Car la vie, elle est mixte! Routes – 1944

Nous ne pouvons ajistes, renoncer à la mixité, sans renoncer à nous-mêmes. Elle n’est pas une commodité. Mais, au contraire, elle s’inscrit dans une conception générale des tâches qui incombent à notre génération.

NOTRE POINT DE DEPART

Nous constatons qu’un des problèmes essentiels de notre époque est de créer des rapports harmonieux entre hommes et femmes.

Qu’on le veuille ou non, la place de la femme a profondément changé dans la société. La femme tend à n’être plus une esclave, une recluse ou un objet de plaisir. Mais une camarade attelée aux mêmes tâches que les hommes, à l’usine comme à l’Université. Révolution à laquelle nous ne sommes pas encore adaptés psychologiquement. Les sexes ne se connaissent pas ; jeunes gens et jeunes filles vivent sur des idées presque toutes fausses, les uns sur les autres. Entre l’indifférence et la passion, il ne semble y avoir aucun troisième terme. Alors, faute de mieux, on se réfugie dans la coquetterie, le flirt, ou bien la gêne réciproque et la peur. Dans tous les cas, attitude fausse, sinon hypocrite.

Nous voulons changer cela puisqu’il faut changer cela et que, en fait, la femme n’est plus la courtisane ou la créature attardée, ni seulement l’épouse aimée, mais la compagne de nos travaux et de nos luttes. Et qui peut nier qu’elle le sera plus demain qu’hier ?

Routes - Janvier-Février 1944 - Revue mensuelle des usagers des auberges de jeunesse
Routes – Janvier-Février 1944 – Revue mensuelle des usagers des auberges de jeunesse

D’OU NECESSITE D’UNE EDUCATION NOUVELLE

Si, a vingt ans, garçons et filles se méconnaissent et ne savent plus quelle attitude prendre l’un envers l’autre, c’est parce qu’ils ont été élevés séparément et comme s’ils avaient été destinés à ne jamais se rencontrer (sinon comme futurs époux). L’éducation des jeunes gens de 1943 est de celle qui correspond à ce qu’étaient les besoins de leurs grands-parents, sinon des grands-parents de leurs grands-parents.

Au lieu d’un apprentissage graduel des qualités et défauts complémentaires de l’un et l’autre sexe, au lieu d’une lente découverte, de ce qui les unit malgré les différences (qu’il ne s’agit pas de nier), c’est la mythologie romantique de la guerre des sexes ou de l’union ineffable, l’esprit de clan (« nous, les hommes » et, en écho, « nous les femmes »), conception de l’amour comme seule relation intéressante (alors que c’est l’une parmi d’autres). En tout cas, un arsenal d’imaginations fausses (demander témoignage à qui peut dire ce que les filles d’un collège pensent des garçons ; aux conscrits, ce qu’ils pensent des filles).

A dix-huit ou vingt ans, c’est la découverte d’une réalité toute différente qu’on n’est pas préparé à comprendre – qu’on ne comprends pas : crises, heurts, drames stupides, aigrissement réciproque. C’est un aspect du désordre contemporain. Il faut être révolutionnaire là-aussi.

SI VOUS VOULEZ QUE LES HOMMES ET LES FEMMES SACHENT VIVRE ENSEMBLE : APPRENEZ-LEUR A VIVRE ENSEMBLE

C’est une absurdité d’élever, de chaque côté d’une cloison aussi étanche qu’on peut des êtres qui sont faits pour se côtoyer demain. On peut apprendre aux jeunes « la vie communautaire » !  S’agit-il de l’existence dans des couvents de moines et de nonnes, ou de la vie de tous les jours ?

Et comment apprendre à vivre ensemble à des gens qu’on éduque séparément ?
– Ils ne sont pas prêts. Il faut attendre.
– Mais quand seront-ils prêts si vous avez peur de les préparer ? Pas davantage dans mille ans qu’aujourd’hui.
Et que pourrait-on bien attendre ? Une révélation qui les dispenserait de se voir pour se connaître ?

Mouvement laïque des auberges de jeunesse (MLAJ)
Mouvement laïque des auberges de jeunesse (MLAJ)

NOUS SOMMES REVOLUTIONNAIRES

Chacune en France, aujourd’hui, se dit révolutionnaire. Être révolutionnaire, c’est, quand il est apparu nécessaire d’opérer quelque changement, d’agir, malgré tous les risques que n’importe quelle action neuve comporte. Les adversaires de la mixité ne sont pas des révolutionnaires : même s’ils reconnaissent cette compréhension des sexes nécessaire, ils refusent les moyens de la réaliser parce que c’est difficile et qu’il faut essayer, et qu’on peut faire ici ou là une erreur et qu’il y a tel ou tel risque.

Nous disons au contraire : quels que soient les dangers évidents d’une éducation mixte et les difficultés pratiques de l’appliquer dans un mouvement de jeunesse, nous l’appliquons parce qu’elle est nécessaire, en faisant tout ce qui est en notre pouvoir pour éliminer les dangers et résoudre les difficultés inhérentes à une expérience nouvelle.

Là où il n’y a que des garçons, il ne risque pas d’y avoir des « histoires » entre garçons et filles, se dit-on ; et on a la conscience tranquille. Mais s’il y a des histoires autrement plus graves plus tard, en dehors du mouvement de jeunesse, parce que l’éducation était non mixte, tandis que la vie, elle, est mixte, croit-on que l’éducateur qui n’a pas risqué d’histoire peut cependant avoir la conscience tranquille ?

Nous nous intéressons aux jeunes qui viennent à notre mouvement non pas durant quelques heures par semaine. Nous nous sentons responsables de toute leur vie individuelle et sociale. La simple absence de scandale ne nous suffit pas.

ET NOUS LUTTERONS POUR CE PRINCIPE D’EDUCATION

Pour nous les A.J. représentent un terrain particulièrement favorable à la mixité. Nous nous en sommes expliqués dans ces colonnes maintes fois.

Nous ne cherchons pas à faire du prosélytisme et à imposer notre façon de voir à des éducateurs qui peuvent obéir à des préoccupations différentes des nôtres. Mais nous ne pouvons accepter que, dans certains milieux, on prétende s’opposer à notre propre système d’éducation, alors que nous sommes les seuls à avoir essayé quelque chose dans un domaine où nous avons osé nous avancer parce qu’il le fallait et que l’avenir en dépend.

On n’aurait pas le droit de nous jeter la pierre (il est si facile de ne rien faire !) même si nous avions échoué.

Or, nous avons réussi.

Quand on aura jeté à notre tête la poignée de scandales ou de prétendus scandales (il suffit d’un short un peu court ou de la simple présence de filles et de garçons sous un même toit pour éveiller les clins d’œil égrillards de certaines gens vertueuses !), cela ne signifiera rien : il y avait 75.000 ajistes avant-guerre ! Que prouve un cas isolé sur mille ? Dira-t-on, si un gars a volé du pain, que le mouvement de jeunesse auquel il appartient est pour cela disqualifié ?

Or, beaucoup d’entre nous, ajistes depuis une dizaine d’années, vous diront que les relations entre garçons et filles en A.J. n’ont jamais donné lieu à la moindre histoire. Les scandales sont de très rares exceptions et nous cherchons à les faire disparaître tout à fait.

Garçons et filles sont camardes en A.J. Et s’ils éprouvent plus que de l’amitié, on aboutit au « mariage ajiste » qui a, plus que tout autre, des chances de réussir.

AVONS-NOUS TOTALEMENT RESOLU LE PROBLEME ?

Non. Là, comme ailleurs, la portée de notre action est limitée, car nous représentons un ilot de morale nouvelle dans un monde où la conscience retarde sur la nécessité.

Partout autour de nous – et surtout dans la bonne société – ce sont les relations menteuses qui règnent encore. Regardez jeunes gens et jeunes filles dans un bal ou une soirée mondaine, c’est affectation et mensonge. L’influence des milieux extérieurs ne peut pas ne pas se faire sentir, même chez nous. Les « vices de la mixité », ce sont les vices de la société bourgeoise, malgré nos tentatives de morale révolutionnaire, dont l’éducation mixte est un élément.

Là encore, il nous faut patienter et préparer – oui, préparer – le monde nouveau où hommes et femmes égaux travaillerons ensemble.

Henri ROGER, Route – Revue mensuelle des usagers des auberges de jeunesse, 02/03-1944

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