À la manière de G. de La Fouchardière — Soigne ta tenue !
— Eh bien ! Bicard, qu’est-ce qui ne va pas! Vous êtes là, tout avachi, avec une barbe de quatre fours, l’œil torve et la lèvre pendante. Allons, mon vieux camarade, ne vous laissez pas abattre comme cela. Aujourd’hui, la vie appartient aux forts, aux énergiques, aux audacieux. Redressez-vous, que diable ! « Promenez-vous dans la vie, rasé de frais, bien astiqué, brossé, le torse relevé, le regard fier… » Au fait, voici un numéro du Pont où vous trouverez un article sur…
— Ça va ! Vous payez pas encore ma physionomie. C’est justement à cause de cet article que je suis devenu comme ça. Ah ! ne me parlez plus de torse bien astiqué, de sourire accroché et de bégonia à la boutonnière !… Figurez-vous que j’ai pris tout ça au sérieux, et que lundi matin je me suis lavé à 5 heures, et qu’après m’avoir rasé à m’écorcher la peau, j’ai changé de faux col, et même de caleçon, bien qu’il se voit pas. Puis, j’ai endossé mon habit à queue ; celui qui me sert pour les mariages et les enterrements. J’ai mis mes vernis, malgré qu’ils m’esquintent les pieds. Je me suis caillé de mon cylindre ; j’ai pris mes gants blancs. Et je suis parti au boulot, le torse relevé, le regard fier, le sourire rudement bien à crochets, puisque j’ai un bridge, et tout en sifflant « La Marche des Grenadiers ». Bien sûr, j’ai produit mon petit effet dans la rue et surtout à l’usine. Le patron m’a présenté ses condoléances distinguées, et les copains m’ont couvert de quolibètes. Et puis, par malheur, la queue de ma redingote s’est prise dans le volant d’une machine ; j’ai répandu de l’huile sur mon froc, et les garnements de l’usine ont transformé mon gibus en pot de fleurs. Bref, mon seul et unique habit de gala a été fichu en l’espace d’une matinée. Et le pire, c’est que je viens de recevoir une lettre de mon copain Karl qui m’invite à sa noce, dimanche prochain. C’est un bon dîner qui va me passer sous le nez… Y pas à dire, ma situation est cornélique.
— Calmez-vous, Bicard ; je vous prêterai mon smoking pour aller à cette cérémonie. Mais, je vous en prie, n’ayez pas cette mine catastrophée ; c’est une mauvaise propagande pour nous, Français. Regardez autour de vous, personne n’a votre laisser-aller.
— Pardon ! Regardez là-bas, au fond de la salle, ce type qui est en train d’écrire ; Il est encore plus moche que moi, hein !
— Certes, vous avez raison, Bicard. Mais ? Mais, je ne me trompe pas ?
— Vous le connaissez ?
— Je pense bien, c’est un confrère. C’est même l’auteur de l’article en question.
V.G., Le Pont