La forme de l’essai, choisie par Giono comme moyen d’expression de ses idées, n’est pas dissociée, à l’époque, des autres formes d’action entreprises par lui contre la guerre. En plus de la signature de manifestes, des lettres, des articles et des déclarations dont nous avons parlé, les réunions du Contadour260 témoignent aussi de l’engagement de l’auteur. Pourtant ce rassemblement n’était pas prévu. Au départ, c’était une excursion qui devait amener Giono et des jeunes proches des mouvements « ajistes », durant l’été 1935, vers la montagne de Lure, au nord de Manosque. A ce propos, il annonce en juillet à Gide :
« En septembre je vais emmener dans la montagne de Lure une caravane de jeunesses communistes venant des Auberges du Monde nouveau. Je voudrais établir des contacts de camaraderie entre les ouvriers et les paysans »261
C’est de là que le projet de se fixer dans le site solitaire du plateau du Contadour est né. Giono et ses amis achètent de vieilles fermes et créent ainsi une sorte d’« organisation Giono contre la guerre ». La première réunion a lieu au début de septembre 1935. Par la suite, les réunions et les séjours se dérouleront à intervalles réguliers jusqu’à la veille de la guerre. Des dizaines de personnes y participent. Pendant ces réunions, Giono lit ses œuvres, on écoute de la musique et on discute. Mais Giono se défend d’être un gourou. Le Contadourien P. Magnan en témoigne :
« La grosse question est de savoir ce qu’on fera en cas de guerre : renvoyer son fascicule de mobilisation, résister aux gendarmes, faire un fort Chabrol de la paix, se laisser fusiller sur place et pour les femmes se coucher sur les rails dans les gares. Je n’entendrai jamais Giono, ni ici ni ailleurs, prendre parti dans ce débat autrement qu’en s’engageant personnellement. Jamais il ne donnera de directives à quiconque »262. ’
Malgré le caractère artistique et libre que les organisateurs ont voulu donner à ces réunions (c’est pourquoi l’auteur s’est, dès le premier jour, brouillé avec des jeunes communistes qui auraient mal compris ses objectifs263), cette expérience peut être considérée comme une forme d’engagement. Elle a surtout été perçue par beaucoup de jeunes – et Giono s’en est peut-être peu à peu convaincu lui-même – comme une manière de concrétisation des idées contenues dans Que ma Joie demeure. Car c’est la lecture de ce roman qui a, en grande partie suscité chez ces jeunes une telle admiration pour l’écrivain que certains ont pensé pouvoir réaliser, dans les réunions du Contadour, une expérience pareille à celle de Bobi et des paysans du plateau Grémone. Giono lui-même note dans son Journal le 15 septembre 1935 que l’expérience du Contadour est ‘ « une expérience à la Bobi vers laquelle tout le monde se précipite avec passion. »’ (VIII, 53). D’autre part, le Contadour avait un lien très étroit avec Les Vraies Richesses , si bien qu’en voulant donner un statut juridique à ces rencontres, on a créé une « Société des Vraies Richesses»264. Lors de ces rencontres, Giono jouait d’abord son rôle d’écrivain et de conteur ; on ‘l’écoutait « raconter des histoires »’ 265, mais d’autres questions qui ‘concernent « de graves sujets furent également abordés »’ 266.
Mais, si le Contadour a été créé dans un contexte bien précis et si Que ma joie demeure a, pour une grand part, contribué à cette création, il a, après le premier enthousiasme, connu des périodes difficiles. Tout d’abord, parce que certains Contadouriens ont pris à la lettre ce que Giono écrivait dans ses livres :
‘ « beaucoup eurent le désir de repartir vers une vie nouvelle en vivant simplement des produits de la terre et ils se lancèrent dans l’aventure paysanne, poussés par le message spirituel qui se dégageait des livres de Giono. […] Des intellectuels, des commerçants prirent à la lettre ce que Giono avait rêvé en poète. »267 ’
D’autre part, parce que le fait même que Giono ait été, d’une certaine manière, considéré par certains admirateurs comme guide, a entraîné pas mal de clichés qui ont commencé à se répandre et à nuire à l’auteur : comme le cliché de Giono « mage » 268, ou de Giono « grand prêtre »269. Ainsi, tout en prenant de l’ampleur, le mouvement risquait d’échapper à ses organisateurs. Cette expérience ne dura donc que quelques années ; elle s’arrêtera avec le début de la guerre. Giono lui-même n’assistait pas à toutes les réunions, car celles-ci l’empêchaient parfois de travailler. C’est ce qu’il dit, par exemple, dans son Journal du 27 juin 1936, au moment où il travaillait à Batailles dans la montagne :
‘ « Il faut que je puisse travailler ou bien tout est foutu. Maintenant je comprends que je ne vais pas à Briançon pour me reposer, mais pour travailler comme un nègre. Si cette imbécile dépense de moi-même continuait il n’y aurait plus de Giono avant la fin de l’année, et je suis résolu à me défendre farouchement contre tout le monde. Il faut qu’ils le comprennent sans quoi j’abandonne totalement le Contadour. C’est pour moi une question de vie ou de mort de pouvoir me consacrer uniquement à mon œuvre. » (VIII, 128-129)’
Mais pourquoi cette expérience a-t-elle échoué alors qu’elle était si bien partie ? Giono s’en expliquera en 1952 dans ses Entretiens avec Amrouche. D’après lui, le malentendu s’est établi dès le moment où les Contadouriens ont commencé à discuter et à se prendre au sérieux :
‘J’ai essayé pendant tout ce temps – ceux qui sont venus au Contadour ne s’en sont peut-être même pas doutés, sauf peut-être les très intelligents -, j’ai essayé à chaque fois d’éviter que cet endroit devînt un Pontigny populaire. Et ça devenait un Pontigny populaire ! Il y avait des débats, on discutait, on se prenait au sérieux. J’ai essayé de ne pas les faire prendre au sérieux, ça leur a énormément déplu. » ( Ent., p.149)’
Alors que lui, il voulait faire autre chose :
‘Ce que j’essayais de faire d’une façon fort banale, c’était oxygéner ces jeunes gens. C’est tout : leur donner l’occasion de respirer avec plaisir. Et là-haut, ils avaient véritablement l’occasion de respirer avec plaisir. (Ent., p.151)’
Giono semble réduire ici, de façon très marquée, le rôle que ce mouvement a joué pendant des années. D’ailleurs c’est dans ces Entretiens qu’il porte le jugement terrible par lequel il semble à jamais gommer cette expérience en la réduisant à néant : ‘ « Le Contadour, c’était proprement zéro » ’(Ent., p.150). Phrase analogue à celle que rapporte L. Heller-Goldenberg d’une lettre que Giono lui a écrite en 1967 et dans laquelle il minimisait cette expérience en disant que le Contadour n’était que ‘ « balades et bavardages »’ 270. Déjà, dans son Journal de l’Occupation (en date du 6 décembre 1943 et du 5 janvier 1944), il dénonce sévèrement – même s’il s’agit probablement d’un coup d’humeur passager de sa part – l’attitude de certains de ses anciens amis Contadouriens271.
Ce qui a, semble-t-il, joué en faveur de cette expérience importante dans la vie et dans l’œuvre de Giono, et ce qui a en même temps causé son échec, c’est que l’écrivain a, comme toujours, tenté d’effacer les limites entre la vie quotidienne et le « réel » tel que, lui, il le voyait et l’imaginait. Son sens de la fabulation a toujours trompé – pas seulement dans le sens négatif – ses interlocuteurs, ses lecteurs et même parfois ses proches (il suffit, pour s’en rendre compte, de rappeler encore l’effet qu’ont produit sur certains lecteurs ses deux fictions Le Serpent d’étoiles et L’Homme qui plantait des arbres). En outre, Giono n’a jamais pu tout à fait séparer en lui l’homme d’action (notamment son action contre la guerre) et le romancier-poète. C’est dire combien la « magie » qu’il a exercée sur ses lecteurs, à différentes époques, était grande et combien son pouvoir persuasif était étendu. C’est pourquoi certains de ses lecteurs à l’époque du Contadour ne se sont pas aperçus de la différence qui existait entre le monde qu’il proposait dans ses textes et la réalité. Mais, d’après ce qu’il dit notamment dans ses Entretiens avec Amrouche, Giono n’avait pas l’intention – et il ne le pouvait pas s’il l’avait voulu – d’organiser la vie d’une collectivité comme celle que proposent ses romans. Le Contadour constitue pour autant une autre forme d’action qui caractérise la vie de Giono à cette époque.
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Auteurs | MARZOUGUI Mohamed Hedi |
Titre | Narration et première personne chez Giono |
Notes 260.
L’expérience du Contadour qui a commencé en septembre 1935, a duré jusqu’au mois de septembre 1939. Sur cette question voir notamment : Alfred CAMPOZET, « Le pain d’étoiles, Giono au Contadour », dans Bulletin n°13, 1980, p.23-38, Pierre CITRON, Giono 1875-1970, Op. cit. p.242 et suiv., Giono, Op. cit., p.57 et suiv., Henri FLUCHERE, « Connaissance de Lure », dans Bulletin n°13, 1980, p.41-53, Lucette HELLER-GOLDENBERG, « Jean Giono et le Contadour », dans Jean Giono 1, La Revue des Lettres Modernes, n°s 385-390, Ed. Lettres moderne, Minard, 1974, p.93-104.
261.
Rapporté par P. CITRON dans sa « Notice » sur Refus d’obéissance, VII, 1033.
262.
Pierre MAGNAN, Pour saluer Giono, Editions Denoël, 1990, p. 56.
263.
Sur cette question, voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.242-243.
264.
Voir Lucette HELLER-GOLDENBERG, « Le Contadour », Op. cit., p.97.
265.
Op. cit., p.96.
266.
Op. cit., p.98.
267.
Ibid.
268.
Voir P. CITRON, Giono 1895-1970, Op. cit., p.244.
269.
Voir L. HELLER-GOLDENBERG, Op. cit., p.97-98.
270.
Op. cit., p.94.
271.
VIII, respectivement p.377 et p.390.