C’est, dans un lieu sauvage et désolé, une simple hutte de pierre construite à grands frais sous les auspices du Club alpin, une petite maison assez confortable que l’on atteint sans difficulté sérieuse.
Elle repose sur un pierré solide, à l’extrémité supérieure de la première arête du Cervin, où elle se trouve abritée contre les avalanches qui tombent de chaque côté avec des bruits de tonnerre sur les glaciers de Z’mutt et de Furggen.
Nous y arrivons de bonne heure, en plein après-midi ; le temps est gris, brusquement gâté par une saute de vent, comme c’est souvent le cas dans les Alpes. Une pluie fine, chassée par l’éternel souffle des hauteurs, nous frappe au visage pendant que nous escaladons les rochers abrupts du Cervin, un peu émus de toucher pour la première fois son grand corps impassible.
La montée jusqu’au col qui sépare du massif principal le bloc délabré du Hörnli, avait cependant été délicieuse. Le ciel était très pur alors, le soleil radieux et les champs de glace immensément beaux. La température était même si élevée que nous hésitâmes à prendre au Schwarz-See (Lac-Noir) la surcharge de fagots de bois nécessaire pour nous chauffer, là-haut, durant cette nuit d’été que nous projetions de passer, seuls, à 3300 mètres d’altitude, contre le flanc déchiré de la terrible montagne.
Jusque-là, c’est une jolie promenade, le long d’un chemin sûr, serpentant à travers des pins et des arolles et parcouru pendant la belle saison par la perpétuelle caravane des touristes mondains, véhiculés sur des chaises à porteurs ou à dos de mulet. Tous les jours, dès le grand matin, on y rencontre cette gent cosmopolite qui fait la fortune et le désagrément de Zermatt. Ce sont des montagnards d’occasion, bizarrement accoutrés ; des citadins portant avec eux les exigences de leurs habitudes paresseuses et la banalité de leurs sentiments ; de jeunes misses élégamment balancées sur leurs montures, et des vieilles aussi, hélas ! raides et anguleuses comme des séracs. La plupart de ces voyageurs s’arrêtent à l’hôtel du Lac-Noir. Après déjeuner, ils s’extasient devant le splendide panorama des montagnes voisines, ils saluent, comme il convient, le célèbre petit lac aux eaux mélancoliques et font un pèlerinage jusqu’à la chapelle où les guides vont dire leurs prières avant d’attaquer la cime dont ils ne sont jamais sûrs de revenir. Puis, la plupart redescendent se plonger dans le confort des établissements de M. Seiler, satisfaits d’avoir consciencieusement accompli la tâche que leur conseille Bædeker, sans songer, les malheureux, qu’un effort de plus, un mouvement d’indépendance, les eût conduits, par une voie plus laborieuse, il est vrai, aux portes du paradis.
Il faut, en effet, monter encore quelques cents mètres, à travers un rude sentier, pour entrer dans l’intimité du colosse et découvrir ses prodigieuses magnificences.
De toutes les cimes des Alpes valaisannes, le Cervin est assurément la plus convoitée des vrais ascensionnistes. Sa forme pyramidale, la rapidité de ses pentes, la terrifiante profondeur des précipices qui l’entourent, le défi qu’il semble jeter sans cesse aux minuscules créatures qui errent à sa base, mille traits encore, son isolement, ses menaces, ses coquetteries, ses colères, les épouvantables revanches qu’il a trop souvent prises sur ceux qui ont eu l’audace de troubler sa solitude, tout cela fait qu’il exerce une sorte de fascination auprès des intrépides amants de sommets farouches. Il les enflamme de cet « indéfinissable désir » dont parle Tyndall.
Quant à nous, qui approchions très près de lui sans autre ambition que de lui demander de pures sensations esthétiques et qui voulions rendre hommage à sa beauté en nouant, avec le morne solitaire, des relations de sympathie, ce qui nous a surtout empoignés, la première fois que nous le vîmes, c’est son incomparable élan vers l’azur. Aucune sommité n’aspire avec plus de bonheur vers la lumière. Moins élevée que ses puissantes voisines, le Lyskamm ou le Mont-Rose, elle donne davantage qu’elles le frisson des cieux. On dirait la flèche d’une immense cathédrale gothique, ébauchée par les mains d’un artiste tout-puissant, élégante et sévère, avec des harmonies et des délicatesses qu’on ne retrouve dans aucune architecture humaine. Pendant que les derniers rayons du jour lui font une parure de pourpre, et que ses corniches, les admirables ciselures de ses arêtes, vibrent sous les caresses du soleil couchant, je ne sais quelle mystérieuse force intérieure l’anime, qui la grandit encore, la pousse avec plus de passion vers les régions éthérées, lui permet de voltiger, légère, jusqu’aux célestes contrées où elle entraîne à sa suite, dans un même mouvement de folle ascension, le cortège de ses sœurs immaculées et les pensées de ceux qui contemplent sa forme exquise comme une révélation de la suprême beauté.
Nous étions sur les fragments schisteux, au pied du Hörnli, lorsque, tout à coup, le ciel se troubla. Le rideau de nuages qui, depuis quelques jours, flottait au-dessus du col de Saint-Théodule, n’étant plus tenu en respect par le vent du nord, s’abattit rapidement. Dévastés lambeaux s’en détachèrent, chassés en différents sens par les courants contraires des hauteurs et très curieux à observer dans leurs multiples métamorphoses. Les vapeurs éparses dans l’atmosphère se condensèrent en panaches floconneux sur les sommets voisins et, à l’autre bout de la vallée de Saint-Nicolas, un voile se tendit des Mischabels jusqu’au Weisshorn. Alors, une petite pluie fine se mit à tomber, imbibant les roches desséchées, faisant ressortir les teintes vertes des chlorites, les superbes nuances rouillées des schistes ferrugineux. Toutes les choses prirent un nouvel aspect, l’expression triste qui convient mieux à cette grande montagne que la physionomie rose et presque souriante qu’elle nous avait montrée, le matin, à Zermatt.
À mesure que nous montons, l’humeur maussade dont elle est coutumière s’accuse davantage, et la pluie devient si dense, les écharpes grises pendant au ciel si épaisses, que son sommet disparaît à nos yeux. Il ne reste plus devant nous qu’un gros corps tronqué, le buste difforme de quelque géant pétrifié, et nous ne voyons rien autre, à travers les déchirures du brouillard, que des objets ternes autour de lui. Encore une heure sur la route étroite et tortueuse et nous atteignons la petite maison hospitalière.
La cabane du Cervin comprend une cuisine, une chambre à coucher pour les touristes et une autre pour les guides. Le mobilier en est naturellement très modeste : une table, un banc, trois tabourets et les planches inclinées qui servent de lits avec de la paille et deux matelas pour dormir. Nous fondons de la neige sur le petit fourneau de la cuisine et quelques instants plus tard nous nous attablons devant un grand bol de thé bien chaud, préparé par notre porteur, un brave homme de Tæsch. Nous sommes là trois amis, serrés les uns contre les autres, afin de mieux lutter contre le froid qui nous envahit. Le vent siffle à travers les fissures de la muraille et, pour nous distraire, nous feuilletons les livres enfermés dans des boîtes de zinc où les ascensionnistes consignent leurs impressions. C’est une littérature un peu monotone, mais intéressante quand même, en cet endroit si éloigné du reste du monde. Nous y apprenons qu’il faut en moyenne quatre heures encore, depuis là, pour atteindre le sommet, et quatre heures terribles, suspendus qu’on est sur des gouffres qui vous attirent sans cesse par un effet de vertige. Nous sommes presque contents de songer que cette année la cime est inaccessible, à cause du verglas qui s’y tient en permanence. Autrement la tentation eût été trop grande ! Sur ces pages jaunies sont inscrits les noms de vaillants grimpeurs, des observations enthousiastes ou décevantes selon le caractère de ceux qui les ont tracées, d’une main généralement tremblante, à cause de la fatigue et des appréhensions qui les dominaient encore ; mais rien de grossier, pas de mots gouailleurs ou irrespectueux comme il y en a d’ordinaire sur les livres des hôtels. A deux reprises nous rencontrons la signature d’Édouard Whymper, le vainqueur du Cervin et le témoin du drame du 14 juillet 1865. Ce nom évoque en nous des images sinistres conformes à celles qui nous entourent.
Autour de la cabane, en effet, tout est mort et silencieux, pas une fleur, pas le moindre brin d’herbe. De la glace et des pierres à perte de vue, des entassements de roches arrachées du sommet par les tempêtes, d’effrayantes parois verticales où glissent les avalanches, des couloirs remplis de neige, des choses inertes et ravagées. Le Cervin est en constante démolition. Comme des oiseaux de proie obstinés sur un cadavre, le vent et l’eau labourent son flanc décharné, émiettant son squelette, le dispersant sur les moraines d’alentour. A cette heure, la morsure du vent sur les gneiss et le roulement des cailloux au fond des précipices sont les seuls bruits que l’on perçoive, et l’obscurité monte lentement delà vallée, chassant devant elle de pauvres êtres égarés, un papillon brun, entre autres, que nous voyons passer devant notre porte sans que nous essayions de le secourir, quoiqu’il nous fasse pitié : il a l’air si désolé, il lutte vainement contre la force irrésistible qui l’emporte vers les déserts glacés où, durant la nuit cruelle qui se prépare, il trouvera sûrement la mort.
Malgré ces scènes lugubres, les heures s’écoulent vite à la cabane du Cervin. Le monde y est si nouveau, si étrange pour un habitant de la plaine, que toute son attention en est captivée ; les moindres effets de lumière, les modulations du vent, cet innocent papillon, si gracieux encore tout à l’heure et qui, demain, ne sera plus qu’un atome de poussière, sont, vous le comprenez bien, des thèmes à réflexions sans fin. Les faits les plus insignifiants partout ailleurs prennent ici un sens profond et de graves pensées hantent nos cerveaux, des rêves nous tiennent à demi éveillés, la nuit entière, sous nos couvertures de laine, où nous nous serons toujours bien fort les uns contre les autres, parce qu’il fait froid, très froid, que la pluie s’est congelée et qu’il neige maintenant. Nous apercevons des flocons à travers les vitres de notre petite chambre, ils mettent quelque clarté dans les ténèbres.
Ce froid que nous maudissions fut une bonne fortune cependant. Il purifia à tel point l’atmosphère que, dès 4 heures du matin, la nature en était absolument transfigurée. À quoi bon attendre encore sous nos couvertures de laine un sommeil qui ne viendra pas ? Nous sortons, et un cri d’allégresse jaillit de nos poitrines. Quel contraste entre cet avant-jour éblouissant et le sombre crépuscule d’hier ! Quelle récompense après une nuit d’insomnie ! Jamais imagination de poète ne conçut un pareil assemblage de rares magnificences. Il faudrait pour les dire des mots divins qui ne sont pas dans notre langue. Enchâssé dans un ciel de velours noir, le dernier quartier de la lune brille au zénith d’un éclat métallique, bleuté, extraordinaire, qu’on ne lui voit jamais dans la plaine. Tout près scintille une étoile énorme, démesurée, Sirius peut-être, mais Sirius méconnaissable, tant il est amplifié par la parfaite transparence de l’air. Plus bas, sur la ligne de l’horizon, un imperceptible liséré lilas dessine le contour des montagnes : c’est le prélude de l’aurore. Plus bas encore, une mer de brouillards roulant de grosses vagues boursouflées dont la blancheur égale celle du virginal tapis de neige toute fraîche étendu sur la terre. Enfin, à portée de nos mains, sous nos regards ravis, se dresse, sublime dans sa chaste nudité, le grand corps froid et impassible du mont Cervin.
Ah, qu’il est beau ! Quel air royal sous son manteau d’hermine ! Que d’expression dans son emportement vers les nues ! Muet et silencieux, il donne pourtant à cette heure matinale une éloquente formule des choses très pures, invisibles, vers lesquelles il aspire de tout l’élan de sa majestueuse stature. L’aube grandit, les tons lilas du levant passent insensiblement au jaune, au bleu — pâle, à l’indigo, et le soleil surgissant derrière le Strahlhorn pose sa poudre d’or rose sur les névés des Mischabels, de la Cima di Jazi, de Castor et Poilux, de tous les joyaux des Alpes.
Et pour voir davantage, de plus haut encore, ce spectacle sans pareil, nous reprenons notre marche sur l’arête du Cervin jusqu’au rocher où jadis Whymper, jamais lassé, tendit sa tente.
Emile Yung. Bibliothèque universelle et revue Suisse, 1891