Mon premier aigle – Conte inédit d’Ernst Wiechert

J’avais treize ans et rentrais à la maison pour les vacances d’été. On nous avait envoyé un nouveau garde forestier et il nous accueillit mon frère et moi par ces paroles : « Je sais où il y a un nid d’aigle. Ce sera à l’un de vous deux de l’abattre. « Il y avait bien des choses étranges dans nos forêts, mais il nous fallut quand même un moment pour saisir celle-là. Nous nous regardions, mon frère et moi, et dans ce regard, nous sentîmes qu’il y avait quelque chose de dur et de pénible dans tout cela : l’un de nous serait obligé de céder sa place. Nous ne pouvions le faire de bon gré car, pour un aigle, nous aurions vendu jusqu’à notre âme. Nous ne disions mot, mais nos regards suffisaient à nous faire comprendre ce que chacun de nous pensait.

Le deuxième jour, nous finîmes par tirer au sort, avec des brins d’herbe comme il sied dans la forêt. Je perdis. Mes regards se fixèrent tour à tour sur mon brin d’herbe et sur mon frère : cela ne faisait aucun doute, j’avais perdu. Il va sans dire que je pleurai. Aujourd’hui, en me reportant trente-cinq ans en arrière, je trouve encore naturel de m’être révolté. Je ne savais pas alors, que tout destin est bon. Je ne bougeais pas de ma place préférée, dans le bois, me creusant l’esprit trois jours durant. Le quatrième, je pris une grande feuille sur le bureau de mon père et j’écrivis : « Je promets et jure sur mon honneur le plus sacré… » Cela commençait ainsi. Suivait la liste de toutes les choses, possessions, privilèges et droits que je transmettais à mon frère, à la condition qu’il cédât l’aigle.

Mon frère vendit son droit d’aînesse. Plus que pour un plat de lentilles, mais il le vendit tout de même. Je crois qu’il le fit davantage par bonté que par désir de posséder mes biens. J’en éprouvais un peu de honte, mais pas assez pour que ce soit cuisant. Cependant, tout au fond do mon âme, il y avait un recoin obscur devant lequel je n’osais m’arrêter, et ce n’est que bien des années après que je l’ai dévoilé.

Nous nous en allâmes un matin de juillet le grand chasseur et moi. Il n’était que trois heures et demie, je n’avais pu dormir qu’une heure. Nous marchâmes plus d’une lieue à travers des bois couverts do rosée au-dessus desquels se levait le soleil. Chaque trace, chaque cri m’y étaient familiers. Je portais le fusil à deux coups de mon père et sa gibecière. Mon cœur battait déjà bien fort au sortir de la maison. La conquête de l’Amérique n’a pas dû être très différente. Cela n’était pas facile d’aller ainsi avec le grand chasseur, il fallait savoir un tas de choses : reconnaître les oiseaux à leur vol, à leur chant, savoir ce que cela signifie quand les pommes de pins sont grandes ouvertes, par terre, sur la mousse ou quand la rosée scintille sur les toiles d’araignées, reconnaître la direction du vent, chaque trace sur le sable.

Le nid était à proximité de notre second lac, de l’autre côté des bords marécageux, dans un bois obscur et épais où je n’étais encore jamais entré. On entendait le cri des grues sur les prairies des rives. Des arbres s’étaient abattus les uns sur les autres, le romarin sauvage foisonnait, l’air était lourd et étrange. On se serait cru dans la jungle d’un autre continent. Je me glissais sans bruit sur les traces du grand chasseur. Nous entendions l’aigle crier puis s’arrêter pour écouter. Ce n’était pas le même cri que celui de l’aigle pêcheur, mais il était aussi plaintif, triste et émouvant. La forêt, qui ressemblait à une voûte sombre, étouffait ce cri. Tout cela était étrange comme un chemin défendu, comme l’effraction sacrilège d’un lieu saint.

Le chasseur me fit un signe. L’aigle se tut. Nous restâmes sous le nid pendant une demi-heure, immobiles, abrités par un buisson de tilleuls. L’aigle cria encore une fois dans le lointain. Au-dessus de nous, dans le nid géant, les voix plaintives des petits lui répondirent, aiguës et inquiètes comme celles des tout jeunes chevreuils. Une tête blanche se dressa par-dessus le bord, blafarde et hideuse comme celle d’un fantôme de marais.

Le chasseur leva la main pour m’avertir. Il cueillit une feuille de tilleul, la porta à ses lèvres et se mit à lancer un appel pareil à celui des jeunes aigles, mais plus plaintivement encore, comme s’ils avaient été en danger. Mes regards s’élancèrent à travers la forêt que striaient de rouges rayons. Mon cœur battait très fort. Je voyais des aigles partout. « Doucement », me dit le chasseur à voix basse. « Tout doucement… »

Il arriva. Sans bruit. D’abord une ombre, noire, grande, qui courut sur les cimes. Puis, l’aigle lui-même, les ailes immenses, le corps s’abattant comme une pierre. Quelque chose de sombre tomba dans le nid. une proie que nous ne parvînmes pas à reconnaître. L’espace d’une seconde, je vis l’oiseau sur la branche grise du chêne, ailes ouvertes… la branche tremble derrière lui… le tonnerre du coup de fusil affolé… écho… silence… manqué…

Le chasseur eut beau me consoler, ce fut en vain. Nous primes le chemin du retour. Chaque pas était un pas dans une mer de honte, de douleur, de déchéance. Manqué ! Mon premier aigle, manqué ! Mon frère ne m’accueillit pas avec un sourire de joie. Lorsqu’il m’entendit pleurer tout bas, au milieu de la nuit, dans notre mansarde, d’une voix tranquille il me dit : « Si tu veux, tu peux y retourner encore une fois. » Il avait vendu son droit d’aînesse une première fois, il m’en faisait cadeau à présent. Je compris qu’il valait mieux que moi et sentis combien je l’aimais. Comme il faisait sombre et qu’il ne pouvait pas me voir, je n’avais pas besoin d’avoir tellement honte.

J’ai abattu l’aigle deux semaines plus tard. Mais cela ne me fit plus aucun plaisir. Il mourut devant moi, sur la mousse et, dans son agonie, les petites plumes triangulaires de sa nuque tremblèrent doucement. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvais que le désir vaut mieux que la possession. Je n’ai plus jamais abattu d’aigle depuis. Aujourd’hui, quand j’entends le cri perçant et triste, je reste longtemps debout, en silence, et j’écoute. Une seconde voix s’élève alors de la sombre vallée des souvenirs, une voix grave et profonde qui se mêle à la voix claire de l’oiseau : « Si tu veux, tu peux y retourner encore une fois. »

Mais je sais, à présent, qu’il ne faut jamais essayer de retourner encore une fois ».

Ernst Wiechert
Ernst Wiechert

Ernst Wiechert, Marianne, 30 août 1939

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