs inconnues jusqu’alors que Leni se réveilla le jour de sa Confirmation. Elle eut une pensée fugace à ce qu’elle avait lu dans “L’Homme et la Femme” et eut le pressentiment qu’il y avait un rapport.
“ça alors, c’est le bouquet !” ne put s’empêcher de dire Maman. “Et il fallait que ça tombe justement aujourd’hui…”
Un sentiment de culpabilité emplit Leni.
“Je tends les mains vers Toi”, chantèrent les confirmantes lorsqu’elles furent devant l’autel et Leni sentit l’angoisse l’envahir à nouveau au souvenir de cet instant.
“Devenir Femme”. “Processus de la puberté chez la femme”. “Confirmation.”
Les mots s’inscrivaient noirs, sévères, en grand devant elle.
“Allez maintenant, un peu d’ambiance !” décida l’oncle Heinrich après que le troisième plat fut servi et que le parrain, l’oncle Wilhelm eut fini son speech sur “L’entrée de Leni dans la vie”. C’est que l’oncle Heinrich en avait des histoires à raconter ! Car l’oncle Heinrich connaissait Berlin. Il laissa même entendre qu’il avait été au “Café-concert” mais qu’il n’en dirait pas plus – il y a des enfants à table – Plutôt parler de son emballement pour le “Jardin d’hiver” du Berliner Central-Hotel : Là-bas, tout le plafond n’est que ciel étoilé : On n’avait encore jamais vu ça au monde !
Une baignade familiale en plein air venait de s’ouvrir au lac de Wannsee. Non, l’oncle n’y était pas encore allé, cela lui semblait quand même un peu trop osé, mais rien que de s’imaginer…
Et puis, le Kaiser ! L’oncle Heinrich s’était trouvé, pour ainsi dire, nez à nez avec lui alors que le Kaiser, accompagné de son aide de camp, faisait des achats chez les fournisseurs de la Cour dans l’avenue “Unter den Linden”. Y avait-il seulement quelqu’un dans la famille, à part lui, qui ait approché d’aussi près le Kaiser ?
“Le Kaiser est un monsieur gentil
Il habite Berlin
Et, si ce n’était pas si loin,
J’y irais dès aujourd’hui” .
ça ? C’était la cousine Malchen qui voulait absolument mettre son grain de sel dans la conversation. Malchen l’importune ! Leni se sentit trompée, déçue, délaissée.
Comme de juste, les tantes y avaient été de leur larme quand, à l’église, le nom de Leni fut appelé et que le v u de Confirmation fut lu à haute voix. Mais ce fut là bien tout. Par la suite, elle ne sembla plus mériter l’attention de personne.
“Tu ne vas pas, quand même devenir un bas bleu, n’est-ce pas, ma petite Leni ?”, lui souffla l’oncle Wilhelm à l’oreille, de sa voix de basse. De quoi pouvait-il bien s’agir là ?
“Des hystériques ! Toutes des hystériques !” dit l’oncle Heinrich hilare et il parla de celles qu’on appelait les Malweiber et qu’il avait vues à Berlin. “Si les femmes persistent à vouloir faire aussi des études – il paraît que c’est possible maintenant – alors ça leur fera perdre leurs cheveux, c’est ce que j’ai l . Et pire encore, elles…”
La voix de l’oncle Wilhelm fut couverte par la sonnette de la porte.
Par la suite, quand Leni repensait à ce qui se produisit au cours des quelques minutes qui suivirent, l’impression lui était restée que, derrière les rideaux de tulle de la salle à manger, les fenêtres s’étaient grand ouvertes, un court instant, pour laisser entrer dans la pièce le vent de mars. Et, dans le même temps, elle revoyait très bien Hanne ouvrir la porte à quelqu’un. A quelqu’un qui ressemblait au cousin Ernst, tout en en n’ayant pas l’aspect. Celui qui entrait portait un chapeau informe, une blouse et des pantalons arrivant aux genoux et une guitare en bandoulière.
“Ernstel !” s’écria Tante Dora effrayée.
“Cette nuit, on va dormir à l’auberge chez Mère Nature, dit le jeune homme au chapeau. “On fait une randonnée dans le Harz et j’ai laissé le groupe juste pour faire un saut et apporter mon cadeau de Confirmation à Leni.”
“Mais…”
Le “mais” n’y fit rien. Le cousin Ernst – ça devait être réellement lui – n’avait guère le temps. Il devait rejoindre sa horde (était-ce bien le mot ?).
Il déclina l’invitation au repas. “Nous, notre tambouille, nous la faisons en plein air”.
“Ah oui? La famille ne savait pas avec qui il était en route ? Avec le Wandervogel, en randonnée de Pâques.
“Ce matin, on s’est fait à manger, quelle tambouille ! mais bon ! Demain, si c’est mon tour… Alors adieu ! Petite cousine, tiens ! ça c’est pour toi !”
Et déjà, le voilà qui fausse compagnie !
Leni, la confirmante, la “petite jeune fille”, la “presque dame”, à l’admiration de laquelle s’offraient tant de cadeaux destinés à son trousseau, cette Leni-là reçut en présent de son cousin un livre intitulé : “Petit livre de la voiture de poste”
Sur la table où étaient exposés les cadeaux, au beau milieu des planches à fourbir les couteaux, des torchons pour les verres, des torchons pour les assiettes, du fil à broder, des couteaux à désosser, de l’attendrisseur (bien pratique pour la viande), des tabliers pour la maison, des serviettes damassées, des mouchoirs de batiste, des mouchoirs de dentelle…
… il y avait deux livres : un de la femme du pasteur et un du cousin Ernst.
Cher Ernst, ceci est une lettre que je n’écrirai pas parce que je ne peux pas t’écrire. Maman lit tout, même mon journal intime, ça je le sais. Alors c’est une lettre “en pensée” et elle n’en saura rien.
C’est jour de lessive, à la maison et je dois aider la bonne à savonner le linge. Tandis que je regarde mes mains s’activer, je pense à toi dans ma tête. L’air que tu avais !e ne connais personne qui s’habille comme toi. Les autres, avec qui tu “crapahutes”, tu as bien dit “crapahuter”, n’est-ce pas ? Et les autres ? Est-ce qu’ils s’habillent comme toi ? C’est avec d’autres étudiants que tu es parti ? ça, c’est la tante Hitta qui le dit et elle ajoute aussi que c’est pour “jeter ta gourme”.
Malchen te trouve “épatant”. Malchen, tu l’aimes bien ? Moi pas. Mais, il faut reconnaître qu’elle n’a pas deux mains gauches comme moi. Je n’ai pas tout compris de ce que tu as dit. Dans ton livre, je veux dire dans le livre que tu m’as offert, je n’ai pas tout compris ce que j’ai lu. Je ne connais pas ce langage. Au début, il y a une phrase que je ne comprends pas. Qu’est-ce qu’elle signifie ? Il y a plein de choses que je ne comprends pas. C’était pas comme ça avant. Tu te souviens que j’étais le “petit gars de Papa ?”
Nous avions grimpé dans les arbres près des remparts, tu avais dit que toutes les filles sont des poules mouillées sauf Leni. Papa avait rit. Maintenant je dois m’efforcer de devenir la bonne fée de la maison. Je sais, je sais. J’entends ça tous les jours.
Peut-être que je vais pouvoir prendre des cours de peinture deux fois par semaine, si je ne néglige pas mes cours d’économie ménagère. Est-ce que tu aimes les tasses en porcelaine ? J’ai appris à peindre dessus des fleurs. Je ne les aime pas, les tasses et mes fleurs peintes non plus.
Je voudrais peindre autre chose. Je voudrais me déguiser. Je voudrais voir des choses nouvelles, des choses d’ailleurs. Pourquoi n’est-ce pas bien ? Sans cesse, j’attends qu’il se passe quelque chose. Que je fasse de la broderie, que je taille les crayons pour Papa, que je colle des fleurs ou doive aider à la lessive comme aujourd’hui, sans cesse j’attends. Je m’imagine qu’un jour tu viendras sonner à notre porte et que tu m’emmèneras.
Maman chante :
“Cela ne regarde pas les gens
Ce qu’au fond de moi je ressens .”
Et moi, ce que je ressens au fond de moi ? C’est un grand chambardement.
Quand je fais mon piano et si personne n’entend, j’appuie exprès sur la pédale de droite pour couvrir la mélodie.
Nous avons toutes des noms de fleurs. Je veux dire : nous dans notre cercle d’amies. Je m’appelle “Chardon sauvage”, les trois autres s’appellent : Rose, Violette et Myosotis. Nous faisons des réunions tous les lundis et nous avons fait des statuts pour notre “Trèfle à Quatre Feuilles” et toi ? Dans ton groupe, c’est comment ? Comment s’appelle-t-il ?
Ne pourrais-tu pas, à ton retour du Harz, venir encore une fois sonner chez nous ? Et répondre à mes questions ? Tu sais quoi ? J’aimerais avoir un vrai métier, un métier qui s’apprend comme font les garçons.
Comme je voudrais savoir à quoi ressemble le monde… quand on n’est pas une fille ! J’entends Maman qui chante : “C’est le temps des fleurs, voici les beaux jours.” Et je sais ce qu’elle va dire, là maintenant : … “que, demain, il faudra mettre le linge à sécher et que je dois…”