Des mouvements de jeunesse à la physique quantique – Werner Heisenberg

Dans son ouvrage la partie et le tout, Werner Heisenberg, le maitre de la physique quantique, raconte ses souvenirs de jeunesse et parmi ceux-ci son expérience dans les mouvements de jeunesse. Le jeune Werner a été membre puis chef scout du groupe Neupfadfinder (le nouveau scout) , une association scoute allemande. En Août 1923 Robert Honsell et Heisenberg ont organisé un voyage ( Großfahrt ) en Finlande avec leur groupe originaire de Munich. Nous avons selectionné pour vous les extraits de son livre se rapportant à ses expériences.

« C’est plutôt dans la manière de vivre que les mouvements de jeunesse ont joué un rôle d’une extrême fécondité. Songez aux écoles populaires d’enseignement élémentaire, aux métiers d’art, au Bauhaus de Dessau, à la renaissance de la musique ancienne, aux chorales et aux théâtres d’amateur – tout cela n’a-t-il pas été hautement profitable ? »

« L’issue de la première grande guerre avait semé le trouble et la confusion parmi les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains ; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou grandes, pour rechercher une voie nouvelle, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur permettant de s’orienter, car l’ancienne avait été brisée. C’est ainsi que, par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe formé d’une dizaine ou d’une vingtaine de camarades, dont la plupart était plus jeunes que moi. Si j’ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui bordent la rive ouest du lac Starnberg ; ce lac, à chaque fois qu’une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d’un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s’étendre jusqu’aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C’est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s’est produite ma première discussion sur le monde des atomes, discussion qui a eu une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure. Pour faire comprendre que de telles discussions aient pu se tenir à l’intérieur d’un groupe d’hommes jeunes, insouciants, joyeux, très ouverts à la beauté de la nature, il convient peut-être de rappeler que les troubles de cette époque avaient, dans une large mesure, détruit le carcan protecteur de la famille et de l’école qui entoure les jeunes dans les périodes plus pacifiques ; en compensation, pour ainsi dire, une grande liberté d’opinion s’était créée parmi ceux-ci, et ils osaient formuler leur propre jugement même là où les bases d’un tel jugement leur faisaient défaut.

A quelques pas devant moi marchait un grand garçon blond que je connaissais bien, car ses parents m’avaient autrefois demandé de l’aider dans son travail scolaire. L’année d’avant, à l’âge de quinze ans, il avait participé aux combats de rue de la guerre civile à Munich en portant des caisses de munitions, alors que son père se tenait posté avec une mitrailleuse derrière la fontaine de Wittelsbach. D’autres jeunes, comme moi-même, avaient travaillé deux ans auparavant comme valets de ferme dans l’Oberland bavarois. Ainsi, nous avions tous plus ou moins connu la vie dure, et nous n’avions pas peur de formuler nos idées propres, même sur les problèmes les plus difficiles.

L’un des motifs de cette discussion était sans doute le fait que j’étais à cette époque en train de préparer mon baccalauréat, et que j’aimais alors m’entretenir de sujets scientifiques avec mon ami Kurt qui s’intéressait beaucoup à ces mêmes sujets, et qui voulait faire une carrière d’ingénieur. Kurt était issu d’une famille d’officiers protestants ; il était bon sportif et bon camarade. L’année d’avant, alors que Munich était encerclé par les troupes gouvernementales, et que le dernier morceau de pain avait été mangé depuis longtemps dans nos familles, nous avions effectué à trois – lui, mon frère et moi – une randonnée vers Garching, à travers les lignes des combattants, et nous étions revenus avec un sac à dos plein de produits alimentaires : pain, beurre et lard. De telles aventures communes créent par excellence la base d’une totale confiance et d’une entente joyeuse. Cependant, il s’agissait maintenant de notre intérêt commun pour les questions scientifiques. (Suit une longue discussion sur la physique et la représentation des atomes)

L’inquiétude générale s’était emparée alors de la jeunesse allemande. Si un philosophe du rang de Platon avait cru reconnaître un certain ordre dans les phénomènes naturels, et que nous-mêmes avions perdu la notion de cet ordre ou que celui-ci nous était devenu inaccessible, nous devions nous interroger sur la signification du mot « ordre » en général. L’ordre, et l’acceptation mentale de cet ordre, étaient-ils liés à une époque déterminée ? Nous avions été élevés dans un monde qui semblait bien ordonné. Nos parents nous avaient enseigné les vertus bourgeoises qui formaient la condition du maintien de cet ordre. Qu’il puisse devenir nécessaire, le cas échéant, de sacrifier sa vie pour cet ordre, cela les anciens Grecs ou Romains l’avaient déjà su ; ce n’était pas nouveau. La mort d’un grand nombre d’amis et de parents ne devait que confirmer cette vérité. Et cependant, il existait maintenant beaucoup de gens qui affirmaient que la guerre avait été un crime, commis précisément par cette classe dirigeante qui s’était sentie par excellence responsable de l’ancien ordre européen, et qui avait cru qu’il fallait faire prévaloir cet ordre même là où il entrait en conflit avec d’autres aspirations. L’ancienne structure de l’Europe avait été brisée par la défaite de l’Allemagne. Cela non plus n’avait rien d’exceptionnel. Après tout, chaque fois qu’il y a des guerres, il y a des vaincus. La valeur de l’ancienne structure était-elle donc vraiment remise en question, fondamentalement, par la défaite ? Ne s’agissait-il pas plutôt de construire maintenant, sur les ruines de l’ordre ancien, un ordre nouveau et plus vigoureux ? Ou bien, avaient-ils raison, ceux qui sacrifièrent leur vie dans les rues de Munich pour empêcher tout retour à un ordre du type ancien, et pour le remplacer cette fois par un ordre qui n’inclurait pas une seule nation, mais l’humanité entière ? Ces questions se bousculaient dans la tête des jeunes Allemands de l’époque, et les moins jeunes n’étaient pas capables non plus d’y répondre. (…)

Quelques mois après la prise de Munich, les troupes avaient quitté la ville. Nous allions de nouveau au lycée comme avant, sans réfléchir beaucoup à l’intérêt de ce que nous faisions.  Un après-midi, je fus abordé dans la Leopoldstrasse par un garçon que je ne connaissais pas. « Sais-tu, me dit-il, que la semaine prochaine les jeunes vont se rassembler au château de Prunn ? Nous pensons y aller tous, et tu devrais venir aussi. Tous doivent être là. Nous voulons discuter entre nous pour savoir ce qui doit être fait. » Sa voix avait une inflexion que je n’avais jamais entendue jusque-là. Ainsi, je décidai de me rendre au château de Prunn, et Kurt accepta de m’accompagner.

Le train, qui fonctionnait alors encore très irrégulièrement, nous amena, au bout de longues heures seulement, dans la vallée de l’Altmühl. Il est probable que, au cours de périodes géologiques antérieures, cette vallée avait été celle du Danube ; l’Altmühl s’est creusé là, en décrivant de nombreuses boucles, un chemin à travers le Jura de Franconie, et sa vallée pittoresque est couronnée de vieux châteaux forts, un peu comme la vallée du Rhin. Nous dûmes parcourir à pied les derniers kilomètres nous séparant du château de Prunn, et déjà nous voyions arriver de tous côtés des jeunes se dirigeant vers le haut château fort qui se dresse orgueilleusement au sommet d’un rocher à pic en bordure de la vallée. Dans la cour du château, au centre de laquelle se trouvait un vieux puits à poulie, des groupes nombreux étaient déjà rassemblés. La plupart des présents étaient des lycéens, mais il y avait également un certain nombre d’anciens combattants qui avaient vécu toutes les horreurs de la guerre et étaient rentrés dans le monde transformé. Il y eut de nombreux discours, marqués d’une emphase qui nous paraîtrait incongrue à l’époque actuelle. Les orateurs se demandaient si nous devions attacher plus d’intérêt au sort de notre peuple ou à celui de l’humanité entière ; si la défaite n’avait pas enlevé tout son sens au sacrifice des combattants ; si les jeunes avaient le droit de faire leur vie eux-mêmes selon leur propre échelle de valeur ; si la vérité intérieure était plus importante que les anciennes formes qui avaient gouverné durant des siècles la vie des hommes. Toutes ces questions furent débattues avec passion.

Je n’avais pas, de loin, assez de certitude intérieure pour participer activement à ces débats, mais j’écoutais attentivement, et en même temps je réfléchissais. Mes réflexions portaient sur la notion d’ordre. La confusion qui se manifestait dans les discours me semblait démontrer qu’il pouvait exister des ordres véritables, mais différents, pouvant entrer en conflit entre eux, et que cette lutte entre des ordres différents entraînait le désordre. Mais ceci n’était possible, me semblait-il, que parce qu’il s’agissait alors d’ordres partiels, de fragments qui s’étaient détachés de l’assemblage formé par l’ordre central ; ces fragments n’avaient pas encore perdu leur force créatrice, mais n’avaient pas conservé leur orientation vers le centre. Cette absence d’un centre actif était un fait qui s’imposait de plus en plus à mon esprit, douloureusement, à mesure que j’écoutais les orateurs ; c’était une souffrance presque physique. Et cependant, je me sentais moi-même impuissant à trouver, dans cette jungle d’opinions contradictoires, un chemin vers le centre. Des heures et des heures passaient ainsi, à écouter des discours et des discussions. Les ombres s’allongeaient dans la cour du château, puis la chaude journée se termina par un crépuscule gris bleu suivi d’une nuit éclairée par la lune. On continuait à discuter, puis un garçon tenant un violon parut sur le balcon au-dessus de la cour, et le silence se fit ; alors résonnèrent au-dessus de nous les premiers accords en ré mineur de la chaconne de Bach. A ce moment-là, j’eus le sentiment que le contact avec le centre était établi sans aucun doute possible. En dessous de nous, la vallée de l’Altmühl, baignée de clair de lune, eût suffi à fournir les motifs d’un enchantement romantique ; mais ce n’était pas là l’explication. Les notes claires de la chaconne étaient comme un vent frais déchirant le brouillard et faisant apparaître les structures nettes cachées derrière celui-ci. On pouvait donc bien considérer qu’il y avait un centre, et que ce centre avait pu être évoqué à toutes les époques, par Platon et par Bach, dans le langage de la musique ou de la philosophie ou encore de la religion ; il devait donc être possible de l’évoquer encore, aujourd’hui et dans l’avenir. Ce fut la leçon de cette soirée.

Le reste de la nuit, nous le passâmes auprès des feux de camp et sous les tentes, dans une clairière voisine du château, et là nous nous laissâmes aller à un romantisme à la Eichendorff. Le jeune violoniste, qui était étudiant à l’université, s’assit près de notre groupe et nous joua des menuets de Mozart et de Beethoven, entrecoupés de vieux chants populaires ; pour ma part, j’essayai de l’accompagner à la guitare. »

 

« Mes deux premières années d’études à l’université de Munich se passèrent dans deux mondes très différents entre eux : le cercle d’amis du mouvement de jeunesse, et le monde abstrait, purement rationnel, de la physique théorique. Ces deux domaines étaient pour moi chargés d’une vie si intense que je me trouvais sans cesse dans un état de très grande tension ; et ce n’était pas facile de passer à chaque fois d’un domaine à l’autre. Au séminaire de Sommerfeld, les discussions avec Wolfgang Pauli constituaient la partie la plus importante de mes études. Mais le mode de vie de Wolfgang était diamétralement opposé au mien. Alors que, pour ma part, j’aimais la lumière du jour, et que je passais presque tout mon temps libre hors de la ville, en excursion dans les montagnes, ou bien prenant des bains et campant au bord d’un des lacs bavarois, Wolfgang, au contraire était un homme qui vivait la nuit. Il préférait la ville, aimait sortir le soir pour voir des spectacles amusants, et travaillait ensuite pendant une grande partie de la nuit, avec une très grande intensité et efficacité, à des problèmes de physique. Mais bien entendu, au grand regret de Sommerfeld, il n’assistait que rarement aux cours du matin, et n’arrivait au séminaire que vers midi. La différence entre nos deux styles de vie nous incitait quelquefois à nous moquer l’un de l’autre, mais ne devait pas réellement troubler notre amitié. Notre intérêt commun pour la physique était si fort qu’il l’emportait de loin sur nos différences concernant le reste.

Lorsque j’essaie de me souvenir de l’été 1921, et de rassembler en une image les nombreux événements de cette époque, ce qui apparaît sous mes yeux est l’image d’un camp de tentes au bord de la forêt ; plus bas se situe, dans la grisaille de l’aube, le lac où nous nous étions baignés la veille, et à l’arrière-plan la large crête de la Benediktenwand. Mes camarades dorment encore, et je quitte seul, avant le lever du soleil, le camp de tentes, afin d’arriver une heure plus tard, en empruntant de petits chemins, la gare la plus proche ; de là, le train du matin doit m’amener à Munich où je veux arriver à temps pour assister au cours de Sommerfeld qui commence à neuf heures. Le chemin que je prends me conduit d’abord vers le lac, puis à travers un terrain marécageux, puis ensuite sur une moraine d’où l’on peut voir, dans la lumière du matin, la chaîne alpine s’étendant de la Benediktenwand jusqu’à la Zugspitze. Sur les prés en fleurs, je vois apparaître les premières moissonneuses, et je regrette un peu de ne plus pouvoir essayer – comme il y a trois ans, lorsque je travaillais comme valet de ferme au Grossthalerhof de Miesbach – de faire passer, avec un attelage de bœufs, la moissonneuse à travers les prés de manière si parfaitement rectiligne que pas la moindre raie d’herbe non coupée – notre fermier appelait cela une « saloperie » – ne subsistait. Ainsi se mélangeaient dans mon esprit la réalité quotidienne de la vie paysanne, la splendeur du paysage, et le cours de Sommerfeld où je me rendais ; et j’étais convaincu que j’étais l’homme le plus heureux au monde.

Lorsque, une heure ou deux après la fin du cours de Sommerfeld, Wolfgang apparut dans la salle du séminaire, notre rencontre devait commencer à peu près comme ceci : « Bonjour, me dit Wolfgang, voilà donc notre apôtre de la nature. Tu as l’air d’avoir de nouveau vécu, pendant quelques jours, selon les principes de ton saint patron Jean-Jacques Rousseau. »

 

« Otto Laporte était doué d’un pragmatisme intelligent et sobre, ce qui lui permettait de jouer un rôle d’arbitre entre Wolfgang et moi. Plus tard, il devait publier, en collaboration avec Sommerfeld, des travaux importants sur la structure des spectres à multiplets.

C’est probablement grâce à son entremise que nous décidâmes un jour d’entreprendre tous les trois – Wolfgang, lui et moi – une randonnée à bicyclette à travers les montagnes ; cette randonnée devait nous conduire, et partant de Benediktbeuern et en montant le Kesselberg, jusqu’au Walchensee et de là vers la vallée de Loisach. C’était sans doute l’unique fois que Wolfgang s’aventurait dans mon univers à moi. Mais cette tentative isolée fut très fructueuse, en ce sens que nous eûmes pendant cette randonnée de longues et intéressantes discussions que nous continuâmes par la suite à Munich, à deux ou à trois.

Nous étions donc ensemble pour plusieurs jours. Une fois que nous avions gravi, en poussant nos bicyclettes avec quelque peine, la crête du Kesselberg, nous roulâmes sans effort sur la route, audacieusement taillée dans le roc, qui longe la rive ouest du Walchensee – je ne soupçonnais pas à ce moment-là l’importance que prendrait plus tard pour moi cet endroit – et nous passâmes au lieu où jadis un vieux joueur de harpe et sa fille étaient montés dans la diligence de Goethe se rendant en Italie, lui fournissant ainsi les modèles de deux personnages – Mignon et le vieux harpiste – qu’il allait évoquer dans son roman Wilhelm Meister. Le journal de Goethe rapporte que c’est là que, par-delà le lac sombre, le poète avait aperçu pour la première fois la haute montagne recouverte de neige. Bien que nous ayons évoqué ces images avec joie, notre discussion revint rapidement aux problèmes qui nous préoccupaient en relation avec nos études scientifiques. »

 

– Au Danemark, nous n’avons qu’une montagne, reprit Niels Bohr ; elle a 160 m de haut, et cela nous suffit pour l’appeler « Mont du Ciel ». On raconte l’histoire d’un de nos compatriotes qui voulait montrer cette montagne à un ami norvégien afin de l’impressionner quelque peu. Cependant, le visiteur se détourna avec mépris et dit : « C’est ce que chez nous, en Norvège, nous appelons un trou ». Mais parlez-moi encore un peu des excursions que vous faites avec vos amis. J’aimerais bien savoir en détail comment les choses se passent au cours de ces randonnées.

 

– Nous sommes souvent en route, toujours à pied, pendant plusieurs semaines. C’est ainsi que, par exemple, au cours de l’été dernier, nous sommes partis de Würzburg et nous avons traversé le massif de la Rhön pour gagner les abords méridionaux du Harz ; de là, nous sommes revenus en passant par Iéna et Weimar, puis en traversant la forêt de Thuringe jusqu’à Bamberg. Lorsqu’il fait suffisamment chaud, nous dormons à la belle étoile, quelque part dans la forêt ; plus souvent, nous couchons sous la tente, ou – si le temps est franchement mauvais – dans une ferme au milieu du foin. Quelquefois, pour gagner notre logis, nous aidons les paysans à moissonner ; et si notre travail s’avère utile, il arrive que l’on nous donne à manger en abondance. Sinon, nous faisons notre cuisine nous-mêmes, en général sur un feu de bois au milieu de la forêt ; et le soir, à la lumière du feu de camp, quelqu’un lit des histoires, ou bien nous chantons et faisons de la musique. Certains membres du mouvement de jeunesse sont attachés à rassembler de vieux chants populaires, qui ont été par la suite réécrits sous forme de compositions à plusieurs voix avec accompagnement de violons ou de flûtes. Cette musique nous procure de grandes joies, même si l’exécution laisse quelquefois à désirer. Il nous arrive sans doute parfois de rêver, et de nous mettre à la place de ceux qui prirent part aux grandes migrations ; et nous comparons la catastrophe de la première guerre mondiale, avec toutes les luttes internes qui la suivirent, aux troubles sans fin de la guerre de Trente ans qui précisément donnèrent naissance, très probablement, à plus d’un de ces magnifiques chants populaires. Le sentiment d’une similitude existant entre ce deux époques paraît s’être imposé à la jeunesse, dans de nombreuses parties de l’Allemagne, de façon tout à fait spontanée. C’est ainsi que je fus un jour abordé dans la rue par un garçon inconnu qui me demandait de venir à un rassemblement de la jeunesse qui devait se tenir autour d’un vieux château fort de la vallée de l’Altmühl. Et effectivement, en m’y rendant, je vis arriver de tous côtés des multitudes de jeunes gens, convergeant vers ce château de Prunn qui se trouve en un point très pittoresque du Jura franconien, sur un rocher presque à pic dominant la vallée de l’Altmühl. Là, à nouveau, je me sentais captivé par les forces qui émanent d’une société humaine se formant librement ; à peu près comme en ce jour du 1er août 1914 que nous avons évoqué hier. Par ailleurs, ce mouvement de jeunesse n’a pas grand-chose à voir avec les questions politiques.

 

– La vie que vous décrivez me semble en effet très romantique, et l’on aurait presque envie d’y prendre part. D’autre part, il me semble que, là encore, le symbole du chevalier appartenant à un ordre monastique, symbole dont nous avons parlé hier, intervient à certains égards. Cependant, je présume que, dans votre mouvement de jeunesse, on n’exige pas que des vœux soient prononcés pour pouvoir y adhérer (comme c’est le cas chez les francs-maçons, par exemple) ?

 

– Non, il n’existe pas chez nous de règles écrites ou même orales que l’on doive respecter. La plupart d’entre nous ont une attitude très sceptique en ce qui concerne l’utilité de telles règles formelles. Cependant, à titre de restriction, je dois peut-être tout de même dire qu’il existe des règles qui sont effectivement respectées, bien que personne ne l’exige. Ainsi, par exemple, on ne fume pas et on ne boit que rarement de l’alcool ; nos vêtements sont trop simples et trop négligés au goût de nos parents ; et je ne saurai imaginer que l’un quelconque d’entre nous s’intéresse à la vie nocturne ou aux boîtes de nuit ; cependant, il n’y a pas de principes formels à cet égard.

– Et qu’arrive-t-il si quelqu’un transgresse tout de même ces règles invisibles ?

– Je ne sais pas ; peut-être que l’on se moquerait simplement de lui. Mais cela n’arrive pas.

– N’est-ce pas quelque peu effrayant, mais peut-être tout de même grandiose, dit Bohr, de noter que les vieilles images possèdent une force telle que, plusieurs siècles plus tard encore, elles forment la vie des hommes, en l’absence de règles écrites et de toute contrainte extérieure. On peut bien accepter les deux premières règles du serment monacal dont nous avons parlé hier. A notre époque, elles se ramènent simplement à une certaine modestie et à l’acceptation d’une vie un peu plus dure et de certaines privations. Mais j’espère que la troisième règle, à savoir l’obéissance, ne jouera pas de sitôt un rôle important ; car cela pourrait faire naître de grands dangers politiques. Vous savez combien je place les Islandais Egill et Njall au-dessus des maîtres d’ordres prussiens.

Par ailleurs, vous m’avez raconté que vous avez vécu les événements de la guerre civile à Munich. Sans doute avez-vous à ce moment-là réfléchi aux questions générales concernant la société et l’Etat. Comment votre attitude vis-à-vis des problèmes politiques qui se trouvaient alors posés se rattache-t-elle à votre vie au sein du mouvement de jeunesse ?

– Dans la guerre civile répondis-je, je me suis rangé du côté des troupes gouvernementales, car je trouvais ces combats insensés, et j’espérais qu’ils prendraient fin rapidement grâce à une victoire de ces troupes. J’éprouvais néanmoins un sentiment de culpabilité vis-à-vis de nos adversaires d’alors. Car, les gens simples, et en particulier les ouvriers, avaient combattu, au cours de la dernière guerre, avec la même abnégation que tous les autres, et ils avaient fait les mêmes sacrifices que tous les autres ; leur critique vis-à-vis de l’ancienne classe dirigeante était tout à fait justifiée, car cette classe dirigeante avait manifestement entraîné le peuple allemand dans une situation sans issue. Il me semblait donc important d’établir, dès la fin de la guerre civile, un contact amical avec la classe ouvrière et avec les gens simples. C’était là aussi une idée qui se faisait jour dans de vastes milieux au sein du mouvement de jeunesse. C’est ainsi que, par exemple, nous aidâmes, il y a quatre ans à créer des cours populaires à l’université de Munich ; et je fus assez téméraire pour organiser des tours guidés nocturnes consacrés à l’astronomie, au cours desquels j’expliquais à quelques centaines d’ouvriers et à leurs femmes, en plein air, les constellations astrales, les mouvements et les positions des planètes et la structure de la Voie Lactée. Un jour aussi, devant un auditoire similaire, j’ai organisé, en compagnie d’une jeune dame, un cours sur l’opéra allemand. Elle chantait des airs d’opéra et je l’accompagnais au piano ; ensuite elle a fait un exposé sur l’histoire et sur la structure interne de l’opéra. Bien sûr, il s’agissait là d’un dilettantisme dépourvu de scrupules ; mais je crois que les ouvriers présents ont apprécié notre bonne volonté, et que nos exposés leur ont procuré autant de plaisir qu’à nous-mêmes. A cette époque, par ailleurs, un grand nombre de membres du mouvement de jeunesse se sont orientés vers la profession d’instituteur ; et je pense qu’en effet nos écoles primaires possèdent maintenant parfois de meilleurs maîtres que les écoles dites supérieures.

Tout compte fait, je comprends qu’à l’étranger on trouve le mouvement de jeunesse trop romantique et trop idéaliste, et que l’on se pose la question de savoir si une telle activité ne risque pas d’être canalisée par des forces politiques néfastes. Mais, pour ma part, je n’ai pas d’inquiétude à ce sujet pour l’instant. Ce mouvement a tout de même été à l’origine de maintes initiatives heureuses. Je pense, par exemple, au regain d’intérêt qu’il a suscité en faveur de la vieille musique, de Bach et de la musique religieuse et populaire antérieure ; je songe à ses efforts en vue de donner naissance à un artisanat d’art nouveau, plus simple, dont les produits ne devraient pas seulement bénéficier aux riches ; et aussi à ses tentatives de faire connaître aux milieux populaires les joies d’un art authentique, en créant des théâtres d’amateurs, ou encore des cercles musicaux formés également d’amateurs. »

 

« Chaque fois que je pense à l’état de la théorie atomique au cours de cette période, le souvenir me revient d’une randonnée que j’entrepris, vers la fin de l’automne 1924, en compagnie de quelques amis du mouvement de jeunesse, à travers les montagnes situées entre Kreuth et Achensee. Dans la vallée, le temps avait été sombre, les nuages descendaient très bas le long des montagnes ; lors de la montée, le brouillard s’était fait de plus en plus dense autour de nous, cependant que notre chemin se rétrécissait. Au bout de quelques heures, nous étions arrivés au milieu d’un amas totalement confus de rochers, où il nous était impossible, en dépit de tous nos efforts, de reconnaître un chemin quelconque. Néanmoins, nous essayâmes de gagner encore en hauteur, avec une certaine appréhension certes, car nous nous demandions si nous serions capables, si les choses se gâtaient, de trouver notre direction pour revenir en arrière. Cependant, à mesure que nous montions, une curieuse modification se produisait. Par endroits, le brouillard se fit si dense que nous ne pouvions plus nous voir les uns les autres, et que nous étions forcés de communiquer par des cris. Mais simultanément le ciel s’éclaircissait au-dessus de nous, et un net changement de luminosité se produisait. Apparemment, nous nous trouvions maintenant entourés de couches de brouillard mouvantes ; et tout d’un coup nous pûmes reconnaître, entre deux couches épaisses de brouillard, l’arête, éclairée par le soleil, d’une haute paroi rocheuse dont nous avions déjà soupçonné l’existence d’après notre carte. Quelques aperçus de cette sorte nous suffirent pour nous faire une idée claire du paysage montagneux qui se trouvait probablement devant nous et au-dessus de nous ; et au bout de dix minutes de montée supplémentaire, assez raide, nous nous trouvions sur une crête, en plein soleil, au-dessus de la mer de nuages. Au sud, nous pouvions distinguer très nettement les pics de la chaîne de Sonnwend, et à l’arrière les sommets enneigés des Alpes centrales ; et nous n’avions plus de doute quant au chemin à suivre pour achever notre montée.

En physique atomique, au cours de cet hiver 1924-1925, nous étions apparemment arrivés également à cette étape où le brouillard était certes encore bien souvent d’une épaisseur impénétrable, mais où, pour ainsi dire, il commençait à faire plus clair au-dessus de nous. Les différences de luminosité annonçaient la possibilité d’avoir enfin des aperçus d’une importance décisive. »

Werner Heisenberg « La partie et le tout » (1969)

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