La montagne s’éveille du long engourdissement de l’hiver et, pourtant, la neige couvre encore de sa blancheur immaculée les hauts sommets alpestres.
Cependant, de-ci, de-là, la terre se montre en plaques sombres, tels des accrocs sur une robe nuptiale.
Le soleil darde ses rayons brûlants, la terre s’échauffe graduellement, un travail sournois s’accomplit et mine cette immensité neigeuse.
Dans les grandes pentes nord, les dernières avalanches s’effondrent dans un bruit de tonnerre ; dans les ravins, où la neige s’est amoncelée en quantité massive, leurs lèvres supérieures se colorent d’un jaune brun, indice que le sol n’est pas loin. Dans les parties inférieures, sous un tunnel de glace, l’eau gronde sourdement et tente, en bouillonnement intermittent, de se créer un passage à l’air libre ; la terre, saturée d’eau, se soulève sous l’action de geysers lilliputiens.
Oh ! beau soleil printanier dans un ciel d’azur, qui dore encore de tous tes rayons d’or ces beaux sommets neigeux qui, dans quelques jours, ne seront plus que pierrailles et roches déchiquetées ! Et il faudra monter plus haut, beaucoup plus haut, là où la neige et les glaciers bleus s’immortalisent pour revoir la même féerie !
Plus bas, dans le vallon où la neige a disparu, le torrent, dans un vacarme assourdissant, blanc d’écume, bondit de gradin en gradin, désagrégeant molécule par molécule les roches les plus dures. Par endroit, il déborde et s’étale dans les prairies mitoyennes. C’est le printemps alpestre qui arrive et se fait sentir par toute sa violence.
Adieu la neige ! Adieu le froid ! Adieu la tourmente ! La nature reprend vie au grondement du torrent qui est l’Alléluia de nos cimes.
Les hôtes de nos montagnes eux aussi crient, ou plutôt chantent leur joie à cette nouvelle effluve de vie. Au matin, entendez-vous les tétras qui s’appellent et se font des roucoulements d’amour ; les canaris de montagne — dont la famille est si grande — nous assourdissent par leurs cris ; et tous ces oiseaux d’altitude, aux variétés innombrables, chantent leurs hymnes, hymnes aux notes claires ou graves, hymnes au soleil retrouvé, à la terre parfumée, aux sous-bois pleins de fraîcheur.
D’autres changent leurs fourrures, tel le lièvre blanc qui devient gris cendre, et la perdrix au plumage virginal fait de même ; le chamois, le roi de nos cimes, du sombre passe au brun clair ; la marmotte se réveille, sort de sa tanière d’hivernage et lance ses premiers coups de sifflet stridents.
La forêt, elle aussi, se métamorphose. Les mélèzes aux feuilles de dentelles, les pins aux aiguilles sombres verdissent sous l’action des premières chaleurs. Dans les sous-bois, l’herbe, couchée par les frimas, reprend vigueur et dresse déjà sa fine chevelure ; les premières fleurs apparaissent timidement.
Toute la montagne renaît au gai soleil de printemps.
O vous, gens des plaines, qui avez aussi un printemps, un printemps plus précoce, un printemps fleuri par les arbres, où amandiers, pêchers, abricotiers, cerisiers, poiriers, pommiers font de vos vergers un immense jardin floral, pensez à nous, gens les montagnes. Nous aussi, nous avons notre printemps. Un printemps plus austère, plus tardif, mais éblouissant et vivifiant. L’air vif de nos hauts sommets est comme un vin capiteux qui enivre.
Bientôt, vous penserez à nous. Vous viendrez nombreux sur nos belles routes ombragées où le soleil joue à cache-cache. Routes sauvages aux sites grandioses qui vous conduiront vers nos hauts belvédères où les glaciers étincelants se mirent dans les lacs aux eaux limpides. Partout, la montagne sera pour vous belle, accueillante et apaisante, et ce sera non seulement l’éveil de la montagne, mais aussi l’éveil de votre âme.
R. ANTHON (col d’Izoard). Cyclo-Magazine, 15.06.1946