Une histoire des mouvements  de jeunesse allemands (1896-1933) : du Wandervogel à la dissolution des ligues par le régime national-socialiste

par Michel FROISSARD

 
Il vient de paraître en langue française un opuscule didactique sur l’histoire des mouvement de jeunesse allemands de 1896 à 1933. Cet ouvrage, dû à la plume de Karl Höffkes a été traduit, annoté et postfacé par notre rédacteur en chef, Robert Steuckers. Ce livre, écrit avec le cœur, initiera le public francophone à un monde exaltant, un monde généré par l’âme romantique allemande. Les mouvements de jeunesse sont nés d’une volonté de rupture avec un monde sans foi, marqué par un optimisme matérialiste assez vulgaire, par la bonne conscience bourgeoise, par le culte des petits conforts. Deux ou trois générations d’Allemands ont été formées par cette concrétisation d’un vieux mythe, celui de la jeunesse autonome. Le livre de Höffkes n’est qu’une introduction. Puisse le dossier bibliographique qui suit susciter un intérêt croissant pour ce mouvement, en Suisse romande, en Wallonie et en France, où la vieille âme européenne, pendant trois bonnes décennies, s’est émancipée de ces vieux dogmes… Et a su créer la seule vraie contre-société de ce siècle. Pourquoi ne pas réessayer, puisque l’imagination devait prendre le pouvoir ?

Les quatre phases de l’histoire du mouvement de jeunesse allemand

« C’est incontestablement la meilleure histoire du mouvement de jeunesse allemand ». Presque tous sont unanimes pour accepter ce jugement, porté sur le petit livre de Fritz BORINSKI et Werner MILCH. Ces deux auteurs ont quitté l’Allemagne nationale-socialiste, respectivement en 1934 et en 1938. BORINSKI, militant socialiste, échouera en Angleterre pour être déporté en Australie en 1940. En 1941, il revient à Londres et participe aux travaux d’une commission chargée de « rééduquer » les Allemands, une fois leur pays mis à genoux par les Alliés. Werner MILCH est libéré d’un camp de concentration en 1938 et choisit, lui aussi, la Grande-Bretagne comme terre d’exil. Il subit six mois d’internement à Exeter en 1940, pendant la Bataille d’Angleterre.

Leur livre s’inscrit donc dans un projet de « rééducation forcée ». Généralement, ce genre d’ouvrages ne brille pas par leur objectivité. A la propagande, il a été trop souvent répondu par la propagande, au dam de la vérité historique et de l’honnêteté intellectuelle. Pour ce qui concerne le mouvement de jeunesse, toutes les idées et tous les thèmes qui relèvent de lui ont été assimilés à leur traduction nazie. Ce type d’amalgame, heureusement, ne se retrouve nullement dans l’ouvrage de BORINSKI et MILCH. Leur but n’est pas de condamner le phénomène de la Jugendbewegung mais, au contraire, de le ressusciter, de lui redonner vigueur et de restaurer sa pluralité, sa diversité, son foisonnement de perspectives d’avant 1933. Dans la courte préface à la première édition anglaise de 1944, ils disent clairement vouloir le retour de l’idéal de liberté spirituelle, propre aux Wandervögel et à leurs héritiers. Pour eux, le phénomène est indissociable de l’histoire allemande et ne saurait être biffé par décret.

L’intérêt historique de leur ouvrage réside principalement dans la classification chronologique qu’ils nous livrent. Quatre périodes marqueraient ainsi l’histoire du mouvement. 1) La phase du Wandervogel ; 2) la phase de la Freideutsche Jugend ; 3) la phase de la Bündische Jugend ; 4) la phase de dissolution par la répression nationale-socialiste. Ce canevas reste valable. L’évolution du mouvement de jeunesse s’est bien déroulé en quatre phases. L’histoire, après 1945, n’a pas permis l’éclosion d’une cinquième phase ; la rééducation a laminé la matrice de l’humanisme, sous prétexte que cette matrice avait engendré aussi le nazisme. BORINSKI et MILCH n’ont pas vu leur espoir se réaliser.

Inaugurée par Karl FISCHER, la première phase est essentiellement une réaction contre les rigidités bourgeoises, contre les attitudes guindées de la Belle Époque, le snobisme matérialiste, etc. Le Wandervogel de FISCHER s’instaure comme une « nouvelle école », plus proche de la nature, plus émancipée par rapport aux conventions et aux institutions scolaires, vectrices d’un savoir schématique. Le Wandervogel, c’est la contestation d’avant 1914. Le mouvement inaugure des contre-Institutions comme les auberges de jeunesse, revient au terroir et quitte les déserts de pierre que sont les villes, découvre le camping et les randonnées en forêt. Le Wandervogel rejette les frivolités du « bourgeoisisme » : il ne danse pas, ne suit pas la mode, condamne l’alcoolisme et l’abus de tabac.
La deuxième phase, celle portée par la Freideutsche jugend, est en fait une phase de transition, entre le mouvement d’écoliers et de lycéens qu’était le Wandervogel et celui, plus politisé, de la phase « bündisch ». Cette phase est encore apolitique, dans une large mesure. Les Freideutsche communistes seront les premiers à être absorbés par une formation politique adulte. Par cette scission, le signal de la politisation générale de la société allemande est donné. La politisation s’enclenchera sous la pression des événements tragiques que connaît l’Allemagne : inflation, disette, réparations imposées par Versailles, agitation sociale, etc. Le grand sociologue Max WEBER parlera, à ce propos, de « la nuit polaire des réalités politiques et de la paupérisation économique qui tuera l’extase de la révolution et étouffera le printemps d’une jeunesse exubérante et florissante ». La fuite hors des réalités, la marginalisation voulue par FISCHER se heurtent aux frustrations du réel social, frustrations dues au constat qu’il n’est plus possible, avec une économie aussi défaillante et une nation aussi asservie, de créer l’homme nouveau. Pour ôter les obstacles de la misère socio-politique, il faut, bien évidemment, agir sur le terrain politique… Les chefs des divers mouvements ne peuvent plus cultiver indéfiniment leurs dadas philosophiques ni poursuivre leur rêve romantique de liberté, de détabouisation sociale. Du magma d’idéaux idylliques ou fumeux, sublimes ou excentriques, naît la troisième phase : la phase « bündisch ».
L’anarchisme s’estompe. Les ligues qui se constituent acceptent désormais des principes directeurs et des hiérarchies organisatrices. Dans la foulée, les uniformes apparaissent et remplacent petit à petit les attirails chamarrés, les chemises colorées et les chapeaux à fleurs. Le « style » succéda ainsi à la fantaisie charmante. L’accent est mis désormais sur le Bund, en tant que communauté, qu’instance supra personnelle (« Les personnalités meurent comme les mouches mais ce qui est objectif ne meurt jamais »). Le Bund recrute les meilleurs garçons et en ce sens il est élitiste. Mais ses chefs sont élus, comme chez les anciens Germains. Le Bund fonctionne démocratiquement : les chefs élus discutent plans et projets avec tous les membres.

Le principe d’autonomie demeure, malgré le changement de formes. Mais, quand la politisation de la société allemande atteint son paroxysme lors des campagnes électorales qui amèneront HITLER au pouvoir, ce principe d’autonomie s’avère terriblement faible face aux groupes politisés et fanatisés. HITLER avait toujours montré son mépris pour les « marginaux » des mouvements de jeunesse. Il fera tout pour que ceux-ci rejoignent les rangs de son parti ou disparaissent. Malgré une ultime tentative de regroupement, sous l’égide du vieil Amiral von TROTHA, les Bünde finiront par être tous interdits et dissouts. Les récalcitrants seront impitoyablement pourchassés. Le nouveau totalitarisme allemand, comme le totalitarisme mou que nous subissons aujourd’hui, ne toléra aucun espace d’autonomie… Quand bien même serait-il sublime, efficace, sainement éducateur comme l’ont été les Bünde. A la brutalité des SA a succédé la bave de crapaud des journalistes inquisiteurs, des psychanalystes vicieux, des petits bourgeois écœurants, des consommateurs aux regards vides, des sujets silencieux et mornes de Big Brother…

Fritz BORINSKI, Werner MILCH, Jugendbewegung. Die Geschichte der deutschen Jugend 1896-1933/Jugendbewegung. The Story of German Youth 1896-1933, (édition bilingue), dipa-Verlag, Frankfurt am Main, 1967-1982, 139 S.

Vouloir, N° 28/29, avril/mai 1986

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