Dans quelle mesure peut-il être dénoncé comme penseur d’action, le Chantre provençal. Quand on lit sa grosse prose bourrue, comme du lait nouveau, quand il fait entendre sa grande colère d’intellectuel, quand à côté du passage de bêtes lourdes, il en vient à parler de l’homme et de son esprit, de son salut et de sa joie, il faut bien se poser la question. À l’instant que vous voulez jauger votre héros, tout revient à déclarer : est-ce qu’il fait métier d’homme d’action, et ensuite, et simultanément, est-ce qu’il fait métier de penseur ?
À l’endroit de Saint-Exupéry, de Montherlant, il n’y a pas d’hésitation : celui-ci conduit des machines sur les routes du jour et de la nuit céleste, cet autre fait la guerre et l’amour. Tous les deux, après coup, s’efforcent de comprendre et de justifier, l’avion, la guerre et la femme.
Mais ce Giono, ce pseudo-barbare, avec ses bruits de sonnailles et de souliers à clous, ses tourmentes de troupeaux, ses odeurs de paysannerie et de terre vive, est-ce que, pour finir, il ne serait pas autre chose qu’un mystique, un homme de prière et d’extase ? Et n’allez pas dire, à la manière des habitants des monastères que prier c’est agir. Peut-être sur le plan spirituel — mais sur le plan humain — qui n’est pas que spirituel, cela n’est pas. Ne jouons pas sur les mots, et fi, pour une fois, de la littérature. Agir, c’est agir. Agir, c’est, dans un sens ne point penser. Voilà de quoi justifier notre engouement pour ce miraculeux paradoxe des penseurs d’action.
Considérons la prière comme une pensée particulière. Et s’il était avéré que Giono ne fut qu’un prieur devant l’infini, et la gloire terrestre du monde, s’il n’était que poète cosmique et caresseur d’étoiles, on ne saurait quelle place lui réserver dans ce chapitre.
Mais enfin, il faut reconnaître et louer l’action de ce penseur et son authenticité. Il est retourné à la terre, mais en se souciant moins de la terre que de l’homme. Car, il faut en convenir, ce Jean-Jacques des temps nouveaux, ce conquérant des « vrais richesses », il se moque, en vérité, de la terre, et s’il lui voue un culte si violent, c’est moins par goût pour sa grande croûte béate que parce qu’il découvre en elle le seul cadre possible au drame de nos destinées.
Et là, finissant d’être le prieur, il se fait apôtre et, conséquent, homme d’action. Homme de prêche, homme donnant l’exemple de la solitude et de l’attitude, il a entrepris le réel « établissement de la joie » — Caravane de Manosque en route vers la montagne de Lure, du premier septembre 1935.
Par un autre côté, il a manifesté sa volonté d’action : sa condamnation du vice intellectuel. Giono s’est révolté contre l’intelligence — il veut dire contre ce qu’elle est devenue et contre le mal que nous a fait à nous pauvres gens, sa sèche souveraineté contemporaine. Souvenez-vous du pathétique dialogue des vraies richesses : « Ici, il est question de la tristesse de l’homme. L’intelligence est une Antigone misérable et majestueuse. Elle apparaît, menant l’homme par la main… »
Et puis invoquons le Giono social, le Giono qui ne veut plus des rumeurs de la ville. Oh, son immense procès, son énorme réquisitoire contre l’abondance galvaudée ; les vraies richesses méprisées, le gouvernement de l’or, la danse obscène de la matière, Giono hurle contre le métal. Giono est contre, toujours, sans cesse, avec un furieux désespoir, un amour lubrique de la joie.
Giono hurle contre la misère. La grande misère de la ville et de la rue La grande misère de la cité. La misère du béton, des cheminées verticales, des toits d’usine. Il veut répandre la frénésie des herbes et des fourrures bestiales — Giono est social parce qu’il a le sentiment du partage sans lequel sa propre joie ne peut demeurer.
On ne devrait pas dire que Giono pense son action, mais qu’il vit sa pensée. Son action découle naturellement de ses croyances — ce qui explique que son œuvre donne parfois et péniblement l’impression de l’attitude.
Il y a une preuve de l’authenticité de son drame : c’est la prophétie — idem pour Péguy, accusé de pareils méfaits. Songez que Jean Giono, en 1935, écœuré par le Mal moral de la surproduction, écrivait dans les Vraies Richesses : « Que la rareté revienne ! Que la terre soit un désert pour que je puisse vendre très cher ce petit mouton solitaire, cette petite pêche, à peine deux bouchées. Vous avez faim ? Tant mieux, vous me donnerez un peu plus de morceaux de papier ! Si je pouvais arrêter les fleuves ! Si je pouvais faire aussi que l’eau soit aussi chère. Je vous vendrai de l’eau. Que d’argent perdu dans ce fleuve où tout le monde peut puiser librement ».
Savait-il ce qu’il écrivait ? Nous, nous le savons aujourd’hui. N’empêche qu’un homme semblable, dont les si cruels et si sages désirs sont ainsi satisfaits, on se doit de le considérer avec quelque épouvante. C’est un maître.
Jacques Robert, Franc-Jeu, 21 novembre 1942