Je n’ai pas sous la main le « journal » que je tenais en 1914 : je me serais contenté de recopier mes pages d’août. Mais j’ai un souvenir sûr et précis de mes sentiments de ce temps-là.
Une partie de ma famille — celle avec laquelle je vivais — avait très exactement ce qu’on appelle aujourd’hui l’esprit de Coblentz. Officiers, mais officiers réactionnaires. Voici de petits traits. Un de mes oncles, officier, est battu froid par les miens parce que, dans une cérémonie officielle, il a serré la main du Président de la République. Ma grand’mère vieille dame de la noblesse bretonne bretonnante, c’est-à-dire ayant de naissance « mauvais esprit », chine les généraux (une culotte de peau… un père-la-plume…) : le jour de certaine « Marche des Armée » organisée par un grand quotidien, elle s’est fait rabrouer par la foule pour avoir crié à des soldats qui prenaient part à l’épreuve : « Vous ne marcheriez pas comme ça s’il s’agissait d’aller à Berlin ! ». Les retraites militaires de 1914, création de Poincaré, sont pour ma mère un objet de dérision.
Quant au garçon de dix-huit ans qu’entourait cette atmosphère, il était plongé dans sa littérature. Il écrivait alors un « conte grec », sous l’influence tyrannique de Flaubert. La mobilisation ne fut pour lui que la menace d’un dérangement à ses travaux. Il ne fut témoin d’aucune de ses scènes. Il n’aurait pas poussé jusqu’au coin de la rue pour voir ce qui se passait. Les nymphes de l’Hymette et les ægypans d’Arcadie étaient beaucoup trop absorbants.
Si je m’en tenais strictement à votre question, « qu’avez-vous ressenti à la mobilisation ? » Je vous aurais tout dit : une indifférence presque complète quant à cette guerre et quant à son issue ; mes raisons d’être étaient ailleurs, — œuvre d’art et vie privée.
Les revers français d’août furent accueillis chez nous par deux pensées : « Avec la République, il ne pouvait pas en être autrement », et « Dieu punit la France pour s’être mise en République et pour être devenue païenne » (dans ces raisons je n’entrais pas : Dieu et la politique étaient déjà sans prise aucune sur moi). Je me rappelle très bien qu’un jour, la guerre battant son plein, comme il j m’était arrivé de siffloter la Marseillaise, d’une pièce voisine jaillit un : « Tu n’as pas fini de siffler ça ? » On souffrait, certes, mais avec un en-dessous de satisfaction rageuse, on était justifié. Faut-il ajouter qu’avec cela, partout, dans notre famille, les garçons se faisaient tuer bravement ?
Les Allemands à Compiègne me décident à m’intéresser un peu à l’actualité, mais uniquement pour faire des phrases avec. Passages de taubes décrits en style dannunzien.
En novembre j’écrivis une pièce, l’Exil (éditée depuis à tirage limité). Sujet : une infirmière-major, en apparence patriote à tous crins, refuse de laisser son fils s’engager : « Les autres, oui. Toi, jamais ! » Et son fils, qui prétend vouloir s’engager par patriotisme, ne le veut que pour rejoindre un ami cher, engagé lui-même. Il n’y songe plus, du jour où l’ami est réformé pour blessure. Thèse : ce sont les individus qui nous importent, non les abstractions. Toute cette pièce, si on la replace dans le climat surchauffé de la fin de 1914, était singulièrement « subversive ».
Au printemps 1915, velléité de m’engager. Mais c’est uniquement, comme mon personnage, pour rejoindre un ami. Il s’agit de vivre une vie dangereuse auprès de quelqu’un qu’on aime. La France n’a rien à voir là-dedans.
Comment l’indifférent de 1914 devint le combattant volontaire de 1916 (il y avait mis le temps !), tandis que la vieille dame mauvais esprit se muait peu à peu en « guerrière » enragée, cela mériterait d’être décrit : il y aurait là un enseignement. Je n’avais pas trouvé le patriotisme dans mon berceau ; ni, plus tard, dans mes souliers de Noël. Ce sentiment n’est pas inné, et on ne me l’avait pas appris. Me vint-il jamais ? Ceux qui ont lu le Songe et Mors et Vita savent qu’il ne joua quasiment aucun rôle dans ma vie au front ; c’est pour moi que je fis la guerre, et par amitié pour ceux, qui y étaient. Encore une fois, tout cela vaudrait d’être expliqué, et je le ferai un jour. Pour l’instant, j’ai pris déjà trop de champ hors de votre sujet. Vous me parliez mobilisation seulement, et me voici avancé dans la guerre, alors que tout le monde sait bien que « la mobilisation n’est pas la guerre »…
Henry de Montherlant, Vendredi, 30 juillet 1937