Les « Hymnes » sont de 1890 — Stefan George a vingt-deux ans — et dès lors les recueils de poèmes se succèdent régulièrement jusqu’à la fin du siècle : les « Pèlerinages », « Algabal », les « Eglogues » et « Louanges » suivies des « Chants » et des « Jardins suspendus », l’ « Année de l’âme ». En 1900 paraissent le « Tapis de la vie » et les « Chansons du Rêve et de la Mort », puis George se tait pendant six ans. Il ne publie pendant ce long intervalle qu’un album de vers anciens « Die Fiebel », et ne donnera qu’en 1907 le « Septième Anneau », après quoi l’« Arche de l’Alliance » (1924) et « Nouvel Empire » (1928) couronneront son œuvre.
Il était tentant de charger de sens la retraite de plus d’un lustre qui va du « Tapis de la Vie » au « Septième Anneau », et l’on n’y a pas manqué. Au seuil du second tome de son « Choix de poèmes » de George (1), Maurice Boucher est ainsi amené à poser immédiatement la question de savoir s’il y a deux George : « Avec le siècle nouveau il semble que l’œuvre du poète ait changé de caractère, et l’on a souvent distingué deux périodes qui paraissent s’opposer. Dans la première, George aurait été l’un des plus illustres représentants de l’art pour l’art, un écrivain orgueilleux et solitaire, misanthrope et méprisant… Dans la seconde, au contraire, on le voit chercher des disciples, parler en maitre et en prophète se faire le guide es initiés afin d’agir sur le siècle. »
Y a-t-il rupture entre les deux époque, revirement et presque amende honorable, ou au contraire identité ? Dans un article des « Mélanges Lichtenberger », M. Spenlé concluait à l’unité et rappelait les vers du poète lui- même (2) : — Tu vois un changement — mes actes sont les mêmes… Je garde ma substance en mes métamorphoses.
Maurice Boucher reprend à peu près les conclusions du recteur Spenlé, mais souligne finement la métamorphose : « Si George a eu sa révélation, il ne me semble pas qu’elle l’ait écarté de sa route, mais elle lui montra au bout du chemin qu’il suivait, un horizon nouveau ». L’important était là, de ne pas couper arbitrairement à même le vif, et de faire sentir dans la pérennité le changement.
Génie, ô longue impatience…
Le George du XIX** siècle est tout attente tendue, parfois exaspérée, recherche ardente et ardue. Beaucoup d’ambition, celle de devenir le poète qui manque à l’époque et de ceindre le laurier. Un vers dur, sans faiblesse, sans infléchissements, sans sourire tout en muscles. Mais il manque, au sens religieux, la grâce qui soulèverait le chant. George l’espère, la convoite, prêt â tout, et à l’artificiel, pour forcer le don à lui venir. Quête d’un Dieu inconnu dit Maurice Boucher. Ce Dieu, le poète le cherche en lui et en dehors de lui, dans la nature, dans les siècles. Les apprêts du culte, plus que le culte lui-même ; l’offrande qui attend d’être agréée et consacrée.
Alors vint Maximin. Ce que nous savons de lui : à peu près rien. George le rencontra à Munich et le jeune homme vécut trois ans, avant de mourir prématurément, dans le cercle des disciples. « Quant à la personne, la famille, la vie de Maximin, son identité civile, rien ne nous est parvenu, écrit Maurice Boucher. II semble que le cénacle ait obéi à une consigne secrète, afin de laisser à la figure de l’adolescent le nimbe sacré qui entoure les figures mythiques. » Mais comme Hôlderlin jeune avait en lui tant de noblesse que ses condisciples croyaient voir Apollon sur la terre, il y avait en Maximin un charme si souverain que les simples eux-mêmes attendaient l’heure de son passage pour le contempler et pour entendre sa voix. Ainsi qu’il fallait s’y attendre, la sottise inhérente à l’homme et le dépit des chroniqueurs littéraires habitués à regarder par le trou des serrures ont développé autour de l’Epiphanie de l’éphèbe-dieu une légende scabreuse. Il est difficile aux modernes de faire la distinction entre ce qu’il est permis et ce qu’il n’est pas permis de dire (le fas et le nefas antiques) et de comprendre la règle du silence que se sent imposé avant la vulgarisation chrétienne les communautés ésotériques. Ce que fut le miracle, il est toutefois aisé de l’entendre pour peu qu’on fasse passer avant les gloses égrillardes le sérieux de la condition humaine. George, lorsque apparait Maximin, attend depuis longtemps la révélation, il est « nel mezzo del cammin di nostra vita », à l’heure où la plupart font halte et quelques- uns étape. Conjoncture périlleuse. La fatigue va-t-elle prendre le dessus sur les rêves de l’adolescent, le futile désabusement sur l’enthousiasme ? L’individu va-t-il irrémédiablement vieillir et se survivre jusqu’à l’épuisement, ou le cœur, selon le mot de Nietzsche, va-t-il retrouver son duvet ? Alors l’enfant peut sauver le père, si le père en est digne. Alors la vision, la pure présence d’un adolescent comblé de grâce et d’intelligence peut renouveler les puissances d’amour et de vénération, peut apporter à l’homme le mythe qui le sauve. Alors la sibylle se réveille sous l’arc de Constantin et le temps ramène l’ordre des anciens jours. Ainsi en fut-il pour George.
Tu vins dernier jour,
Quand épuisé d’attendre
Et lassé de prières
Je sombrais dans la nuit,
dit un poème du « Septième Anneau », et l’on peut lire dans la « Préface à Maximin » : « De plein gré nous nous abandonnions à cette puissance de métamorphose qui n’avait qu’à nous effleurer d’un geste ou d’un souffle pour donner à l’ambiance la plus quotidienne le reflet d’une lumière virginale et paradisiaque ». George avait touché la révélation décisive, « nous avions besoin, écrit-il encore de quelqu’un qui fût ému par ce qu’il y a de simple dans les événements et qui nous montrât les choses telles que les voit le regard des dieux. » Le pèlerin a désormais touché le port, le mariage du ciel et de la terre est consommé, l’Un et l’Autre résident dans le Même.
Trêve à l’Office des Morts ! Le solitaire peut désormais devenir un chef, d’abord celui d’une élite, ensuite viser à une communauté plus vaste, et peut-être à celle d’un peuple entier. Le titre des œuvres d’après Maximin évoque « sous diverses formes l’anneau, l’alliance et la société future régénérée ».
Où il peut sembler plus légitime d’établir une opposition entre deux périodes tranchées, c’est entre tous les recueils antérieurs et « Nouvel Empire ». De fait, le titre du livre et sa teneur ont incité les uns à « politiser » délibérément l’œuvre du poète, tandis que les autres soulignaient à plaisir que George, qui mourut l’année même de la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes, a décliné les consécrations officielles qui lui furent offertes.
Peut-on, écrivait honnêtement J.-E. Spenlé, « confondre le Nouvel Empire géorgien et la jeunesse avec le programme de l’Allemagne nouvelle groupée en rangs serrés derrière un dictateur providentiel, avec, comme signe de ralliement, l’emblème raciste ? » (3).
Maurice Boucher l’a montré : il y a, des recueils d’avant 1900 au « Septième Anneau », passage et non contradiction, métamorphose et non dualité (4). Il n’y a pas plus d’opposition entre le chef du « Kreis » et le poète de « Nouvel Empire ».
Simplement la guerre est passée par là, comme Maximin entre 1900 et 1907. C’est elle, « la sainte démence » que George appelait comme la seule expiation possible des crimes, c’est la bataille dont il sentait l’approche et dont les dés tombèrent autrement qu’il n’avait rêvé, c’est la terrible après-guerre qui l’amenèrent au magnifique élargissement de « Nouvel Empire ». Il n’y a point à le louer ni à l’excuser d’avoir été un annonciateur, un évangéliste de l’Allemagne nouvelle : il a simplement vécu les mêmes réalités dont d’autres tiraient leur doctrine et leur action politiques, et il doit à cette épreuve d’avoir brisé la chaîne du cercle étroit et d’apparaitre comme un poète de son peuple.
Là encore il y a eu évolution, accomplissement et non brisure. Cette évolution, Maurice Boucher ne l’a pas seulement suivie dans sa préface, il l’a montrée par un choix significatif, qui va du poète rhénan de Porte Nigra et de Franken aux « Messages » de « Nouvel Empire ».
La traduction des poèmes de George pose maints problèmes. Cest un auteur difficile. Aussi est-il heureux que le plus éminent de nos germanistes ait entrepris cette tâche et que le poète qui est en lui ait su rendre la grandeur massive de son modèle et imposer au lecteur la lecture lente, parfois ahanante ou haletante à laquelle contraint aussi l’original.
par René LASNE, Comoedia, 12.07.1944
(1) Aubier.
(2) La traduction des citations est empruntée à Maurice Bouclier
(3) Völkisch, le mot est dans George.
(4) Au fond, toutes ces division déjà traditionnelles me paraissent relever de la logomachie. Les hommes politiques changent comme un contenant quelconque peut changer de contenu, au gré de l’offre ou de la demande mais un poète ne se laisse pas si facilement vider de sa substance. Même lorsqu’il est autre. George demeure le même, et l’on peut à plaisir insister sur le changement ou sur l’identité. C’est question d’optique. Ajoutons qu’il y a dans toute l’œuvre de George une permanence de la forme qu’il est impossible de tenir pour extérieure si l’on n’a pas sur les rapports du « motif » et du langage des notions aussi simplistes que celles des manuels.