« La tâche de notre génération est de détruire l’hypocrisie dans la vie. » Ce mot du philosophe espagnol Ortega y Gasset exprime en effet les aspirations des jeunesses de beaucoup de pays. La civilisation à laquelle nous appartenons est en pleine décadence, en pleine corruption. Il faut donc une rébellion contre la vie bourgeoise, contre les mensonges conventionnels et hypocrites qui tyrannisent la société, il faut une régénération totale de la société et de ses institutions, une révolution contre la rigidité stérile qui étouffe les forces vitales de l’homme, du peuple et de l’humanité. Ce sentiment et cette volonté révolutionnaire se manifestent plus ou moins dans tous les mouvements de jeunesse, à droite et à gauche…
En Allemagne, comme du reste aussi en Russie et en Italie, les puissances du régime dictatorial aiment à se solidariser et à s’identifier avec les forces jeunes. Elles ont réussi à mettre ces aspirations de la jeunesse au service de leur État totalitaire. Elles prétendent être la régénération définitive non seulement de la politique et de l’économie, mais aussi de toute la vie culturelle et sociale. Elles prétendent représenter une philosophie universelle et universaliste de la société, une Weltanschauung.
Voici donc que se pose une question grave : Y a-t-il vraiment dans le Troisième Reich une « victoire » des jeunes et de leur profonde volonté de régénération, ou n’y a-t-il qu’un abus ou même une véritable falsification et un pervertissent de ces aspirations des jeunesses ? Si l’on ne peut pas répondre à cette question par un simple « oui » ou « non », est-ce que le dynamisme du mouvement des jeunes reste paralysé ou lié au système politique actuel, ou y a-t-il quelque chose de plus là-dedans ?
Jetons d’abord un coup d’œil sur la naissance du Jugendbewegung (mouvement de jeunesse) qui fut une rébellion des forces vitales de la jeunesse allemande contre la décadence culturelle, comme elle se manifestait dans le Reich des Hohenzollern. Le XIXe siècle avait amené une transformation profonde dans la structure sociologique et dans l’esprit culturel de la nation allemande. En 1816, la population du pays, jusqu’à concurrence de 78 0/0, était vouée à l’agriculture ; vers la fin du siècle, cette proportion était tombée à 29 0/0, tandis que la population avait triplé dans son ensemble. L’industrialisme et le capitalisme avaient bouleversé de fond en comble toutes les conditions d’existence. Cette nation de poètes, de rêveurs et de philosophes, la patrie des Kant, des Goethe et des Beethoven, était devenue le peuple par excellence des organisateurs et des fonctionnaires, des ingénieurs et des mathématiciens. L’avènement du nouvel Empire, en 1871, avait marqué le début d’un ascendant énorme de l’Allemagne sur le terrain politique, militaire et économique, en même temps que d’une stérilité et d’une décadence inouïe dans le domaine culturel. De ce point de vue, il n’est peut-être pas une époque de notre histoire qui ait été plus désastreuse que celle des premières décades du règne des empereurs Hohenzollern. Et si vous en voulez un témoignage inoubliable, songez à l’architecture de cette époque, à ces façades indescriptiblement laides, à cette imitation imbécile du style gothique et du style Renaissance, à cette ornementation prétentieuse et ridicule, à cette absence totale de sincérité, de simplicité et de bon goût. Comparez les monuments de cette époque avec les cathédrales et les hôtels de ville magnifiques léguée par le Moyen-Âge et incarnant l’admirable essor spirituel de nos ancêtres, ou avec le style honnête, digne et pur de nos constructions modernes, et vous comprendrez ce que je veux dire, quand j’évoque ce que fut la mentalité de notre peuple à la fin du siècle dernier. La même mentalité produisit une conception tout à fait formalisme de l’éducation. Les jeunes gens et jeunes filles devaient dévorer et assimiler autant de connaissances pratiques que possible, pour pouvoir faire carrière et gagner de l’argent.
L’hypocrisie, la flagornerie la plus basse, la vantardise, la chasse à l’argent, la décadence des mœurs, semblaient avoir aboli la véritable nature de notre peuple. Nous étions devenus puissants et riches, mais nous avions perdu notre âme. Un capitalisme débordant, un matérialisme tyrannique, un matérialisme répugnant, que camouflait mal un idéalisme superficiel et patriotard, menaçaient dans ses profondeurs la santé spirituelle du peuple allemand.
Plusieurs efforts se produisirent qui tendaient à la résistance et à la régénération. On vit surgir presque simultanément, dans ce sens, le mouvement ouvrier, le mouvement féminin, le mouvement pour une éducation nouvelle, des mouvements religieux, enfin le mouvement de jeunesse, qui, dans le domaine proprement culturel, fut le plus caractéristique, comme clan vers la renaissance nécessaire. Le retour à la nature, à la vie simple, joyeuse et libre, le contact vivant avec tout ce qui, dans le passé et la tradition allemande, avait véritablement exprimé l’âme allemande, la renaissance d’un sentiment religieux profond, le refus de se soumettre aux hypocrisies et mensonges conventionnels d’une civilisation décadente, le culte de la véracité et de la sincérité absolues, enfin et surtout, la recherche d’une fraternité largement humaine construite sur tous ces éléments : telle fut, dans ses traits principaux, l’orientation de ce mouvement des jeunes.
Aux origines du mouvement se trouvent les Wandervögel (« oiseaux migrateurs »), dont le premier groupe naquit à Steglitz (un faubourg de Berlin) en 1897. De jeunes lycéens, avec Karl Fischer comme chef, s’enfuirent de la grande ville et gagnèrent les forêts, vivant en plein air avec une simplicité extrême, couchant sur la paille des granges ou sous les tentes, se contentant de repas frugaux, dédaignant le luxe et le confort, se méfiant des mœurs bourgeoises. Dans la solitude des forêts, ils se créèrent, dans leurs heures libres, un nouveau monde romantique, où, autour de leurs feux de camp, ils eurent l’expérience profonde d’une nouvelle camaraderie et fraternité. Ils ne savaient pas exprimer ce qu’ils voulaient, mais ils savaient qu’ils ne voulaient pas rester ce qu’ils avaient été et qu’ils ne voulaient pas que le monde restât ce qu’il était. Dans leurs pèlerinages à travers le pays, ils venaient contact avec la population rurale. Ils y trouvaient beaucoup de cette simplicité et sincérité de la vie qu’ils recherchaient, et ils y trouvaient de nombreuses vieilles coutumes populaires, chants populaires et danses populaires. Ils en étaient charmés et se mirent à réveiller au sein de leurs groupes ces vieilles traditions qui leur semblaient beaucoup mieux exprimer l’âme allemande que la civilisation déracinée des villes.
Leurs groupes se multipliaient rapidement, malgré toute sorte de difficultés et de persécutions de la part de l’école, des parents, parfois même de la police. Lorsque Hans Breuer publia, sous le titre de Zupfgeigenhansl, la magnifique collection de chants populaires que les Wandervögel avaient rassemblée, une autorité bavaroise interdit le livre sous l’inculpation qu’il fût « immoral et révolutionnaire ». Ce même Zupfgeigenhansl on le trouve à présent dans les librairies de toutes les écoles de couvent. Au début de la guerre mondiale, les trois ligues des Wandervogel groupaient déjà 5o.ooo jeunes gens et jeunes filles, et plusieurs autres groupements s’inspiraient du même esprit. Par la simplicité et la sincérité de leur vie, ils voulaient se distinguer nettement de la masse « bourgeoise ». Ils ne buvaient pas d’alcool et ne fumaient pas, beaucoup d’entre eux ne mangeaient pas de viande, parce qu’ils voulaient être des hommes libres et non pas les esclaves d’usages pernicieux et au fond déraisonnables. Ils ne s’inclinaient pas non plus à la dictature de la mode, mais portaient des costumes simples et beaux, en accord avec leur goût et avec les règles d’une vie saine.
Bientôt il y eut également des groupes catholiques qui s’inspiraient de l’esprit de la Jugendbewegung : le Quickborn fut le premier. Pour ces catholiques, le sens du mouvement n’était pas le simple « retour à la nature », mais le renouvellement de l’homme et de la société humaine par une vie conforme à la nature et à l’esprit du Christ. Ce qu’ils voulaient, c’était la « révolution chrétienne ». Dans la vie religieuse, ils cherchaient une piété profonde qui, au lieu d’une bigoterie doucereuse, met au centre la sainte liturgie. C’est à la Jugendbewegung qu’on doit en Allemagne, jusqu’à un certain degré, le mouvement liturgique… Mais revenons au mouvement général.
En 1913, toute l’Allemagne célébra le centenaire de la bataille de Leipzig, où Napoléon avait été vaincu et expulsé d’Allemagne. Plusieurs ligues de la jeunesse nouvelle furent invitées à prendre part dans les cérémonies et manifestations. Après une délibération consciencieuse, on décida de ne pas y aller. On se disait : Dans ces réunions, on fera beaucoup de bruit patriotique, on se réjouira de ce que tout est bon et parfait en Allemagne, on boira beaucoup de vin et de bière, ce qui renforcera encore ce genre de patriotisme. On fera de longues harangues sur la patrie, mais, en vérité, beaucoup de ces bourgeois pensent beaucoup plus à leur argent et aux bénéfices qu’ils tirent de la patrie qu’à la véritable grandeur de notre peuple qui se trouve dans autre chose. — Et on décida enfin d’organiser en même temps une fête de la jeunesse nouvelle sur la hauteur du Hohe Meissner, montagne en Allemagne Centrale, pour y éclaircir la volonté des jeunes et leur amour de la patrie. De toutes les parties d’Allemagne et de nombreux groupes et ligues, 3000 jeunes gens et jeunes filles furent debout autour des feux de joie du Hohe Meissner. Les groupements représentés se réunirent dans un seul mouvement qui s’appela Freideutsche Jugend (Jeunesse Libre-Allemande) et essaya d’exprimer son caractère propre dans la formule suivante : « La Jeunesse libre allemande veut former sa vie de sa propre détermination, devant sa propre responsabilité, dans la véracité intérieure. » Formule nette dans son sens négatif, comme déclaration de combat à toutes les tyrannies et autorités illégitimes, mais vague et dangereuse dans son sens positif. C’est l’autonomisme absolu, le refus de toute autorité qui n’est pas librement reconnue par le sens de responsabilité personnelle. Mais ce fut une formule qui unissait toute cette jeunesse du Hohe Meissner. Quelle que soit, dans les détails, la tendance de chacun. Le Hohe Meissner marque le début d’une deuxième phase du mouvement de jeunesse. Du romantisme des forêts, on était décidé d’entreprendre la marche dans le monde…
La guerre mondiale éclata. Les jeunes l’acceptèrent comme une heure décisive, comme une occasion providentielle pour la transformation et la renaissance du peuple allemand. 13.000 Wandervögel partirent pour le front, 7000 n’en revinrent jamais. Nombreux parmi eux furent ceux qui, volontaires de guerre, en novembre 1914 perdirent leur vie devant Langemark, dans les plaines des Flandres…
La guerre se prolongea durement, et un grand nombre parmi les jeunes devinrent de plus en plus critiques. Quel est donc le sens de cette boucherie qui semble insensée ? Quelle raison avons-nous, jeunes Allemands, de nous battre avec de jeunes Français et Anglais que nous n’avons jamais vus et qui ne nous ont jamais fait aucun tort ? Destinée tragique ? Responsabilité criminelle de certains chefs ? Impuissance des politiciens à accomplir leur véritable tâche ? Quoi qu’il en soit, cette guerre signifie la faillite d’un monde entier, faillite de la vieille diplomatie et politique, faillite aussi des hommes… de nos pères. Avons-nous encore le droit de leur laisser la direction des choses ? À l’avenir, c’est notre tour. Nous avons le devoir sacré de construire une Allemagne nouvelle, un ordre nouveau…
Lorsque l’Empire se fut effondré sous le choc des forces militaires et économiques supérieures des Alliés et qu’arriva ce qu’on a tort d’appeler la Révolution du 9 novembre 1918, les forces de la Jugendbewegung se mirent à pénétrer dans le domaine des réalisations. Beaucoup entrèrent dans les luttes politiques, et leurs chemins s’y dissocièrent. Les uns donnèrent toute leur foi et tout leur enthousiasme à la démocratie Weimarienne, d’autres joignirent les mouvements révolutionnaires à gauche et à droite, combattirent dans les bandes de volontaires nationalistes et dans les rébellions bolchevistes. Mais la plupart se mirent à travailler dans le domaine culturel et social. Les réformes scolaires, les universités populaires, la formation ouvrière, les œuvres sociales, la littérature, les arts, la musique, tout éprouvait l’influence de la Jugendbewegung. Le mouvement se divisa en des centaines de ligues et associations, mais il pénétra aussi dans les grandes organisations de masse religieuses, politiques et sportives, et les transforma profondément. Beaucoup de ces choses, pour lesquelles les petites chapelles du mouvement de jeunesse avaient lutté sous des difficultés inouïes, devenaient la possession commune de toute la jeunesse allemande. Avec les formes extérieures, adoptées par des millions, ce ne fut pas toujours, hélas ! l’esprit qui y pénétra aussi…
À travers toutes les différences, la jeunesse possédait une grande communauté dans sa manière de penser, de sentir et d’agir et dans le profond respect de toute conviction sincère. Dans son organisation des Auberges de la Jeunesse, elle créa environ 2500 auberges qui étaient de véritables centres fraternels et étendaient la même hospitalité à tous les jeunes, catholiques et protestants, juifs et libres-penseurs, nationalistes ou pacifistes, démocrates, communistes ou nazis. Ils n’avaient qu’à se soumettre aux règles librement adoptées par la jeunesse : il était strictement défendu de fumer ou de boire de l’alcool ainsi que de troubler la paix par des disputes qui manquent du respect des convictions d’autrui. Dans le Comité National des Associations de Jeunesse Allemandes (Reichsausschuss Deutscher Jugendverbände) presque toute la jeunesse de l’extrême droite à l’extrême gauche, s’était confédérée, en sorte qu’il représentait 5 millions de jeunes gens et jeunes filles. C’était surtout une tribune libre, où les dirigeants des différentes ligues échangeaient leurs idées et expériences, où on apprenait à connaître le point de vue des autres. Il s’occupait aussi d’enquêtes statistiques et documentaires et organisait des actions en commun dans des affaires, où il y avait une unanimité dans les œuvres de jeunesse : protection légale des jeunes ouvriers, vacances suffisantes et payées pour les jeunes travailleurs, lutte contre l’alcoolisme et la pornographie, etc. Une exposition Das junge Deutschland (La Jeune Allemagne) interprétait, pour l’opinion publique, la vie, la volonté et les revendications des jeunes. Une importante revue, des réunions régulières et des comités régionaux servaient à maintenir les contacts.
A de nombreuses occasions, les jeunes de tous les groupes se réunissaient dans des réunions d’études, des débats, des comités d’action, des fêtes. Surtout ces vieux châteaux historiques que la jeunesse avait transformés en auberges de la jeunesse et en centres de réunions, comme la Freusburg en Rhénanie et la Comburg en Wurtemberg, connues un peu à travers le monde entier, rassemblaient souvent de jeunes dirigeants venus de tous les points de l’horizon philosophique. Souvent, dans de telles rencontres, on constatait que les jeunesses ont plus en commun entre elles qu’elles n’ont avec les vieilles générations de leurs propres groupes. Il y avait même des cercles d’études, composés de jeunes catholiques et de jeunes communistes, où chacun tâchait de mieux connaître la mentalité et les idées de l’autre. Pour un congrès des aumôniers de la jeunesse catholique (ce fut encore en iso, on invita un dirigeant de la jeunesse protestante, un dirigeant socialiste et un dirigeant nationaliste, à présenter des rapports sur leurs œuvres de jeunesse, les bases spirituelles ainsi que les principes pédagogiques et les méthodes d’action.
La jeunesse savait et sentait qu’elle avait beaucoup en commun, et elle disait toujours de nouveau et dans mille formes que son grand but était la régénération intégrale de la vie tout entière. Le chant du jeune socialiste Hermann Claudius, Wann wir schreiten, devint le chant de combat de toute la jeunesse : « L’ère nouvelle marche avec nous ». Il va sans dire que ce sentiment de communauté, ce désir d’une synthèse universelle contenait aussi ses grands dangers, surtout si certains voulaient y arriver trop vite et trop facilement.
On citait souvent le mot de Julius Langbehn, le « Rembrandt-Deutsche » dont le livre était si populaire parmi les jeunes et qui avait dit : « Il faut nettement séparer les contrastes, non pas les assembler. » Mais, d’autre part, il y a énormément de contrastes qui ne le sont que grâce aux préjugés et malentendus des hommes. Ce sont ces préjugés qu’il faut supprimer. — A une formule nette et pratique de la volonté commune de régénération, on ne devait jamais atteindre. Les idées et les attitudes étaient trop différentes, la confusion baryonique des langues était trop puissante. Lorsque, en 1923, un grand nombre de dirigeants du mouvement de jeunesse d’avant-guerre se réunirent de nouveau sur le Hohe Meissner, pour célébrer le souvenir décennal du grand début de 1913, ils virent douloureusement combien leurs attitudes dans les choses pratiques étaient éloignées les unes des autres. Et Karl August Wittfogel, un de ces Freideutsche qui étaient devenus communistes s’écria : « Vous avez une étable pleine d’idées, mais vous n’avez aucune idée pour laquelle vous êtes prêts à mourir. » Une voix qui rappela aux relativistes et individualistes la puissance de l’absolu.
Cependant, il y avait certains traits caractéristiques en commun parmi les jeunes. Tous avaient pour idéal une société « organique » qui vaincrait les organisations mécanistes « sans âme ». Tous étaient anticapitalistes, tous voulaient se consacrer au peuple allemand et voulaient aider à construire le grand Reich qui serait l’expression parfaite et le symbole digne de l’âme allemande. Beaucoup croyaient aussi à la famille des nations, à la communauté fraternelle de tous les peuples, et ils donnèrent un grand élan au pacifiste d’après-guerre, surtout au pacifiste absolu. — Des nationalistes parmi les anciens Freideutsche qui s’étaient groupés en 1919 dans le Jungdeutscher Bund [Ligue Jeune-Allemande] dirent : « À présent, le peuple allemand voit son idéal dans des notions différentes : christianisme, germanise, socialisme. Nous croyons que ces trois idéals devraient être ensemble. Ils se contredisent sur le plan des doctrines et de l’agitation vulgaire. Ils sont un sur le plan de l’idée. Nous cherchons des hommes qui, comme nous, veulent vaincre cette tension. » ~ Si ces nationalistes adoptèrent pour eux le socialisme, d’autre part, l’idée de la patrie était devenue, sans porter préjudice à l’idéal international et pacifiste, une réalité vivante pour de nombreux jeunes socialistes. Au sein de leur mouvement, il y avait une importante section, le Hofgeismarer Kreis, qui se caractérisait par un patriotisme particulièrement romantique. Une des plus belles confessions de l’amour d’Allemagne dans le mouvement de jeunesse est un poème du jeune socialiste Karl Bröger, publié en 1938 et qui s’est vite conquis toute la jeunesse.
« Deutschland stirbt nicht, L’Allemagne ne meurt pas. » Le poète a été en 1933 prisonnier dans un camp de concentration nazisme, à cause de ses idées antinationales ! Le 33 février 1934, Alfred Rosenberg, dictateur philosophique de l’hitlérisme, a proclamé comme mot d’ordre national-socialiste presque le mot du socialiste Bröger : l’Allemagne Eternelle. Du reste, cette formule est déjà assez ancienne. C’est, je crois, le juif Heinrich Heine (hottibile dictu !) qui l’a prononcée le premier dans son poème « L’existence de l’Allemagne est éternelle ». … Glissons ; d’ailleurs, malgré sa beauté poétique, la formule est foncièrement fausse. Ni l’Allemagne ni d’autres patries n’appartiennent aux valeurs éternelles.
Depuis 1926 ou 1927, une profonde transformation pouvait être remarquée dans le mouvement de jeunesse allemand. À côté de la génération qui avait vécu la guerre et qui avait trouvé plus ou moins l’expression de son attitude dans la formule du Hohe Meissner, une autre jeunesse se rangeait, poussée par le même désir de régénération, animée de la même volonté révolutionnaire, mais orientée plutôt vers Faction immédiate, surtout l’action en masses. En face d’un monde dont on ne comprenait pas les complications et dont on ne remarquait que le désordre et le déséquilibre évidents, l’individu se voyait abandonné à tous les hasards et tâchait de se réfugier sous la protection d’une grande collectivité, où il n’était pas nécessaire de réfléchir et de discuter, mais simplement de marcher et d’agir. On était las des théories pâles, des discussions stériles. La communauté dont on rêvait, si elle ne peut pas se créer sur le plan des intelligences et des consciences, doit être réalisée par l’élan vital, la soumission aveugle sous un chef et l’acte révolutionnaire. Les contacts et l’esprit fraternel entre les différents groupes devenaient de plus en plus faibles, les murs entre les ligues de plus en plus hauts. Si on regarde les volumes des revues de jeunesse des derniers cinq ans, on trouve partout les mêmes illustrations : des groupes de jeunes, marchant au pas discipliné, suivant un drapeau. Ce drapeau porte la croix gammée, l’étoile soviétique, les trois flèches, la Croix du Christ… Même forme de manifester sa foi qu’on ne discute pas, mais pour laquelle on marche et lutte, suivant aveuglément son chef.
Cette attitude atteignit un degré d’intensité inouï sous la pression de la crise économique. Six millions de chômeurs et une jeunesse sans espoir, cela explique bien des choses… Imaginez la mentalité d’un jeune homme qui a la certitude que, durant toute sa vie peut-être, il ne pourra jamais dépenser un seul mark qu’il ait gagné lui-même ! La situation n’était pas plus gaie pour les intellectuels que pour les ouvriers. La jeunesse universitaire n’entrevoyait aucune chance de se faire une situation. Des milliers de jeunes instituteurs et institutrices, que l’État avait formés à grands frais et selon les meilleures méthodes pédagogiques, n’avaient positivement rien à faire et n’apercevaient aucune possibilité de s’employer, tandis que beaucoup d’instituteurs, très âgés et aussi très vieux jeu, gardaient leurs places. Il existait en Allemagne de grandes villes où, dans les écoles, l’on ne trouvait pas un instituteur ayant moins de quarante ans ! L’homme « de la rue » n’arrivait pas à comprendre un état de choses où les paysans font faillite parce qu’ils ne peuvent pas vendre leurs produits et payer leurs impôts, tandis que d’autre part des millions d’êtres ont faim parce qu’ils ne peuvent pas acheter ces mêmes produits. Il y a là un désordre évident, et ceux qui ont gouverné l’État pendant cette période font figure ou de fous incapables ou de criminels dangereux : qu’on les chasse, qu’on les supprime ! La situation était donc révolutionnaire et la mentalité générale était exactement celle que traduit la fameuse phrase qui termine le Manifeste communiste : « Nous n’avons rien à perdre que nos chaînes et nous avons un monde à gagner. »
Deux groupements politiques, surtout, ont fait appel à cette mentalité révolutionnaire, en apportant une explication simpliste de l’état des choses et en montrant un moyen facile d’en sortir : le national-socialisme et le communisme. En 1932 ils réussirent à recruter, à eux deux, la majorité des votes pour l’élection du Reichstag qui fut envahi soudain par plus de deux cents députés racistes et cent communistes ; l’ensemble des autres groupes était réduit à la défense. Enfin ce fut Hitler qui l’emporta, parce que l’idéologie national-socialiste correspondait mieux que le bolchevisme aux aspirations de beaucoup d’Allemands désespérés.
Le secret du succès du national-socialisme consiste surtout dans ceci : qu’il a amalgamé à la fois l’espoir d’une amélioration matérielle et le désir ardent d’une régénération biologique et morale. Ceux que le matérialisme vulgaire de l’extrême gauche repoussait étaient fort enclins à embrasser le prétendu idéalisme d’Hitler. Le nazisme a su gagner beaucoup de gens qui, tout en se trouvant dans une situation révolutionnaire et en éprouvant un sentiment fort anticapitaliste, n’avaient pas abandonné certains amours traditionnels, personnifiés dans Frédéric le Grand, Bismarck et la gloire de l’armée prussienne.
Le Troisième Reich a de nombreux traits qui sont à même de le faire sympathique aux jeunes. C’est surtout le rajeunissement complet du haut fonctionnariat et des cadres dirigeants dans tous les domaines de la vie publique. La plupart des chefs hitlériens sont des hommes jeunes. Cela marque une différence remarquable en comparaison de la République Weimarienne, où la gérontocratie était en règle. Au temps où la social-démocratie et le Centre détenaient les leviers de commande, le règne des « vieilles barbes », avec le vénérable Hindenburg à leur tête, était indestructible : quiconque était député au Parlement ou occupait quelque autre situation importante était assuré de rester en place jusqu’à sa mort, au grand dam des jeunes qui marquaient le pas. Les médiocrités, les braves gens « de tout repos » qui n’avaient pour eux que la durée de leur service, la bureaucratie routinière triomphaient. Sous Hitler, l’Allemagne s’est rajeunie. Partout on voit des jeunes qui parlent, qui dirigent, qui organisent, c’est aux jeunes que tous les discours s’adressent. Et ceux qui ne sont plus jeunes feignent de l’être, par leurs uniformes, leur attitude et leurs paroles véhémentes. Les jeunes s’imposent partout. Les groupements de jeunes sont devenus plus impuctacts que les écoles ; leurs activités, leurs camps et excursions comptent plus que les cours et la science abstraite. L’Allemagne a l’air de s’être complètement rajeunie.
L’idée de régénération avec beaucoup de conceptions qui étaient si chères au mouvement de jeunesse semble avoir trouvé quelque sorte de réalisation dans le national-socialisme. Mais pour les meilleurs d’entre la jeunesse, surtout pour ceux qui se trouvaient dans les ligues traditionnelles du mouvement de jeunesse, l’enthousiasme pour le national-socialisme n’était pas sans réserve. Déjà en 1930, plusieurs ligues du mouvement de jeunesse avaient adopté le national-socialisme et décidèrent de s’amalgamer dans une Ligue de la Jeunesse National-Socialiste. Elles demandèrent l’admission dans le parti hitlérien avec le privilège de continuer leur existence en dehors de la Jeunesse Hitlérienne dont on n’aimait pas les méthodes démagogiques et sans scrupules. Dans ces conditions, le parti nazisme refusa d’accepter ces jeunes, bien que leur force numérique fût plus grande que celle de la Jeunesse Hitlérienne qui, dans ce temps, avait à peine mille membres. Parmi les ligues qui, en 1933, furent dissoutes les premières, il y avait, chose curieuse, les plus nationalistes des ligues de jeunesse, qui avaient sincèrement salué l’avènement de Hitler au pouvoir, mais qui avaient sur les buts à réaliser des conceptions moins vulgaires que les ligues racistes officielles.
À présent, la Jeunesse Hitlérienne compte environ six millions de membres. Elle peut donc affirmer avec beaucoup de raison qu’elle groupe la presque totalité de la jeunesse allemande. Malgré tous ces succès, il est cependant aisé de voir que la jeunesse est loin d’être satisfaite du Troisième Reich. Tous les dimanches, il y a des réunions de la Jeunenesse Hitlérienne, où la volonté révolutionnaire se manifeste dans des proclamations de guerre contre la « réaction », contre les « vieux » et les « pékins », contre l’Église catholique et parfois contre certains milieux protestants, où l’on va jusqu’à exiger la dissolution de la Ligue des Anciens Combattants National-Socialistes. Pourquoi tout cela ? Parce que la jeunesse allemande ne reconnaît pas le présent comme la réalisation de ses rêves, mais attend toujours de l’avenir la grande régénération. Les chefs se voient donc obligés de ne pas laisser surgir parmi leurs membres le sentiment d’avoir été trompés, ils ont donc à dénoncer toujours de nouveau de prétendus ennemis qui empêchent la réalisation du « vrai » national-socialisme. Si on lit les journaux et revues des jeunes hitlériens, en les comparant aux autres journaux allemands, il est aisé de constater que, même dans l’Allemagne nouvelle, les jeunes et les vieux constituent deux mondes différents et que le dynamisme du mouvement de jeunesse est loin d’être épuisé.
Le nationalisme bruyant, l’antisémitisme brutal, le pseudo-idéalisme raciste qui remplace par un matérialisme biologique le matérialisme tout court sont incapables de satisfaire d’une façon durable les aspirations des jeunes allemands. Parmi ceux qui prennent le national-socialisme sincèrement au sérieux, beaucoup cherchent une base plus profonde pour leurs opinions, et cela explique l’influence formidable du mouvement qui veut créer une nouvelle foi germanique, une religion nationale et raciste, en contradiction nette avec le christianisme. Le professeur Hauer, chef de la Deutsche Glaubens-Gemeinschaft (Communauté de la Foi Allemande), est l’ancien chef d’une ligue de jeunesse.
D’autre part, les mouvements oppositionnels ont fait de considérables progrès pendant ces derniers mois. Déjà il y a des milliers de groupes clandestins ; des centaines de petits bulletins hectographiés paraissent régulièrement à leur intention. Quelques-uns sont communistes ou socialistes, d’autres sont national-socialiste révolutionnaires et combattent le « faux » national-socialisme d’aujourd’hui au nom du « vrai » socialisme national de demain. « La seconde révolution » est leur mot d’ordre, et ils sont en contact avec le Comité de la Révolution Allemande, dirigé par l’ancien chef hitlérien Otto Strasser.
Finalement, et c’est notre grand espoir, il y a, malgré toutes les persécutions et peut-être même à cause d’elles, une véritable renaissance religieuse dans la jeunesse catholique et dans une partie de la jeunesse protestante. Nous ne pensons pas ici au premier rang à leur force d’organisation, bien que ce soit un fait heureux et admirable que les associations de jeunesse catholique aient de nouveau, après une période de diminution et stagnation temporaire, des effectifs croissants, mais à la vie religieuse plus ardente, à l’attitude silencieuse, pleine de décision et d’esprit de sacrifice, qui se manifeste partout d’une façon si nette, après les heures tragiques de l’incertitude et du danger de confusion. Voilà les signes d’un renouveau. La régénération de la vie humaine et des institutions humaines ne peut trouver sa réalisation intégrale que si une régénération religieuse, une véritable rechristianisation des âmes, la précède.
Dr. Kurt Turmer. Septembre 1934 – La revue des Jeunes, N°9 25e année