Chapitre I
Imaginons une nuit froide de janvier. Sur les champs abandonnés, sur les branches des pins mutilés qui jalonnent le chemin, il y a encore de la neige.
Un poteau indicateur, taillé à la main, semble perdu au milieu de ce paysage sans vie. Il leur a souvent servi de point de rassemblement et indique : « Zum Fichteberg : 1 km ».
Après tant d’années de vagabondages joyeux, les voilà qui entreprennent la dernière marche en commun. Demain, déjà, l’un des deux jeunes gens qui suivent ce chemin durci par le gel, quittera la ville pour séjourner pendant des années à Constantinople. Et les voilà qui atteignent le sommet où trône un imposant château d’eau.
Karl Fischer, le plus jeune des deux, jette un regard sur les lumières de la petite ville, qu’ils distinguent à travers le brouillard vespéral qui tombe. Les citoyens de Steglitz (1) ont terminé leur journée de labeur et rallient l’âtre pour y chercher chaleur.
Hermann Hoffmann, plus grand et plus posé que son jeune compagnon, reprit alors la conversation interrompue. Il se remémore les événements passés. Que n’avaient-ils pas créé au départ de sa société de sténographie de Steglitz, société qu’il avait fondée quelques années auparavant dans le Gymnasium de la ville ! C’était en 1896. Très vite les exercices de sténo furent remplacés par de petites promenades. Et celles-ci devinrent, petit à petit, le centre réel de leur vie communautaire.
Les excursions en forêt et dans les vallées de la région s’allongèrent toujours plus, pour devenir des randonnées respectables. Tout le Harz fut sillonné de leurs pistes. Mais c’est surtout la randonnée de l’année précédente qui hante, vivante, leurs mémoires : ils ont marché et marché dans les forêts de Bavière et de Bohême. Ils ont planté leurs tentes quand tombaient des hallebardes. Ah ! ces journées de marche et cette vie simple ! Ces cuissons communautaires avec feu de bois et marmites fumantes ! Et la fête du solstice sur le sommet du Grosser Falkenstein (2) ! Le départ de Hoffmann risque de mettre fin à tout cela. Longtemps il a réfléchi pour savoir lequel de ses jeunes chefs serait le plus capable de poursuivre l’œuvre créée et de sauver de la dissolution le groupe d’amis qu’il avait rassemblé autour de lui. Un seul lui semble capable de mener à bien cette tâche et il veut l’en convaincre : Karl Fischer.
Mais cela ne lui coûtera pas beaucoup d’efforts. Depuis longtemps déjà, Karl Fischer est décidé à reprendre le flambeau et à donner un souffle nouveau à ce qu’ils avaient commencé ensemble. Hoffmann avait trouvé son successeur : très rapidement, ils s’étaient mis d’accord pour continuer l’organisation des randonnées d’écoliers sous la houlette de Fischer.
Hoffmann n’est pas un penseur révolutionnaire. Il estime suffisant de diriger une association de Gymniasten (3) inscrits au cours de sténographie et férus de randonnées, avec l’accord des instances directrices de l’école et des autorités, et en respectant scrupuleusement le système des valeurs de l’Allemagne bourgeoise et wilhelmienne.
Les plans de Fischer, en revanche, sont nettement plus « subversifs ». Leur style et leur ampleur sont tels qu’aucun membre du groupe n’est prêt à les suivre, sauf lui.
Vient enfin la dernière poignée de mains entre les deux amis, le lendemain matin, quand Hoffmann quitte Steglitz avec le premier train. L’heure de Fischer a sonné.
Karl Fischer a la réputation d’un original. Il salue la froidure hivernale en circulant sans manteau, pour blinder son corps contre les morsures du gel. La flemme qu’on ressent au saut du lit, il la combat en se lavant à l’eau glacée, la fenêtre ouverte. Le petit monde des aristocrates de Steglitz et de leurs tristes imitateurs bourgeois, il le perçoit comme le prisonnier perçoit son boulet. Les normes sociales, avec leurs interdits et leurs exigences, il les ressent, depuis sa prime jeunesse, comme des garrots qui empêchent l’ardeur de sa jeunesse de s’exprimer. L’école, avec ses vieilleries de programmes et la rigidité de son quotidien, lui fait souvent douter des « vertus » de l’éducation. Tout son être est animé par la volonté de trancher ces garrots. Des jours entiers, après le départ de Hoffmann, il errera dans les forêts qui entourent Steglitz. Ses pensées vagabondent et s’entrechoquent, elles forgent des images, des leitmotive dont la vigueur et la force suggestive le pousseront à l’action.
Conséquent avec lui-même, il commence à réaliser ses idées au sein du groupe que lui a légué Hoffmann. Les excursions communautaires se font plus fréquentes et plus longues. Les rassemblements, plus réguliers. Ils en organisent même pendant la semaine. Mais tout cela est encore loin de le satisfaire. Il crée un sifflement de reconnaissance et un salut qui distinguera son groupe de tous les autres.
Ce groupe, il veut le détacher de la vie quotidienne paralysante de Steglitz.
Il sait que la conception des choses qu’il porte en lui est frappée du sceau de l’unicité et il cherche des voies pour représenter cette originalité. « Nous sommes une caste particulière, nous sommes hors du commun et n’avons nul besoin de singer les manières des autres gens ».
Il modifie l’habillement et bientôt tout Steglitz jasera et parlera de ce « fou de Fischer » et de ses copains. Avec ses compagnons, il chante de vieux Lieder (4) du peuple, ébauche de nouvelles randonnées et rêve d’aventures palpitantes. Mais le contraste entre le rêve et la réalité est désenchanteur : le lendemain, dès le matin, les voilà tous assis dans les classes aux grands murs nus du Gymnasium de Steglitz, et ils potassent du vocabulaire grec ou latin.
Mais les idées de Fischer poursuivent leur vagabondage et se focalisent sur le groupe. Pourtant, à ce groupe, il manque un nom qui puisse dès l’abord allumer les cœurs ; il n’y a pas assez de membres et pas de possibilité de faire de la publicité. Fischer, pourtant, échafaude ses plans…
Il est aussi un réaliste. Il sait analyser la situation avec exactitude et raison garder : il est encore trop tôt pour déclencher une rébellion ouverte contre les principes de base, solidement imposés, de la bourgeoisie wilhelmienne.
Il doit donc trouver une voie sans confrontation pour pouvoir se libérer et libérer la société des garrots qui briment toute originalité.
Il repart marcher, errer, dans les champs de la campagne qui s’étend autour de Steglitz. Il rumine et pèse le pour et le contre, évalue les possibilités. Il finit par clarifier ses idées. Sa décision est prise. Il sait ce qu’il veut.
Wandervögel : Révolte contre l’esprit bourgeois – Editions ACE – 2001